Pour un « réveil du regard »

Apprendre à interroger le sens des images et des représentations

Pour un « réveil du regard » [1]

Quel regard les cinéastes portent-ils, portent-elles, sur les personnages féminins ? Comment et pourquoi représenter la diversité et la singularité des expériences féminines à l’écran ?
Comment aiguiser le regard des élèves spectateurs et spectatrices pour interroger le sens de ces images et de ces représentations ?

Lycée Terminale Cinéma HDA Peinture

mardi 15 octobre 2024 , par HORVATH Ingrid

Les images qui nous entourent façonnent notre imaginaire, notre regard. Elles ont un impact sur la manière dont on voit le monde, sur nos goûts, sur la façon dont on se construit. Cela laisse des traces en nous. S’interroger sur les images qu’on regarde, c’est ne plus être prisonnier et prisonnière de quelque chose qui agit en nous à notre insu. C’est aussi essayer de rendre les élèves plus actifs et plus actives dans leur expérience de spectateur et de spectatrice. L’enjeu de cet article pédagogique est de proposer des manières de susciter ce questionnement chez nos élèves, de « réveiller » leur regard.

En lien avec le thème « Femmes, féminité, féminisme [2] » au programme de la spécialité Histoire des arts en terminale pour l’année 2024-2025 encore, il s’agira d’interroger plus spécifiquement les représentations des expériences féminines à l’écran. Aussi, cette proposition de séquence s’articule-t-elle autour d’un double enjeu : d’abord, celui d’interroger la représentation des femmes dans les arts, et notamment le cinéma, une représentation largement « fantasmée, érotisée, idéalisée », qui fait la part belle aux « muse[s], image[s] ou symbole[s] », et plus rarement aux femmes agissantes. Il s’agira également de mettre en lumière des œuvres de créatrices, conformément aux indications des programmes qui se posent la question de la « relative invisibilité des femmes comme créatrices, alors même que le geste artistique féminin est attesté depuis l’Antiquité ».

Quelles représentations véhiculent les images de cinéma ? Comment partager la singularité des expériences féminines avec les spectateurs et les spectatrices ? Iris Brey, dans Le Regard féminin, une révolution à l’écran [3], s’intéresse à ces questions. Dans cet ouvrage, elle théorise le regard féminin ou female gaze, qu’elle définit comme une manière de filmer les personnages féminins sans en faire des objets de désir ou des faire-valoir des personnages masculins, un regard qui fait la part belle aux expériences féminines. Le concept de regard féminin interroge à la fois la perspective adoptée par les cinéastes (scénaristes, réalisateurs et réalisatrices) mais aussi le regard des spectateurs et des spectatrices sur les protagonistes féminins. Et Iris Brey de préciser que le regard féminin n’est pas une affaire de femmes : un ou une cinéaste, quel que soit son genre, peut adopter un regard féminin. Cette séquence propose une proposition didactique inspirée de la réflexion d’Iris Brey. Ce sont donc essentiellement des œuvres cinématographiques qui feront l’objet d’un questionnement [4]. Cependant, nous verrons que ce concept rejoint des questions liées à la place et à la représentation des femmes dans d’autres arts, notamment la peinture ou la littérature.

Quel regard le cinéma propose-t-il sur les personnages féminins, tantôt objets de désir ou sujets de désir ? Quelle place accorde-t-il aux expériences féminines ? Quel regard portons- nous, spectateurs et spectatrices, sur les protagonistes féminins ? Autant de questionnements qui auront pour ambition de stimuler un « réveil » du regard de nos élèves, un regard curieux, investigateur, et un peu plus conscient de ce qui se joue dans la fabrication et la réception des images qui nous entourent.

La première séance portera sur la relative minoration des expériences féminines au cinéma et plus largement dans la fiction.
Dans un deuxième temps, il s’agira de prendre conscience que la perspective dominante dans les productions culturelles est un regard qui tend à faire des protagonistes féminins des objets de désir, et à en offrir une représentation largement idéalisée ou fantasmée.
La troisième et la quatrième séances auront pour objet de réfléchir aux différentes façons de filmer les personnages féminins, en nous faisant partager la singularité de leurs expériences.
Enfin, la dernière séance, en forme d’évaluation, s’articulera autour de cette question du regard, celui de l’artiste, celui des personnages, celui des spectateurs et des spectatrices.

Séance 1 : Des « fille[s] sans histoire [5] » ?

Les fictions représentent-elles à égalité toutes les expériences ? Cette première séance se fixe pour objectif d’attirer l’attention des élèves sur les inégalités de représentation et sur la minoration des expériences féminines, à l’écran, et plus largement dans les fictions.

Principaux objectifs
  • Faire prendre conscience aux élèves du manque de représentations des expériences spécifiquement féminines à l’écran, et plus généralement dans les fictions
  • S’interroger sur les enjeux de ce manque

Compétences travaillées

  • Analyser (de manière formelle et sémantique) une ou plusieurs œuvres d’art dans des
    domaines artistiques variés
  • Construire un raisonnement à partir des références acquises en cours et de son expérience personnelle

Supports

  • Alison Bechdel, Dykes to Watch Out For, « The Rule », 1986
  • Annie Ernaux, Les Armoires vides, 1974 (extrait)
  • Céline Sciamma, Portrait de la jeune fille en feu, 2019 (extraits)




1- Le test de Bechdel et la moindre place accordée aux personnages féminins

Les élèves connaissent-ils et connaissent-elles le test de Bechdel ? Proposons-leur de lire le comic strip « The Rule [6] » paru en 1986 dans la bande dessinée Dykes to watch Out For d’Alison Bechdel.

Qu’est-ce que ce test permet de révéler ? Y a-t-il beaucoup de films dans lesquels deux femmes identifiées, nommées, parlent entre elles d’autre chose que d’un homme ? Si les deux femmes du strip luttent pour trouver un film qui réponde à ces critères et finissent par renoncer à aller au cinéma, qu’en est-il aujourd’hui ? En s’interrogeant sur les films de leur choix, les élèves s’apercevront sans doute que de nos jours encore les films, parmi ceux qu’ils et elles connaissent, qui passent le test ne sont pas légion. Le test permet de mettre en lumière combien les personnages féminins au cinéma sont souvent peu développés.

Et cette question de la sous-représentation des personnages féminins ne concerne pas seulement le cinéma, mais aussi toutes les œuvres de fiction. C’est ce que souligne Alice Zeniter en choisissant de titrer son essai qui interroge la place des personnages féminins dans les fictions et la façon dont ces récits nous influencent, Je suis une fille sans histoire [7]. Alice Zeniter nous transmet de façon ludique ses connaissances en narratologie et en sémiotique et nous fait prendre conscience de cette inégalité. On pourra par exemple donner à lire aux élèves quelques pages de cet essai : par exemple, le passage consacré à La Poétique d’Aristote qui considère qu’une bonne histoire est avant tout celle d’un homme, et d’un homme remarquable ; ou encore celles consacrées aux rôles féminins qui sont souvent des adjuvantes des personnages masculins qui ont de vrais enjeux [8]. D’ailleurs, la question de la place et de la représentation des personnages féminins dans les fictions mériterait de faire l’objet d’une séquence autonome tant le sujet est vaste.

2- La minoration des expériences féminines dans les représentations artistiques

La sous-représentation des personnages féminins dans les fictions est corrélée à une autre question, celle de la minoration de leurs expériences. Quelles expériences spécifiquement féminines sont absentes (ou quasiment absentes) des représentations artistiques ?

Le deuxième temps de la séance sera consacré à l’étude comparée d’un extrait des Armoires vides d’Annie Ernaux et des scènes du film Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma qui représentent l’avortement du personnage de Sophie.
Il faudrait imaginer une consigne qui permette aux élèves de saisir les points communs entre les deux œuvres et la façon dont elles dénoncent le manque de représentations artistiques d’expériences spécifiquement féminines.
Voici quelques propositions :
 Que mettent en évidence ces deux artistes ? Que dénoncent-elles ?
 L’extrait du film de Céline Sciamma fait-il écho aux propos d’Annie Ernaux ?

La réflexion pourra s’élaborer en équipes et faire l’objet ensuite d’une mise en commun avec l’ensemble de la classe.

Dans cet extrait des Armoires vides, récit publié en 1974, Annie Ernaux explique que la littérature ne lui a été d’aucun secours pour traverser son expérience de l’avortement : « Il n’y a rien pour moi là-dedans sur ma situation […]. Les bouquins sont muets là-dessus [9] ». Rien non plus dans les œuvres d’art. Comme si cette expérience ne méritait pas d’être racontée, d’être représentée.

C. Sciamma, Portrait de la jeune fille en feu

Comme Annie Ernaux avant elle, Céline Sciamma dans Portrait de la jeune fille en feu raconte comment des expériences exclusivement féminines ont été minorées, et même réduites au silence. Dans le film, Sophie, la servante, confie à Marianne qu’elle est enceinte. La réalisatrice montre comment Marianne et Héloïse vont apporter leur soutien à Sophie pour l’aider à avorter, et le sujet de l’avortement est traité comme une expérience de sororité. Elle rend compte également de la façon dont les femmes se sont armées, parfois vainement et en se mettant en danger, pour lutter contre une grossesse non désirée. On voit les personnages cueillir des herbes afin de préparer des tisanes abortives, on voit Sophie tenter d’épuiser physiquement son corps en espérant que ses efforts se solderont par une fausse couche, on voit enfin les héroïnes consulter une faiseuse d’anges.
Je reproduis ici l’analyse d’Iris Brey de la scène de l’avortement :

Marianne et Héloïse amènent Sophie chez la faiseuse d’anges (c’est le nom que choisit Sciamma dans le générique). Sophie s’installe sur une couche, où sont déjà posés deux enfants. Alors qu’elle plie ses jambes et que la femme s’installe pour procéder à l’avortement, un jeune bébé se colle à Sophie, avec lequel elle se met à jouer. Elle lui prend la main. C’est un moment de tendresse, d’une simplicité désarmante et qui, par sa juxtaposition avec ce qui a lieu entre ses jambes, provoque une image inédite. On pourrait voir ce moment comme une manière de dire que Sophie aime les enfants, que l’avortement ne remet pas en cause le rapport qu’elle a avec eux et qu’elle pourra avoir avec les siens si elle en a un jour. Sophie prend la main de l’enfant comme si elle n’avait pas besoin qu’on lui en tende une et que celle, chaude et potelée de l’enfant l’apaisait, de même que le balluchon de noyaux de cerises que Marianne pressait sur le bas de son ventre. On pourrait y voir aussi un renoncement à la maternité, qui ne serait pas vécu avec tristesse mais avec de la bienveillance pour les autres mères et leurs enfants. Une idée puissante [10].

Dans cette scène, Héloïse s’adresse à Marianne qui a détourné les yeux et lui intime l’ordre de regarder la scène. Dans la scène suivante, Héloïse a l’idée de poser avec Sophie afin que Marianne peigne l’événement. Par cette « mise en abyme de la représentation de l’avortement », Céline Sciamma dénonce, comme Annie Ernaux avant elle, « le manque cruel de représentations des expériences liées exclusivement au corps féminin » et « révèle comment les œuvres des femmes et les récits de leurs expériences ont été minimisés, ignorés, invisibilisés, détruits [11]. » Si ces représentations ont existé, nous ne les connaissons pas, elles ne font pas partie du corpus canonique des œuvres d’art qui nous ont été enseignées et transmises.


3- Pourquoi faire la part belle aux expériences féminines ?

Les représentations artistiques accordent une moindre place aux personnages féminins et ont tendance à minorer leurs expériences. Pourquoi est-ce un problème ? Pourquoi est-il important que les fictions s’intéressent aussi aux expériences spécifiquement féminines ?

Les élèves, en équipes, pourront lister toutes les raisons qui leur viennent à l’esprit. Ils et elles pourront appuyer leur réflexion sur les exemples évoqués dans la séance.
À l’issue de l’activité, on demandera à un ou une porte-parole de chaque groupe de partager le fruit de leurs réflexions avec l’ensemble de la classe.
En guise de bilan de l’activité, l’on pourra partager avec les élèves un extrait de Sous nos yeux dans lequel Iris Brey résume bien les enjeux de ce manque de représentations des expériences féminines.

Dans le chapitre intitulé « Pourquoi le female gaze [12] est très important (et pas seulement pour les femmes !) », elle écrit :

« L’absence de regard féminin au cinéma et dans les séries rend invisible sur nos écrans la plupart des expériences féminines. Cela envoie un double message :
 aux femmes : que leurs vies et leurs expériences sont inintéressantes ;
 aux hommes : que ce qui est lié aux femmes n’est pas digne de leur intérêt.

Avoir accès à des œuvres qui adoptent le point de vue féminin, c’est aussi essentiel pour des questions de représentation :
 parce que ça permet de ne pas toujours voir la même chose (des héros en train d’agir), de diversifier les points de vue ;
 parce que cela permet aux filles de voir autre chose que des hommes à l’écran, et donc de disposer de modèles variés ;
 parce que cela permet aux garçons de se rendre compte d’un truc assez dingue : les femmes […] sont tout aussi intéressantes que les hommes [13] !

Séance 2 : Filmer un objet de désir ou filmer un sujet de désir ?

Principaux objectifs
  • Prendre conscience de la réification fréquente des corps féminins dans les œuvres d’art, en particulier cinématographiques
  • S’interroger sur le rôle du point de vue dans une œuvre, et sur l’inégalité qui existe entre le sujet qui regarde et l’objet qui est regardé
  • Découvrir la notion de male gaze telle que l’ont théorisé John Berger pour les arts plastiques et Laura Mulvey pour le cinéma

Compétences travaillées

  • Être capable d’associer discours et approche sensible sur les œuvres d’art de forme et d’expression variées
  • Distinguer les caractéristiques des différentes d’expression artistique
  • Analyser de manière formelle et sémantique une ou plusieurs œuvres d’art dans des domaines artistiques variés

Proposition de corpus

  • Le Tintoret, Suzanne au bain, 1550, huile sur toile, Paris, Musée du Louvre
  • Le Tintoret, Suzanne et les vieillards, 1555, huile sur toile, Musée d’Histoire de l’art de Vienne
  • Alfred Hitchcock, Fenêtre sur cour, 1953. La scène du dîner où les personnages de James Stewart et Grace Kelly imaginent la vie des voisins et voisines d’en face [14].
  • Otto Preminger, Rivière sans retour, 1954. Dernière séquence [15].
  • Lee Tamahori, Meurs un autre jour, 2002. La séquence où le personnage de Jinx incarné
    par Halle Berry sort de l’eau. [16]
  • François Ozon, Jeune et jolie, 2013. Séquence liminaire.



1ère activité - On demande aux élèves de relever les points communs entre ces images.

La première activité a pour but de faire percevoir aux élèves l’inégalité de traitement des personnages féminins et masculins dans le corpus proposé.
Les activités suivantes permettront d’affiner leur réflexion en percevant l’enjeu de domination qui se cache derrière cette inégalité de traitement.

L’ensemble des élèves se penchera sur l’activité 1 et, au choix, sur l’activité 2 ou 3.
Après un temps de discussion en équipes, les élèves partageront avec l’ensemble de la classe leurs réflexions dans un dernier moment de mise en commun.

Une première évidence saute aux yeux : toutes ces œuvres mettent en scène des personnages féminins nus ou largement dénudés, alors que les personnages masculins ont le privilège de conserver leurs vêtements. D’ailleurs, dans la série documentaire Ways of seeing qui date de 1972, le critique d’art John Berger remarque que dans le domaine de la peinture, s’il existe des portraits d’hommes et de femmes, il y a une catégorie, le nu, où les femmes sont surreprésentées. Les représentations des corps féminin et masculin n’obéissent pas aux mêmes codes, et ce, bien avant l’invention du cinéma.

F. Ozon, Jeune et jolie

Ensuite, les corps féminins représentés ont en partage une beauté hors du commun et largement idéalisée et érotisée. Leur beauté devient l’objet du spectacle. Les auteurs de ces images nous indiquent clairement que ces corps sont désirables.

Le Tintoret, Suzanne et les vieillards
Le Tintoret, Suzanne au bain

D’ailleurs, dans Suzanne et les vieillards, Le Tintoret peint le même sujet que dans Suzanne au bain mais il place un miroir devant Suzanne qui montre combien elle est pensée et se pense elle-même comme spectacle. Les personnages féminins sont présentés comme les objets du désir masculin. C’est d’ailleurs comme d’un objet, que le personnage incarné par Robert Mitchum dans Rivière sans retour se saisit du corps de Marilyn Monroe qu’il fait basculer de façon assez cavalière sur son épaule, sans se soucier le moins du monde du consentement de l’intéressée, et la fait asseoir contre son gré, ou plutôt la dépose tel un paquet, dans le chariot.

Enfin, le choix des extraits est également motivé par le dispositif voyeuriste qu’ils mettent en œuvre. Un personnage masculin (le photographe immobilisé par sa jambe plâtrée dans Fenêtre sur cour, James Bond, le jeune frère de l’héroïne de Jeune et jolie, un duo de vieillards dans le tableau du Tintoret, …) regarde un personnage féminin qui ne sait pas qu’elle est regardée. Le dispositif du spectacle dans Rivière sans retour invite néanmoins à nuancer cette remarque pour le film d’Otto Preminger : Kay Weston, le personnage incarné par Marilyn Monroe, se sait regardée puisqu’elle est au centre du spectacle, elle chante dans un saloon pour un public essentiellement masculin. Cela dit, elle ne se sait sans doute pas regardée spécifiquement par le héros du film qui l’enlève contre son gré à la fin de la séquence.


2e activité - Les personnages masculins et personnages féminins sont-ils mis sur un pied d’égalité ? Si ce n’est pas le cas, qui détient le pouvoir ?

Ces représentations placent volontiers les héros dans une position active, et réduisent souvent les héroïnes à la passivité. Les personnages masculins regardent, les personnages féminins sont regardés, les uns sont sujets agissants, les autres, objets du regard et du désir.
Cette inégalité de traitement des personnages masculins et féminins dissimule une forme de domination : il n’y a pas d’égalité entre le sujet qui regarde et l’objet qui est regardé, et cela est d’autant plus vrai que l’objet du regard ne se sait pas toujours observé. Se référant à Foucault, qui dans Surveiller et punir étudie le lien entre regard et pouvoir, Iris Brey écrit :

De la même manière que les prisonniers intègrent l’oppression du regard qui les surveille, les femmes intègrent celle du regard qu’elles subissent sur nos écrans et dans la réalité [17].

Nous pourrions attirer l’attention des élèves sur la façon dont la mise en scène induit cette objectification des corps féminins : le panoramique vertical de Meurs un autre jour déshabille littéralement le corps du protagoniste féminin, ou encore le gros plan morcelle et isole des parties du corps considérées d’ordinaire comme les plus érotiques dans la séquence de Jeune et jolie.


3e activité - De quels personnages la caméra adopte-t-elle le point de vue ?

Hitchcock, Fenêtre sur cour

La caméra, et par là-même le regard des spectateurs et spectatrices, adoptent le point de vue du personnage masculin puisqu’on voit ce qu’il voit. Dans tous les cas, la caméra prend le relais du regard masculin qui prend plaisir à réifier un corps de femme. L’identification avec le regard du héros masculin est à l’œuvre dans toutes les séquences filmiques du corpus. La paire de jumelles dans Jeune et jolie ou le téléobjectif dans Fenêtre sur cour matérialisent ce relais du regard. Spectateurs et spectatrices sont donc placées dans la position du voyeur ou de la voyeuse. On notera, par exemple, que dans Rivière sans retour, le dispositif de la « show girl » amène le regard du héros et celui des spectateurs et spectatrices à se rejoindre. Dans Fenêtre sur cour - d’ailleurs Hitchcock assumait complètement cette conception du cinéma comme un art de voyeur -, le héros est en convalescence et sa jambe plâtrée le contraint dans ses mouvements, il ne peut quitter son appartement et observe ses voisins et voisines depuis sa fenêtre. Il est par là-même placé dans la situation des spectateurs et spectatrices. Comme ceux et celles qui regardent le déroulement d’un récit sur un écran, le héros du film observe une multitude de petits récits qui se déploient dans le cadre d’une fenêtre ouverte. L’immobilité du héros rejoint celle du public assis dans leur fauteuil du cinéma.

Tamahori, Meurs un autre jour

Cette triangulation du regard est également à l’œuvre, de façon un peu différente, dans le tableau Suzanne au bain du Tintoret. Nous ne sommes pas à la place des vieillards – dans l’épisode biblique, les vieillards sont des personnages condamnables, il n’est donc pas question de nous faire épouser leur point de vue ; le regard concupiscent des vieillards est mis à distance dans le tableau. Néanmoins, le regard de Suzanne nous fait exister et nous invite, d’une certaine façon, à prendre part au spectacle, à partager l’expérience des voyeurs.
Puisque, dans la plupart des œuvres du corpus, notre regard rejoint celui du héros masculin dont on adopte le point de vue, un regard qui réifie le corps des femmes, l’on est conduit à partager cette expérience de voyeurs.

En guise de bilan de la séance, l’on pourra introduire la notion de male gaze ou regard masculin, dont les élèves auront pu découvrir, au fil de la séance, les caractéristiques.
Le concept de male gaze est d’abord apparu en 1972 dans la série documentaire Ways of seeing dans laquelle le critique d’art John Berger l’introduit concernant son étude du nu dans la peinture européenne pour s’interroger sur la façon dont les corps de femmes sont représentés à travers les yeux de peintres masculins. Le concept n’est donc pas propre au cinéma, même s’il est abondamment utilisé aujourd’hui pour parler d’œuvres cinématographiques.
Dans le domaine du cinéma, c’est Laura Mulvey qui le théorise en 1975 dans son article Visual pleasure and narrative cinema. Laura Mulvey soutient la thèse que la perspective dominante dans les images qui constituent notre culture visuelle est en fait un « regard masculin » qui déshumanise les femmes observées, en les réduisant au statut d’objets de désir. Elle analyse cette triangulation du regard – le regard des spectateurs et spectatrices épouse celui de la caméra qui relaie celui du héros masculin – dans bon nombre de productions hollywoodiennes (d’ailleurs le dispositif de la « show girl » de Rivière sans retour fait partie des exemples analysés par Laura Mulvey). Il se trouve que ce « regard masculin » est tellement dominant dans notre culture visuelle qu’on a tendance à le confondre avec un regard neutre. Or c’est un regard qui véhicule et renforce une vision du monde patriarcale.

Pour que les élèves prennent conscience de l’omniprésence de ce « regard masculin » dans les films, l’on pourrait leur demander d’imaginer la séquence de Meurs un autre jour en inversant les rôles masculins et féminins et de décrire la scène : James Bond sort de l’eau, Jinx observe son corps athlétique et bronzé avec des jumelles, et engage la conversation avec lui. Le personnage féminin regarde, agit, le personnage masculin devient l’objet érotisé du regard. A-t-on l’habitude de voir de telles scènes au cinéma ? Quels exemples nous viennent à l’esprit ? Sans doute les élèves pourront-ils et elles constater la rareté de ce genre de représentation. C’est ce que note Alice Zeniter dans son essai Toute une moitié du monde : « en 1975, lorsque la militante et cinéaste Laura Mulvey a commencé à écrire sur le male gaze, elle a décrit ce qu’il faisait aux femmes photographiées ou filmées : les enfermer dans un rôle d’objet érotisé, soumis au triple regard masculin du réalisateur, du spectateur et leur leurs alter ego masculins. Mais le male gaze a aussi pour corollaire immédiat de limiter l’image qui est donnée des hommes, en ne les présentant jamais comme des objets possibles de désir, en ne les donnant jamais à regarder, jamais immobiles, jamais alanguis – à croire que jamais ils ne somnolent, jamais ils ne s’arrêtent sur le pas de la porte pour qu’un amant ou une amante s’émerveillent de les voir plantés là, jamais ils n’ont un geste qui ne soit pas sorti du catalogue de gestes masculins homologués [18]. »

Si ce « regard masculin » domine, bon nombre d’œuvres cinématographiques filment les personnages féminins sans en faire des objets érotisés, sans les déshumaniser. C’est ce regard spécifique que les critiques appellent le female gaze ou « regard féminin » et qu’Iris Brey théorise dans Le Regard féminin, une révolution à l’écran ou dans Sous nos yeux, petit manifeste pour une révolution du regard. Dans la définition qu’elle propose, Iris Brey insiste sur cet élément : « Le regard féminin filme les corps comme sujets de désir [19] ». Si ces dénominations « regard masculin » / « regard féminin » permettent de mettre au jour les inégalités de genre en matière de représentation, elles n’ont rien à voir avec le genre du ou de la cinéaste. Une femme peut adopter un male gaze dans son œuvre, et inversement, un homme peut choisir d’adopter un « regard féminin ».

Peut-être serait-il bienvenu à cette étape de la réflexion de revenir avec les élèves sur la dissociation entre ce questionnement qui a trait aux études de genre et la morale. Il n’est pas question de jeter l’opprobre sur les œuvres qui véhiculent un male gaze, ni de porter sur elles un quelconque jugement moral, ni même esthétique. Un film qui véhicule du male gaze n’est pas un mauvais film a priori. Bien sûr, nous pouvons éprouver un réel plaisir de spectateur et de spectatrice devant des films male gaze. La question n’est pas là. Les cinéastes sont tout à fait libres de fabriquer les images qu’ils et elles désirent produire. Cela dit, le male gaze est tellement omniprésent dans notre culture visuelle qu’on a tendance à le confondre avec un regard neutre et c’est ce qui est problématique, parce qu’on ne s’interroge plus sur la vision du monde dont ces images sont porteuses.

Séance 3 : « Le regard féminin filme les corps comme sujets de désir [20] »

Objectifs principaux :
  • S’interroger sur la façon dont la mise en scène conduit les spectateurs et spectatrices à ressentir l’expérience de l’héroïne
  • Découvrir des cinéastes méconnues et pourtant importantes dans l’histoire du cinéma

Compétences travaillées :

  • Identifier le parti pris artistique et esthétique d’un artiste.
  • S’exprimer d’une façon claire et argumentée à l’oral

Supports :

  • Alice Guy, Madame a ses envies, 1906 [21]
  • Carl Theodor Dreyer, La Passion de Jeanne d’Arc, 1928 [22]

1ère activité - Filmer un sujet de désir, comment faire ?

La première étape de la séance pourrait être consacrée à un travail d’imagination. Les élèves imaginent une séquence de film qui prendrait le contre-pied de celles étudiées dans la séance précédente et montrerait un personnage féminin comme sujet de désir.

Le travail des élèves pourrait être guidé par ce type de questions : Quelle histoire choisit-on de raconter ? Que montre-t-on exactement dans le cadre ? Où place-t-on la caméra par rapport aux corps ou aux objets filmés ? Quels mouvements de caméra pourra-t-on opérer dans la séquence ?
Après un temps d’échange et d’écriture en équipe (il serait peut-être intéressant de leur montrer des exemples de scénario ou de storyboard), les élèves présenteront leurs idées à l’ensemble des camarades. Cet échange sera mené à l’oral, et les élèves pourront éventuellement lire des extraits de dialogue ou présenter à la classe des schémas et des dessins. L’on n’attend pas un travail exhaustif et ambitieux du point de vue de la réalisation (il ne s’agit pas d’écrire un véritable scénario ni de produire un storyboard), l’on veillera surtout à ce que les élèves justifient leurs choix. Dans les retours collectifs, on se demandera si les propositions relèvent le défi : la séquence imaginée montre-t-elle le personnage féminin comme un sujet de désir ? Si certaines propositions font débat, il pourrait être intéressant de ne pas trancher immédiatement, mais de revenir en fin de séance sur ces propositions, en les comparant avec les séquences de film proposées à l’étude.

2e activité - « Ressentir l’expérience de l’héroïne [23] »

Le deuxième temps de la séance s’articulera autour de l’analyse de séquences montrant des personnages féminins « sujets de désir » : le court-métrage d’Alice Guy Madame a ses envies et un extrait de La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Theodor Dreyer.

  Madame a des envies

Le visionnage du court-métrage d’Alice Guy, réalisé en 1906, permettra de constater que, si le concept de « regard féminin » est relativement nouveau dans les discours des critiques, sa mise en œuvre dans les films existe depuis les débuts du cinéma.

Alice Guy, Madame a des envies

Comment la cinéaste parvient-elle à traduire le désir de l’héroïne ? Les élèves pourront réinvestir les questions qu’ils et elles se sont soi-même posées dans l’activité précédente, et qui les invitent à envisager à la fois la narration et la mise en scène : quelle est histoire racontée ? où la caméra est-elle placée par rapport aux corps et aux objets filmés ? quels mouvements de caméra ?...

  • Les désirs du personnage féminin moteurs du récit
    Le court-métrage met en scène une femme enceinte mue par des désirs irrépressibles dans une succession de scènes burlesques : c’est le personnage féminin qui conduit l’action, ce sont ses désirs qui la poussent à interrompre sa promenade pour s’emparer de la sucette d’une petite fille, de l’absinthe d’un client attablé à une terrasse de café, du hareng d’un mendiant, de la pipe d’un marchand ambulant. Les désirs du personnage sont donc les moteurs du récit. La fin du film montre l’héroïne qui chute dans un carré de choux et donne naissance de façon poétique et burlesque à son deuxième enfant.
    Force est de constater que le récit du film campe des personnages éloignés des stéréotypes de genre : c’est le personnage féminin qui agit, qui est toujours en mouvement, et son action conditionne l’avancée du récit. Le personnage masculin la suit en tirant un landau dans lequel s’ébroue leur premier enfant – notons que le couple échappe à la répartition genrée des rôles [24] –, il devient un personnage secondaire qui tente d’apaiser les personnages courroucés par le comportement de l’héroïne.
  • La mise en scène au service de l’expression du désir de l’héroïne
    En outre, la traduction du désir de l’héroïne passe aussi par l’insertion de plans rapprochés montrant son visage dévorant les mets dérobés dans une grande félicité. Par ces gros plans, les spectateurs et spectatrices non seulement sont témoins de l’émotion de plaisir intense éprouvé par l’héroïne mais ressentent ce sentiment de satisfaction. La mise en scène nous place au cœur de l’expérience de l’héroïne, nous la fait partager.
    C’est là un élément important de la définition du « regard féminin » que propose Iris Brey : « Si nous devions définir le female gaze, ce serait donc un regard qui donne une subjectivité au personnage féminin, permettant ainsi au spectateur et à la spectatrice de ressentir l’expérience de l’héroïne sans pour autant s’identifier à elle [25]. » Et c’est ce point qui différencie female gaze et portrait de femme : « Le female gaze n’est donc un pas un « portrait de femme », la question n’est pas seulement d’avoir un personnage féminin comme personnage central, mais d’être à ses côtés. Nous ne la regardons pas faire, nous faisons avec elle [26] » Les gros plans du court-métrage d’Alice Guy nous font ainsi partager le plaisir éprouvé par l’héroïne. C’est en ces termes qu’Iris Brey analyse la séquence : « L’utilisation du gros plan permet […] d’accéder à sa subjectivité : la femme qui suce n’est pas un spectacle érotique mais diffuse un désir féminin. Grâce au gros plan, les specateur·ice.s ressentent le sentiment de satisfaction qu’éprouve l’héroïne. Madame a des envies marque le début d’une esthétique qui se focalise sur le partage d’une expérience [27]. »

  La Passion de Jeanne d’Arc

Le portrait de femme est un genre au cinéma. Il est d’ailleurs intéressant de constater que le genre portrait d’homme n’existe pas tant les films qui dressent des portraits d’hommes sont nombreux. Mais un portrait de femme ne suffit pas pour définir le female gaze. Alors qu’un portrait de femme regarde l’héroïne à distance, le female gaze nous donne accès à son intériorité, à ce qu’elle vit et à ce qu’elle ressent. Dans Sous nos yeux. Petit manifeste pour une révolution du regard, Iris Brey et la dessinatrice Mirion Malle vulgarisent, à destination d’un public adolescent, les réflexions d’Iris Brey sur le regard féminin. Elles donnent à leurs jeunes lecteurs et lectrices le conseil suivant : « Alors female gaze ou portrait de femme ? Pour répondre à cette question, tu dois te demander si tu observes l’héroïne ou si tu partages ce qu’elle ressent [28] ? »
Et c’est à cette question que les élèves tenteront de répondre en visionnant un extrait de La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer. Observons-nous l’héroïne à distance ou partageons- nous ce qu’elle ressent ?

Dreyer, La Passion de Jeanne d’Arc

On assiste dans cette séquence au procès de Jeanne d’Arc. Ce qui frappe d’abord c’est la solitude du personnage féminin scrutée comme une bête et moquée par une foule d’hommes chargés d’instruire son procès. La mise en scène ne nous laisse pas à distance : en alternant les champs-contrechamps sur le visage de Jeanne d’Arc, ses yeux révulsés, ses larmes, et sur ceux grimaçants de ses bourreaux, le film nous donne accès à l’expérience de la douleur et de la vulnérabilité de l’héroïne, mais aussi à son extase, à sa folie. En outre, le visage de Jeanne d’Arc est souvent filmé en plongée, ceux des bourreaux en contre-plongée ; ce procédé renforce à la fois le caractère inquiétant des bourreaux et la vulnérabilité de l’héroïne. Les plans sur la foule des bourreaux et leurs expressions railleuses permet de ressentir l’expérience de l’humiliation vécue par l’héroïne. Ainsi, le film de Dreyer ne propose pas seulement un portrait de femme, il nous permet, grâce à sa mise en scène, de « ressentir l’expérience de l’héroïne ».

3e activité - Portraits de femmes méconnues et pourtant importantes dans l’histoire du cinéma

Est-ce que les élèves connaissent la cinéaste Alice Guy ? On pourrait faire un test en leur demandant quels noms ils et elles associent aux débuts du cinéma. Si bon nombre de nos élèves ont sans doute déjà entendu parler des frères Lumière, il est fort probable que le nom d’Alice Guy soit une découverte. Pourtant, elle réalise des films à la même époque que les frères Lumière et c’est même la première des cinéastes à réaliser des films de fiction. Dans les court-métrages qu’elle réalise, elle raconte des histoires alors qu’à la même époque les frères Lumière filment le réel et documentent leur époque.

Le dernier temps de la séance sera consacré aux figures féminines effacées de l’histoire du cinéma qu’elles ont pourtant contribué à construire. Sous la forme de petits exposés, les élèves partageront avec leurs camarades leurs découvertes sur des cinéastes femmes méconnues – voire totalement oubliées – et pourtant importantes dans l’histoire du cinéma : Alice Guy [29], Lois Weber, Frances Marion, Mabel Normand, ou Dorothy Arzner.


Un accompagnement par un ou une professeure documentaliste pourra être envisagé. Seront évaluées à la fois la qualité du travail de recherche (pertinence des informations, citation des sources, utilisation à propos d’images projetées) mais aussi l’appropriation par les élèves de leur sujet et le travail de l’oral (aptitude à prendre la parole devant le groupe sans lire ses notes, aptitude à s’exprimer de façon claire et précise, aptitude à entrer dans le dialogue si des questions surgissent de la part de l’auditoire). Mettre les élèves régulièrement en situation d’oral contribuera à les préparer aux situations d’examen de la fin de l’année de terminale (épreuve orale d’histoire des arts, grand oral). Cette activité de recherche pourrait également faire l’objet d’un compte-rendu dans le carnet de bord.
L’on pourrait aussi imaginer un exercice encore plus ambitieux : les élèves fabriquent un argumentaire pour convaincre un producteur ou une productrice de financer le film qu’ils et elles ont le projet de réaliser sur une femme méconnue et pourtant importante dans l’histoire du cinéma. Les élèves pourraient justifier leur intérêt pour le personnage et imaginer comment leur film ne se réduira pas à un simple portrait de femme.

Séance 4 : Une révolution du regard ?

Principaux objectifs
  • S’interroger sur la notion de « réveil du regard » : Comment se manifeste le réveil du regard d’un personnage au cinéma ? Comment induit-il le réveil de celui des spectateurs et spectatrices ?
  • S’interroger sur la « révolution » induite par le traitement à contre-courant de la scène de voyeurisme.

Compétences travaillées

  • Analyser de manière formelle et sémantique une œuvre d’art
  • Identifier le parti pris artistique et esthétique d’un artiste

Supports

  • Agnès Varda, Cléo de 5 à 7, 1960
  • Jane Campion, La Leçon de piano, 1993

Le titre de l’essai d’Iris Brey associe le regard féminin à une « révolution à l’écran » et son ouvrage à destination d’un jeune public est sous-titré « Petit manifeste pour une révolution du regard ». L’on pourrait interroger les élèves pour clarifier ce que recouvre cette expression, cette idée de révolution ? Le mot « révolution » fait référence à un changement profond, une évolution radicale. Mais lorsque Iris Brey parle de « révolution du regard », parle-t-elle du regard des personnages à l’écran ? De celui des réalisateurs et réalisatrices ? De celui des spectateurs et spectatrices ? Comment se traduit concrètement cette « révolution du regard » ?
L’on propose d’explorer cette question à travers l’étude d’extraits de Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda, et de La Leçon de piano de Jane Campion.

-1- Cléo de 5 à 7  : l’histoire d’une révolution du regard ?

L’on commence par présenter brièvement aux élèves le film Cléo de 5 à 7 réalisé par Agnès Varda en 1960. Le film dresse un portrait de femme, Cléo, que nous suivons déambulant dans les rues de Paris, presque en temps réel, de 5 à 7, alors qu’elle attend les résultats d’un examen médical.

L’on pourra montrer la toute première séquence du film : Cléo consulte une cartomancienne qui lui prédit une « transformation profonde de tout [son] être ».
Puis l’on montrera aux élèves six extraits du film, que l’on pourra contextualiser
brièvement.
 1. la scène dans le hall d’immeuble de la cartomancienne (à partir de 5 :46)
 2. la séquence de l’essayage des chapeaux (à partir de 12 : 00 environ)
 3. la fin de la répétition avec les musiciens (à partir de 36 :30 environ, chapitre VII)
 4. la scène du miroir du restaurant La Pagode (à partir de 41 :00 environ)
 5. la séquence du café du Dôme et la déambulation dans les rues dans le chapitre VIII (à partir de 44 : 55)
 6. la scène dans la voiture à la gare Montparnasse (à partir de 54 : 30 environ).

A- Avant le visionnage de ces six extraits, on demandera aux élèves d’identifier celui qui leur semble représenter le mieux cette « transformation profonde de tout [son] être ».
B- Une fois la séquence de la métamorphose identifiée, l’on projettera une nouvelle fois cette séquence en demandant aux élèves de relever tous les signes de la métamorphose de Cléo.
C- L’on précisera aux élèves que la métamorphose de Cléo a lieu à l’exact milieu du film. Qu’implique-t-elle pour le personnage ? Pour aider les élèves à mieux saisir les enjeux de la métamorphose de Cléo (dans la première partie du film, Cléo est regardée, dans la seconde elle regarde), l’on pourra attirer leur attention sur la fonction des miroirs. Ceux-ci n’ont pas tout à fait la même fonction dans la première et la deuxième partie du film.
Nous projetons, une nouvelle fois, les séquences 1, 2 et 4. Quel est le rôle des miroirs dans ces séquences ? Quelle relation Cléo entretient-elle avec son propre reflet ?
D- Dans la séquence 4, Cléo dit « je pense que tout le monde me regarde, et moi, je ne regarde personne, que moi ». L’on visionne les séquences 5 et 6. Ces séquences confirment- elles l’impression de Cléo ?
E- Enfin, l’on pourra proposer aux élèves la consigne suivante :

Selon Varda, « tout le problème des femmes, c’est le réveil, le réveil du regard. » Selon vous, le film raconte-t-il un « réveil du regard » ?

Cette dernière consigne permettra aux élèves de réinvestir les éléments repérés précédemment et de construire un bilan argumenté de l’analyse.

En 1997, sur le plateau de l’émission de télévision Le Cercle de minuit [30], Agnès Varda parle de « réveil du regard ». Elle explique avoir construit le film en deux temps : pendant la première moitié du film, Cléo « est regardée », pendant l’autre moitié, « elle regarde ». Et Varda d’ajouter : « Parce que pour moi, le réveil d’une femme, c’est ça. […] d’être regardée, passer à regarder ; d’être désirée, passer à désirer ; d’être manipulée, passer à manipuler. » Selon Varda, « tout le problème des femmes, c’est le réveil, le réveil du regard ».

La séance de répétition avec les musiciens dans l’appartement de Cléo constitue la séquence pivot du film, à partir de laquelle va s’opérer ce « réveil du regard ». Dans cette séquence, on assiste à la métamorphose du personnage de Cléo : elle ne supporte plus l’image dans laquelle les musiciens qui lui écrivent des chansons l’enferment, et elle se révolte. Elle retire son déshabillé blanc et enfile une robe noire ; dans un geste théâtral, elle arrache violemment sa perruque blonde « Si je pouvais m’arracher la tête avec », puis quitte l’appartement. Elle se débarrasse ainsi des atours d’une identité féminine factice dans laquelle elle s’était fondue. Dans cette séquence, Cléo prend conscience qu’elle n’est qu’une image, une apparence, une enveloppe, une coquille vide. La séquence montre la « transformation profonde de tout [son] être » prédite par la cartomancienne dans le prologue. À partir de cette séquence, son regard sur elle-même et sur le monde qui l’entoure ne sera plus le même. Cette métamorphose a lieu à l’exact milieu du film, car Varda pense la construction du film comme un diptyque : dans la première partie, Cléo s’identifie à cette poupée frivole offerte aux regards, dans la seconde, elle commence à regarder ce qui l’entoure.

Les miroirs ont une grande importance dans le film dans la mesure où ils révèlent ce « réveil du regard ». Dans la séquence qui suit celle de la consultation de la cartomancienne, on voit Cléo descendre les escaliers de l’immeuble manifestement ébranlée par la confirmation de son destin funeste prédit par les cartes du tarot de Marseille qu’elle vient de tirer.

Varda, Cléo de 5 à 7

Avant de sortir de l’immeuble, elle s’arrête devant un miroir. Le reflet de son image la rassure ; l’esquisse d’un sourire et sa voix intérieure le confirment : « Minute beau papillon. Être laide, c’est ça la mort. Tant que je suis belle, je suis vivante, et dix fois plus que les autres ». Sa beauté attestée par le reflet dans le miroir est pour elle la garantie d’attirer l’attention, d’être regardée et d’exister dans le regard des autres.
Dans la séquence dans la boutique de chapeaux, on la voit virevolter dans le magasin et essayer divers chapeaux. Là encore, les miroirs permettent de la rassurer quant à sa beauté. Et la voix intérieure de reprendre : « Tout me va. Ah, c’est agréable. Je me saoulerais d’essayer des chapeaux et des robes ».

Varda, Cléo de 5 à 7 (2)

Dans cette séquence, elle apparaît comme un objet de séduction, et elle semble prendre du plaisir à se reconnaître dans cette image séduisante. On la voit coquette, prendre la pose devant les miroirs, jouer ce jeu de la séduction. D’ailleurs, on peut s’arrêter sur un plan qui montre le reflet de sa tête coiffée d’un chapeau juxtaposé à celui du bras d’un mannequin. Ce plan offre l’image d’un démembrement du corps féminin – une tête, un bras – qui peut faire penser à un collage surréaliste et tend à montrer que Cléo est ici réduite à l’état de corps-objet. Dans la scène du hall d’immeuble de la cartomancienne et dans la boutique de chapeaux, les miroirs ont pour fonction de rassurer Cléo.

Dans la deuxième partie du film (après la métamorphose), Cléo se regarde dans le miroir de la vitrine du restaurant La Pagode.

Varda, Cléo de 5 à 7 (3)

Cléo n’a pas abandonné toute coquetterie puisqu’elle profite du miroir pour se repeigner, mais l’expression de son visage comme la tonalité de sa voix intérieure ont changé : « Cette figure de poupée, toujours la même, ce chapeau ridicule. Je ne peux même pas y lire ma propre peur. Depuis toujours, je pense que tout le monde me regarde, et moi je ne regarde personne que moi, c’est lassant. » Elle semble percevoir une dissonance entre l’image qu’elle renvoie et ce qu’elle ressent. Elle ne se reconnaît plus dans cette « figure de poupée » dans laquelle elle se sent prisonnière « toujours la même », car elle ne correspond pas à son intériorité, elle ne peut y lire sa peur. Elle ressent une forte inadéquation entre son moi profond et son image, entre son intériorité et ce que les autres projettent sur elle. Cette fois, contrairement aux séquences précédentes, la contemplation de son image ne permet pas de l’apaiser. D’ailleurs, elle n’est plus entièrement focalisée sur sa propre image. Elle prend conscience que « tout le monde [la] regarde » mais qu’elle « ne regarde personne ». À cet instant, elle aperçoit le reflet des passants derrière elle, ce qui la pousse à quitter son propre reflet pour se retourner. Une révolution du regard est à l’œuvre : Cléo ne se reconnaît plus dans son reflet c’est-à-dire dans ce corps-objet séduisant, et elle cesse de focaliser ce regard sur elle-même pour le tourner vers
l’extérieur.

Alors que dans la première partie du film, Cléo était regardée, elle se met à présent à regarder. Le chapitre VIII et la scène à la gare Montparnasse permettront d’apprécier ce « réveil du regard » dont parle Varda. Dans le café du Dôme, la caméra subjective nous donne à voir ce que regarde Cléo : elle scrute les clients et clientes du café, mais c’est davantage pour chercher une reconnaissance dans leurs regards qu’une véritable curiosité et un intérêt pour les autres. Son regard néanmoins évolue, il commence à se tourner vers l’extérieur. Dans la rue, Cléo n’est plus à l’affût de son propre reflet dans les miroirs, elle se met à regarder le monde qui l’entoure, et voit des personnes qu’elle n’aurait sans doute pas remarquées auparavant. Dans cette flânerie, la caméra la suit et fait alterner des plans sur son visage et des plans sur le visage des passants et passantes. Varda commente la séquence en parlant d’« une espèce de documentaire, moitié sur elle, moitié sur ce qu’elle voit [31] ». Dans la scène à la gare Montparnasse, Cléo se retrouve seule dans la voiture de Dorothée et semble pour la première fois regarder vraiment les autres. Les raccords dans l’axe montrent que les saynètes de rue sont vues à travers son regard qui détaille les voyageurs et voyageuses au sortir de la gare. D’abord objet des regards, Cléo est devenue sujet du regard.

La révolution du regard dans Cléo de 5 à 7 concerne d’abord le regard de l’héroïne, mais aussi celui de la réalisatrice qui ouvre la voie à une autre manière de filmer son héroïne, invitant par là même les spectateurs et spectatrices à la voir autrement. Leur regard évolue au fil du film, au point peut-être d’accomplir une « révolution ».

-2- Révolutionner la scène de voyeurisme : l’exemple de La Leçon de piano
Il me semble qu’une « révolution du regard » est également à l’œuvre dans le film de Jane Campion, La Leçon de piano, réalisé en 1993.
Nous sommes au XIXe siècle. Ada, une femme écossaise, n’a pas dit un mot depuis l’âge de six ans, elle s’exprime grâce à son piano et à sa fille Flora qui lui sert d’interprète. Veuve, elle est envoyée en Nouvelle-Zélande pour y épouser un colon qu’elle ne connaît pas. Dans la scène que nous visionnons avec les élèves (à partir de 1 : 10 environ), le mari d’Ada la surprend avec son amant.

Les élèves noteront sans difficulté qu’il s’agit d’une scène de voyeurisme, comme celles étudiées dans la séance consacrée au male gaze. Le mari d’Ada observe son épouse et son amant Baines à travers les lattes de bois de la cabane dans laquelle ils se trouvent, ces derniers ne se savent pas observés.
L’on pourra proposer aux élèves de réfléchir sur la manière dont cette séquence diffère des scènes de voyeurisme étudiées dans la deuxième séance.
La séquence conduit-elle les spectateurs et les spectatrices à adopter le point de vue du voyeur ? Existe-t-il comme dans les séquences précédentes (séance 2) un rapport de domination entre le voyeur et l’objet regardé ?

Jane Campion ne nous place pas dans la position du voyeur, contrairement aux scènes évoquées dans la deuxième séance.

Campion, La Leçon de piano

La caméra nous montre d’abord ce que voit le mari : Baines qui se glisse sous le jupon d’Ada. Puis la caméra nous fait entrer dans la pièce et nous montre ce que le mari ne peut voir distinctement. Aussi la caméra nous montre-t-elle que le regard du voyeur est contrarié. À la fin de la scène, nous découvrons que le mari s’est allongé sous le plancher sans doute pour mieux voir ce qui lui échappait. Ada, en se rhabillant, fait tomber un bouton entre les lattes du plancher, qui rebondit sur le corps du mari.

Campion, La Leçon de piano

Iris Brey écrit à propos de cette scène : « On aperçoit alors le mari transpirant – le bouton glisse sur sa peau moite –, même lui est ramené à son corps lorsqu’il sent l’objet rouler sur son cou suintant. La réalisatrice résiste au male gaze, elle refuse de nous placer dans le rôle de voyeurs et de voyeuses. Elle veut que la rencontre entre les peaux d’Ada et de Baines soit aussi une rencontre entre notre corps et les leurs. Jamais la cinéaste ne lâche du regard le désir qui meut Ada. De fait, tout le film repose sur la manière dont Ada est capable d’exprimer son désir, de le négocier, de le faire entendre [32]. » En contrariant le regard du voyeur, et en focalisant l’attention des spectateurs et spectatrices sur le désir d’Ada, la cinéaste subvertit la scène traditionnelle de voyeurisme qui nous invite à prendre plaisir à regarder ce que le personnage voit. Le plaisir scopique ne se fonde pas ici sur une domination. Cette subversion peut s’apparenter à une « révolution du regard » par rapport au male gaze dominant.

À cette étape de la séquence, nous pourrions demander aux élèves de proposer une définition du female gaze en réinvestissant ce qu’ils et elles ont retenu des premières séances.

Il serait intéressant de comparer cette définition avec les six critères proposés par Iris Brey dans son effort de théorisation du regard féminin : « S’il fallait proposer une grille de lecture pour caractériser le female gaze, voici les six points qui me semblent cruciaux :

Il faut impérativement que :
1/ le personnage principal s’identifie en tant que femme ;
2/ l’histoire soit racontée de son point de vue ;
3/ son histoire remette en question l’ordre patriarcal.

Il faut d’un point de vue formel que :
1/ grâce à la mise en scène, le spectateur ou la spectatrice ressente l’expérience féminine ;
2/ si les corps sont érotisés, le geste doit être conscientisé (Laura Mulvey rappelle que le male gaze découle de l’inconscient patriarcal) ;
3/ le plaisir des spectateurs ou spectatrices ne découle pas d’une pulsion scopique (prendre du plaisir en regardant une personne en l’objectifiant, comme un voyeur [33] ). »

Nous pourrons commenter ces critères en les illustrant avec les exemples discutés en classe ou d’autres exemples proposés par les élèves. Peut-être pourrions-nous insister sur l’idéal d’égalité sous-tendu par le female gaze. C’est un regard qui subvertit l’ordre patriarcal, c’est-à-dire qui remet en question le rôle dominant des hommes et valorise toutes les expériences féminines, sans les considérer comme ayant moins de valeur.

Séance 5 - Évaluation - Céline Sciamma, Portrait de la jeune fille en feu, 2019

Nous sommes au XVIIIe siècle. Marianne, une femme peintre, débarque sur une île bretonne pour exécuter le portrait d’Héloïse. La mère d’Héloïse a le projet de la marier à un noble milanais à qui elle souhaite envoyer ce portrait. Héloïse refuse ce mariage et refuse également de poser devant les peintres qui se sont présentés avant Marianne. Marianne se fait alors passer pour une dame de compagnie afin d’observer Héloïse et de réaliser son portrait en secret. Une relation se noue entre les deux femmes et Marianne finit par révéler à Héloïse la raison de sa présence. Finalement, Héloïse accepte de poser. La mère d’Héloïse s’absente pendant quelques jours ; Héloïse, Marianne et Sophie, une servante, vivent ensemble seules pendant quelque temps.

Support
Extrait 1 - Séance de pose 1 « Si vous me regardez, qui je regarde, moi ? » (1 : 00 : 53)
Extrait 2 - La partie de cartes (à partir de 1 : 03 : 29)
Extrait 3 - Séance de pose 2 « Vous peignez des modèles nus aussi ? » (à partir de 1 : 04 : 39)
Extrait 4 - La discussion autour du mythe d’Orphée (à partir de 1 : 06 : 51)
Extrait 5 - Le salon de peinture (à partir de 1 : 56 : 07)


Compétences évaluées
  • Analyser de manière formelle et sémantique une œuvre d’art cinématographique
  • Construire un raisonnement à partir des références acquises en cours et de son expérience personnelle
  • S’exprimer d’une façon claire et argumentée (à l’écrit)

Consigne
Quel regard la cinéaste porte-t-elle sur les personnages féminins de Portrait de la jeune fille en feu ?

Critères de réussite

  • Pertinence de l’argumentation en lien avec la question posée
  • Capacité à illustrer ses arguments par des références aux extraits du film précisément analysés
  • Organisation du propos
  • Expression claire et intelligible

Voici quelques exemples d’arguments que les élèves pourraient mobiliser :

  • Les personnages féminins sont au centre du film et le film adopte leur point de vue.
    Non seulement, les personnages principaux sont des femmes, mais les personnages masculins sont quasiment totalement exclus du film (totalement absents des séquences visionnées). À ce propos, Alice Zeniter, dans Toute une moitié du monde, constate qu’elle s’est souvent identifiée, en tant que lectrice ou spectatrice de fictions, à des personnages masculins, et suppose que les hommes font beaucoup moins souvent cette expérience de s’identifier à des personnages féminins. Finalement, elle voit le cinéma de Céline Sciamma, qui laisse les hommes hors champ, comme une possibilité offerte aux spectateurs de faire cette expérience d’« une identification indépendante du genre [34]. »
  • Le film ne nous met pas à distance des personnages féminins, mais nous place au cœur de leur expérience : le cadrage resserré sur les expressions des visages pendant la partie de cartes nous fait ressentir leur plaisir et leur joie ; le plan fixe sur le visage d’Héloïse qui écoute Vivaldi, ses larmes, sa poitrine qui se soulève lorsque sa respiration s’accélère, nous fait ressentir l’intensité de son émotion.
  • Les personnages féminins sont montrés comme des sujets désirants, agissants, et ne sont jamais objectivés. Le film met en scène la naissance du désir entre les deux héroïnes dans un rapport d’égalité et non de domination. L’extrait 2 permet de réfléchir à cette égalité de regard. On pourrait d’abord penser que c’est Marianne qui détient le pouvoir : elle regarde Héloïse pour la peindre, elle est sujet de l’action, tandis que Héloïse occupe la place du modèle, et endosse un rôle plus passif. Pourtant, il n’en est rien. Héloïse demande à Marianne de se placer à côté d’elle, de regarder ce qu’elle voit. Elle souligne par là même qu’elle n’est pas qu’un modèle, elle est aussi sujet du regard. La scène déconstruit la traditionnelle dualité muse/génie et nous invite à voir la muse comme un sujet et non comme un objet. En plaçant les deux héroïnes dans le même cadre, la réalisatrice souligne le rapport de symétrie et d’égalité entre elles. Iris Brey analyse la scène en ces termes : « Le film met aussi en scène la façon dont l’égalité de regards entre les deux héroïnes apporte une signification nouvelle à la naissance du désir. La grande différence entre l’histoire d’amour de Marianne et d’Héloïse et toutes celles qu’on a pu ressentir avant, c’est que celle-ci se construit sur la notion d’égalité. […] La femme qui est peinte n’est pas un objet beau et inanimé, mais une personne qui a la capacité d’agir. De la place où elle se tient, elle observe tout autant Marianne que Marianne l’observe. Elles sont à égalité de regard, et leur désir va émerger de ce rapport. D’ailleurs la réalisatrice limite l’utilisation du traditionnel champ-contre-champ et choisit souvent de placer les deux visages dans le même cadre ou de ne rester que sur un seul. Dès lors, le dialogue n’est plus un « face-à-face » mais une dialectique, une manière de penser ensemble [35]. » Cette utopie d’égalité se prolonge dans la partie de cartes ou dans la scène de préparation du repas, où les trois femmes de conditions sociales différentes jouent ensemble, préparent un repas ensemble, boivent un verre de vin ensemble, à égalité.
    Iris Brey ajoute que cette égalité concerne aussi les spectateurs et spectatrices car Céline Sciamma déconstruit l’idée de leur passivité : « Nous ne sommes pas des êtres passifs devant une œuvre déroulée sous nos yeux. Comme celui d’Héloïse, notre regard est actif, nous sommes convoqué·es par le cinéma. Ce principe devient la clef pour comprendre la notion de female gaze. Le regard féminin de Sciamma nous demande de ne pas rester dans l’immobilisme de notre siège, mais au contraire de participer au film en traversant l’expérience des personnages, en ressentant leur amour et le déchirement qui les attend dans notre chair. Comme Héloïse et Marianne sont à égalité de regards, Sciamma nous dit que nous sommes dans cette même égalité avec elle. Le plaisir et le désir au sein du film, mais aussi dans la salle de cinéma, ne reposent plus sur une idée d’ascension de domination, mais de partage [36]. »
  • La cinéaste interroge le rôle des personnages féminins dans les fictions. Les héroïnes imaginent une version du mythe d’Orphée dans laquelle Eurydice choisit son destin. Elles s’interrogent d’abord sur les raisons qui ont poussé Orphée à se retourner (est-il si fou d’amour qu’il ne peut résister ? A-t-il choisi de se retourner privilégiant « le choix du poète » plutôt que « celui de l’amoureux » ?) puis imaginent que c’est Eurydice elle- même qui demande à Orphée de se retourner. L’idée de l’implication active d’Eurydice qui a le pouvoir d’influencer sa propre histoire montre la volonté de la réalisatrice de donner du pouvoir aux personnages féminins, souvent relégués dans les fictions à des rôles passifs ou secondaires.
  • Enfin, le film s’intéresse, à travers ses personnages féminins à l’histoire des femmes, et raconte les conditions d’exercice d’une femme peintre au XVIIIe siècle. On apprend par exemple dans l’extrait 3 qu’une femme au XVIIIe siècle n’a pas le droit de peindre des modèles nus masculins. Cette méconnaissance de l’anatomie masculine réduit sa possibilité de réaliser des tableaux relevant des genres nobles – la peinture d’histoire, la peintre religieuse ou mythologique. Une femme n’a pas non plus le droit d’exposer dans les salons. Dans le dernier extrait, Marianne a inscrit son tableau sous le nom de son père pour qu’il soit exposé. Le film dénonce la misogynie qui existe dans les milieux de l’art, en rendant compte des difficultés pour les femmes d’être considérées comme des artistes, des créatrices à part entière.
Sciamma, Portrait de la jeune fille en feu

Finissons par un début.

Celui de La Leçon de piano :

The voice you hear is not my speaking voice, but my mind’s voice. I have not spoken since I was six years old. No one knows why, not even me. My father says it is a dark talent and the day I take it into my head to stop breathing will be my last. Today, he married me to a man I’ve not yet met. Soon my daughter and I shall join him in his own country. My husband said my muteness does not bother him. He writes and hark this, God loves dumb creatures so why not he ? Twere good he had God’s patience. For silence affects everyone in the end. The strange thing is, I don’t think myself silent ; that’s because of my piano. I shall miss it on the journey [37] »

La voix d’Ada que nous entendons au début du film se tait ensuite. Nous ne l’entendrons plus qu’à la toute fin. D’ailleurs cette voix n’est pas sa voix parlée. C’est sa voix intérieure, Ada ne parle pas. La voix intérieure d’Ada évoque l’oppression exercée par des figures masculines, son père, son mari. Et son silence pose la question de l’accès des femmes à la parole. Or les fictions comme les représentations artistiques, à l’image des sociétés patriarcales qui les ont vu naître, ont trop souvent réduit les femmes au silence. Le male gaze dominant dans ces représentations tait la variété, la richesse et la complexité des expériences féminines. Et si ce male gaze est omniprésent, c’est aussi en partie parce que l’histoire des arts n’a pas retenu comme dignes d’intérêt, ni n’a transmis à la postérité, bon nombre d’œuvres de créatrices et les a par là-même condamnées à l’oubli, au silence. Le silence d’Ada n’est donc pas étranger aux questions soulevées par les concepts de male gaze et female gaze, que les élèves ont découverts.

La séquence a permis aux élèves d’observer la façon dont les concepts de male gaze et female gaze mettent en lumière l’inégalité de traitement des personnages masculins et féminins dans de nombreux films de fiction. Les élèves ont également au fil de la séquence affiné leur questionnement sur la nécessité de créer des représentations dans lesquelles les femmes sont des sujets agissants, désirants, pensants, et capables de s’exprimer, au même titre que les hommes ; des représentations dans lesquelles leurs expériences ont aussi de la valeur ; des représentations qui participent à créer un monde plus égalitaire en ce qu’elles subvertissent les rapports de domination inhérents au patriarcat [38]. Au terme de la séquence, les élèves pourront s’interroger avec plus de conscience sur les images qu’ils et elles regardent, et sur la vision du monde qu’elles véhiculent.

Ainsi, la séquence a tenté de susciter chez les élèves la prise de conscience du fait que ce « réveil du regard » les concerne comme spectateurs et spectatrices, autant qu’il concerne les réalisateurs et réalisatrices. En effet, opérer un « réveil du regard », c’est à la fois, du point de vue de la création, ne plus se laisser totalement aveugler et emprisonner par le male gaze dominant lorsque l’on crée des images, et que l’on raconte des histoires. C’est aussi, du point de vue de la réception, réfléchir à la façon dont sont fabriquées les images et les représentations – c’est être attentifs et attentives à la façon dont s’est élaboré un regard masculin mais aussi un regard féminin dans les créations artistiques – et peut-être tenter de limiter la façon dont ces représentations nous influencent à notre insu. C’est enfin, du point de vue de la transmission, s’efforcer de faire connaître des œuvres de créatrices que l’histoire a minorées ou effacées et que les récents travaux de chercheuses et de chercheurs (mais surtout de chercheuses, disons-le) ont permis de sortir de l’oubli.

Documents joints


[1J’emprunte le titre de la séquence à Agnès Varda. En 1997, sur le plateau de l’émission Le Cercle de minuit, Varda parlait de « réveil du regard » à propos de l’héroïne de son film Cléo de 5 à 7 sorti en 1960. Je reviendrai plus précisément sur les propos d’Agnès Varda dans la séance 4

[2Les citations qui suivent sont extraites du B.O. n° 26 du 1er juillet 2021.

[3Iris Brey, Le Regard féminin, une révolution à l’écran, Paris, Éditions de l’Olivier, 2020. L’ouvrage a été réédité en 2021 par la maison d’édition Points dans la collection « Points féministe ». C’est à cette édition que renvoie la pagination des extraits cités.

[4Notons que le cinéma, encore aujourd’hui n’est pas du tout un champ investi de façon égale par les hommes et par les femmes. La parité n’existe pas dans l’industrie du cinéma : la majorité des films que nous voyons aujourd’hui encore sont majoritairement réalisés par des hommes, produits par des hommes. Le rapport de l’Observatoire de l’égalité femmes-hommes du CNC de mars 2024 note que 25% des films d’initiative française agréés ont été strictement réalisés par des femmes en 2023. Cela ferait surgir immédiatement d’autres questions : pourquoi des films réalisés par des hommes sortent majoritairement en salles alors qu’on observe une parité dans les écoles de cinéma ? Fait-on moins confiance aux femmes, leur donne-t-on moins d’argent, et si oui, pourquoi ? Quels récits sont jugés suffisamment intéressants pour être produits ?

[5J’emprunte le titre de cette séance à Alice Zeniter. La romancière et dramaturge a créé en 2020 une conférence théâtralisée intitulée Je suis une fille sans histoire. Le texte du spectacle a été publié aux éditions de l’Arche en 2021.

[6« The Rule » in Alison Bechdel, Dykes to Watch Out For, Ithaca, Firebrand Books, 1986.

[7Alice Zeniter, Je suis une fille sans histoire, Paris, L’Arche, 2021

[8Alice Zeniter prolonge sa réflexion sur la nécessité de repenser la place des femmes dans les fictions dans un autre essai publié aux éditions Flammarion en 2022, Toute une moitié du monde. On pourrait également en donner à lire quelques pages aux élèves pour nourrir leurs propres questionnements. Je pense tout particulièrement au deuxième chapitre intitulé « Une autre moitié du monde ».

[9Annie Ernaux, Les Armoires vides, Paris, Gallimard Folio, 1984, p. 12-13. Voir l’extrait

[10Iris Brey, Le Regard féminin. Une révolution à l’écran, op. cit., pp. 76-77

[11Ibid., p. 77

[12À cette étape de la séquence, la notion de female gaze n’a pas encore été introduite, nous la réservons pour une séance ultérieure.

[13Iris Brey, Mirion Malle, Sous nos yeux. Manifeste pour une révolution du regard, La Ville brûle, 2021, p. 33

[14https://www.youtube.com/watch?v=F8idR4d1O8Y L’extrait dure environ 3 minutes.

[15https://www.youtube.com/watch?v=dLzeHkEQe9g. L’extrait dure environ 3 minutes.

[16L’extrait dure environ 1 minute.

[17Iris Brey, Le Regard féminin. Une révolution à l’écran, Points Féministe, 2021, p. 24

[18Alice Zeniter, Toute une moitié du monde, Paris, Flammarion, 2022, pp. 51-52

[19Iris Brey, op.cit., p. 11

[20Ibid. p.11

[22extrait de 6 min18 à 10 min environ

[23Ibid. p.36

[24Pour donner aux élèves une idée de l’audace de la cinéaste en la matière, on pourrait également leur montrer un autre court-métrage réalisé la même année Les Résultats du féminisme : Alice Guy y dénonce la répartition inégalitaire des rôles sociaux genrés en imaginant une inversion des comportements masculins et féminins.

[25Iris Brey, Le Regard féminin. Une révolution à l’écran, op. cit., p. 36

[26Ibid., p. 37.

[27Ibid., p. 63

[28Iris Brey, Mirion Malle, op.cit., p. 30

[29On pourra conseiller aux élèves la lecture du roman graphique consacré à la cinéaste : Catel Muller, José-Louis Bocquet, Alice Guy, Casterman, 2021

[31Agnès Varda dans Raymond Bellour, Jean Michaud, « Agnès Varda de A à Z », Cinéma 61 n°60, octobre 1961,p. 17

[32Iris Brey, Le Regard féminin. Une révolution à l’écran, op. cit., p. 54

[33Ibid., p. 69

[34« Dans « Sortir les lesbiennes du placard », un documentaire radio de Clémence Allezard, la réalisatrice Céline Sciamma déclare qu’elle tient délibérément les hommes hors cadre, hors champ et ajoute que ça permet aux spectateurs masculins de s’identifier aux personnages féminins qu’elle filme. Ce qui pourrait se présenter a priori comme une exclusion est en réalité le seul moyen de les inclure. Trop peu habitués à passer d’un genre à l’autre lorsqu’ils entrent dans une œuvre de fiction, les hommes se projetteraient toujours d’emblée sur les personnages masculins et il faudrait faire disparaître ceux-ci pour que les spectateurs puissent connaître ce que les spectatrices et lectrices pratiquent depuis toujours : une identification indépendante du genre. » Alice Zeniter, Toute une moitié du monde, Paris, Flammarion, 2022, p. 23-24

[35Iris Brey, Le Regard féminin. Une révolution à l’écran, op. cit., pp. 56-57

[36Ibid., pp. 57-58

[37La voix que vous entendez n’est pas ma voix parlée, mais ma voix intérieure. Je ne parle plus depuis l’âge de six ans. Personne ne sait pourquoi, pas même moi. Mon père dit que je suis si têtue que le jour où je déciderai d’arrêter de respirer, je mourrai. Aujourd’hui il m’a mariée à un homme que je n’ai pas encore rencontré. Bientôt, ma fille et moi le rejoindrons dans son pays. Mon mari a dit que mon mutisme ne le dérangeait pas. Écoutez ce qu’il écrit : Dieu aime les créatures muettes, alors pourquoi pas lui ? Il serait bon qu’il ait une patience divine. Car le silence affecte tout le monde à la fin. Ce qui est étrange, c’est que je ne me sens pas silencieuse ; c’est à cause de mon piano. Il me manquera pendant le voyage.

[38Les expressions choisies par Iris Brey pour titrer ses ouvrages « une révolution à l’écran » ou « une révolution du regard » pourraient donner l’impression que le regard féminin est révolutionnaire, au sens où il inventerait de nouvelles manières de fabriquer des images et de raconter des histoires qui n’existaient pas dans les œuvres du passé. Ce n’est pas le cas. En fait, ces représentations qui sortent des sentiers battus du male gaze existent, elles ont toujours existé : pour preuve, les films d’Alice Guy proposent un regard féminin, et c’est la première des cinéastes, hommes et femmes confondues, à raconter des histoires fictives au cinéma. La présence massive du male gaze dans les productions audiovisuelles, mais aussi plus largement les représentations artistiques, a pour effet de nous aveugler, de nous fourvoyer, d’où la nécessité d’opérer une « révolution du regard ».

Dans la même rubrique