Atelier mené par Isabelle Ducoin-Moulard
Rapporteurs : Francesco Schiariti et Samy Plaisance
1. Écrire pour mieux lire : faire l’expérience de la rage de l’expression.
Présentation de l’atelier
Travailler sur une œuvre de Francis Ponge, a fortiori avec un tel parcours - « Dans l’atelier du poète » -, est un bon moyen de montrer aux élèves que l’auteur est conscient de sa démarche d’écriture, que « oui, il a pensé à tout ça » [1].
Le projet d’atelier d’écriture qui pourrait être proposé aux élèves se donne pour objectif de leur permettre de comprendre l’intérêt de la démarche pongienne. Accéder à cette démarche suppose de leur faire lire l’œuvre avec attention, alors même que la pratique de la lecture attentive des œuvres complètes n’est pas systématique chez tous. Or une lecture parcellaire de cette œuvre, ou le passage par un résumé trouvé en ligne, seraient inopérants pour une bonne compréhension des enjeux de La Rage de l’expression. Il faut donc absolument engager la lecture en amenant les élèves à comprendre les mécanismes qui s’y jouent, de façon à ce qu’ils perçoivent ce qu’est « l’atelier » du poète, en tension entre un inachèvement constitutif du travail de Ponge et le désir d’atteindre à un aboutissement.
Dans l’atelier proposé aux professeurs dans le cadre de la « Journée Francis Ponge », il s’est agi de réfléchir ensemble à des pratiques d’écriture susceptibles de faire comprendre et apprécier aux élèves la particularité de La Rage de l’expression : montrer la fabrique de l’œuvre et rendre sensible les élèves à la recherche systématique du mot juste. On a gardé également à l’esprit la nécessité que ces travaux d’écriture puissent préparer, d’une façon ou d’une autre, aux exercices tels qu’ils se pratiquent dans le cadre des EAF.
2. Déroulé de l’atelier
Préambule : Comment ouvrir aux élèves la porte de l’atelier du poète ?
La formatrice propose d’utiliser le passage de la chèvre (de 50’45’’ à 54’22’’) dans Le Mystère Picasso (Henri Clouzot, 1955) comme élément déclencheur de la réflexion. Il s’agit de se demander avec les élèves si la technique de Picasso est proche de celle de Ponge et quel questionnement il est possible de tirer de ce rapprochement.
On peut ainsi mettre en avant les retouches, aller-retours, les phénomènes d’épanorthose [2], de rajout et de choix. L’avantage de l’écriture sur la peinture est qu’elle permet de montrer la totalité du processus : le projet de Clouzot est justement de mettre au jour ce qui est invisible sur la toile achevée.
On peut prolonger ce travail en cherchant dans l’œuvre de Ponge le retour de certains motifs et en les identifiant par couleurs, ce qui permet au lecteur de procéder lui-même par “touches”, comme un peintre, tout en examinant la structure de La Rage de l’expression.
Quels extraits choisir pour la lecture linéaire ? L’impression de “forcer” les textes est réelle, mais certains textes synthétisent les différentes démarches qui sont à l’œuvre : par exemple, le passage du « Mimosa » qui a été proposé par la formatrice et qui a été souvent repris dans les activités par les collègues. Il faut assumer en classe l’hybridation, la tension entre achevé et inachevé, et la montrer à travers les études linéaires.
A. La « rage de l’expression » : faire réfléchir les élèves sur les implications du titre.
Après avoir lu les éléments de définition de « rage » donnés dans le CNRTL, le professeur met l’accent sur les éléments suivants :
- « État d’agitation et d’angoisse allant jusqu’au délire furieux et à la paralysie »,
- « État affectif pouvant se manifester par une grande violence verbale ou physique, ou par un silence hargneux fait de colère, de ressentiment ou de haine, qui est généralement causé par un sentiment d’impuissance devant une situation frustrante »,
- « Ardeur forcenée à faire quelque chose ».
Il propose de s’arrêter sur le texte de « La Guêpe » et souligne qu’il y a, chez la guêpe, une sorte de « rage de l’expression » qui permet de comprendre, de manière imagée, la rage même qui anime le poète. Une fois donc étudiés les éléments du texte qui rendent sensible la rage qui habite la guêpe, on peut chercher à établir des correspondances entre certains passages de « La Guêpe » et d’autres moments de l’œuvre qui insistent sur la rage du poète.
On propose aux élèves un corpus d’extraits de La Rage de l’expression où se fait entendre cette rage, par la voix du poète et on les invite à établir eux-mêmes les correspondances entre les passages de « la Guêpe » qui auront été commentés au préalable et les instants d’expression de la rage chez le poète.
Pour exploiter le résultat à l’écrit, on demande aux élèves d’expliciter le rapport établi entre passages de La Guêpe et extraits du corpus, sous la forme d’un paragraphe argumenté.
Ils doivent :
- montrer comment se manifeste la « rage de l’expression » en s’appuyant sur les éléments de rapprochement,
- expliciter le ressenti exprimé par le poète,
- analyser comment se manifeste la pression exprimée par l’auteur, d’un point de vue langagier et littéraire.
Le travail est exploitable dans le cadre de la dissertation qui demande à convoquer des références variées et pertinentes au texte, selon un angle d’approche qui correspond au parcours.
De manière générale, l’œuvre se prête bien à la dissertation ; on peut notamment créer des « nuages » de mots à partir des motifs récurrents qui ont été évoqués dans le préambule.
Une collègue propose un « atelier de la « rage » de la dissertation » qui mette en avant la place du brouillon, des choix, des phénomènes de réécriture, ainsi que la place des outils dont doit s’entourer un élève (qu’on peut comparer à ceux utiliser par Ponge).
B. Écriture d’appropriation : prendre modèle sur le poète
Après avoir proposé des pistes de définition de la rage de l’expression, il s’agit pour le professeur de faire expérimenter aux élèves « comment » la rage peut s’exprimer.
Le professeur choisit un objet « l[e] plus indifféren[t] possible », appartenant au recueil ou pas, et fait produire un ou plusieurs textes à la manière de Ponge dans La Rage de l’expression.
Il peut partir, par exemple, d’un diaporama qui propose des images variées d’un objet, comme le champignon.
La discussion s’est engagée sur les modalités d’organisation et les étapes à envisager dans ce travail.
- En étant le plus clair et le plus dirigiste possible, et en suivant, par exemple, la trame d’un extrait du « Mimosa », le professeur peut accompagner les élèves étape par étape, en mettant l’accent sur la polysémie du mot, puis sur la recherche du vocabulaire à partir d’outils, puis sur la double écriture en prose et en vers, puis sur l’expression méta-poétique qui montre la joie et la souffrance de l’écriture, avant de distribuer l’extrait du « Mimosa » qui lui servait de modèle.
- Il est sinon possible de partir d’un remue-méninges, de proposer des textes scientifiques en support pour enrichir le premier jet, d’envisager des analogies, de préciser la description par l’ensemble des sens et enfin de revenir sur le texte pour accentuer sa musicalité.
- On peut procéder par ajouts successifs, d’un élève à un autre, en s’inspirant du modèle du cadavre exquis.
- On peut envisager également des jeux littéraires comme les acrostiches.
L’important reste de « faire parler l’objet » et de faire chercher à décrire le plus précisément possible le réel, mais sans nécessairement viser à l’achèvement.
C. Faire comprendre la démarche de Ponge
On peut proposer aux élèves un jeu d’écriture à partir d’un mot désignant un objet, choisi ou imposé. On convoque là la théorie du cratylisme et l’on s’appuie sur l’exemple donnée par Ponge dans « Verre d’eau », Méthodes. Par le biais d’un cratylisme abusif, Ponge imagine, dans un jeu intellectuel affiché, l’adéquation des graphèmes du français, langue à alphabet, avec l’objet qu’il désignent. Cette démarche est déjà évoquée dans « Notes prises pour un oiseau », avec la réflexion du début sur la lettre S, seule consonne du mot, qui pourrait tout aussi bien être remplacée par un L ou un V.
Les élèves peuvent ainsi s’essayer, sous forme de jeu, à un tâtonnement expérimental, avant de découvrir ce que Ponge dit de sa méthode.
Le professeur distribue ensuite des extraits choisis qui précisent les finalités de Ponge telles qu’il les exprime ; les passages de ce type sont nombreux dans les « Notes prises pour un oiseau ». Il est alors demandé aux élèves de repérer ce qui est récurrent dans son propos pour faire émerger les éléments essentiels de sa démarche.
On peut parier sur le fait qu’un travail expérimental préalable permette de débarrasser ces considérations du substrat d’abstraction qui fait écran et aide les élèves à entrer véritablement dans la démarche de Ponge en saisissant ce qui est en jeu, de façon pragmatique, dans l’écriture même.
L’accompagnement peut mettre l’accent sur ce qu’on retrouve dans l’ensemble de son texte, c’est-à-dire l’idée de logos, la lumière, le mouvement, l’importance des futurs, l’aspect radical, les allusions politiques, etc.
On retrouve là une banque de données pour la dissertation, comme dans la première activité.
Une des citations peut d’ailleurs faire l’objet d’un travail de dissertation à proprement parler. On peut également envisager de travailler sur un plan de dissertation en en intégrant un certain nombre.
3. Que retenir ?
A. Du point de vue du professeur
- Les activités d’appropriation ne constituent pas un détour, mais une véritable entrée en matière : en impliquant les élèves dans leur lecture, elles permettent de gagner du temps et de clarifier la démarche de l’analyse littéraire. Elles n’ont pas pour autant besoin d’occuper un temps trop important dans la progression.
- Dans le cas de Ponge, il est essentiel de comprendre en quoi la démarche devient en quelque sorte l’objet du texte lui-même.
- Il est difficile de choisir un extrait pour l’étudier en lecture linéaire [3]. Mais, le découpage apparaît plus opérant quand on fait émerger, non pas un fragment qui donne une impression factice d’achèvement, mais plutôt des moments qui renvoient à l’expérience de la « rage ».
- Il paraît particulièrement intéressant d’insister toujours sur l’inachèvement, y compris dans les exercices d’écriture que l’on demande. On pourra du reste opposer cet inachèvement consubstantiel à l’écriture de création, à l’achèvement attendu des exercices académiques : l’atelier de « dissertation » ne doit pas amener à une dissertation fragmentaire, ce n’est pas le même exercice.
- Ces travaux permettent d’évacuer immédiatement l’idée d’« inspiration romantique » afin de déconstruire l’idée du poète « enthousiaste » comme seule opérante.
B. Du point de vue des élèves : quels travaux ou activités proposer ?
a. Caractéristiques communes entre les différentes activités d’écriture envisagées par la formatrice et par les collègues.
- La construction d’un atelier : repasser par les dictionnaires, le papier et le crayon, le brouillon et le propre, les encyclopédies … mimer au moment des exercices d’appropriation l’organisation de Ponge.
- Les activités d’écriture doivent prendre en compte la notion de choix : quand on avance, qu’est-ce qu’on garde et qu’est-ce qu’on élimine et pourquoi ? Dans l’œuvre publiée, Ponge semble ne plus faire de choix, ce qui explique notre difficulté à la lire. Il pourrait être intéressant de comparer avec d’autres œuvres, d’apparence achevée de Ponge, comme des extraits du Parti pris des choses.
- Le choix de l’objet peut aussi amener à une entrée par l’humour, voire le calembour, qui sont de bonnes entrées dans l’écriture de Ponge.
- La comparaison, soit en amont soit en aval, selon la démarche, avec le travail de Ponge, est cruciale pour pouvoir articuler l’écriture d’appropriation avec la lecture linéaire.
b. Une expérimentation précise faite en classe par un formateur
- À partir d’objets apportés en classe : pomme de pin, écorce, épine … ce qui va stimuler la vue, le toucher et l’odorat, le professeur propose un travail d’écriture.
- La consigne était d’écrire un poème en prose ou en vers sur le pin en essayant, comme Ponge de « laisser s’exprimer l’objet ».
- Organisation :
– D’abord en 20 minutes en autonomie.
– Puis, après ces premiers jets personnels, travail en groupe pour arriver à un texte de plus en plus abouti, en faisant des choix et en se demandant pourquoi garder ou éliminer chaque élément. Le choix doit être explicité dans la copie.
– Enfin, on aboutit à un « poème de groupe », lu devant la classe.
EXEMPLES DE TRAVAUX D’ÉLÈVES
Ces travaux mettent en avant des stratégies d’élèves, qui font des choix de thèmes pour approcher le réel, cherchent le mot juste, envisagent aussi souvent des questions de rythme et de musicalité et s’appliquent enfin à exercer leur logique grammaticale. La démarche de Ponge s’éclaire ainsi, y compris dans l’expression de ses repentirs.