Présentation du projet
L’acquisition de compétences linguistiques permettant à l’élève de raisonner sur le fonctionnement de la langue représente un enjeu essentiel de l’enseignement de la grammaire : comment engage-t-on l’élève à réfléchir sur la langue, et comment l’outille-t-on pour qu’il puisse y parvenir ?. Dans le cadre du projet porté par l’Académie de Versailles pour les TraAM Lettres 2023-2024, nous avons voulu expérimenter en quoi mettre les élèves en situation de narration de recherche pouvait y contribuer.
Lorsqu’ils doivent identifier une des fonctions principales de la phrase, on constate en effet que les élèves de Troisième ont tendance à recourir de façon mécanique et aveugle à la forme interrogative. Face à la phrase « Aujourd’hui est venu un plombier. », nombre d’élèves posent la question « Aujourd’hui est venu qui ? » pour en conclure que « plombier » est complément d’objet direct du verbe, en dépit de toute logique sémantique et linguistique. Si les élèves disposent d’un bagage grammatical inégal à leur arrivée en classe de troisième, ils partagent un même rapport aux connaissances linguistiques : une série de pièces de puzzle aux motifs plus ou moins nets, dont ils peinent souvent à comprendre comment elles s’assemblent et font système. Il nous faut donc trouver des solutions pour placer les élèves à la bonne distance de la phrase afin qu’ils en interrogent vraiment le fonctionnement syntaxique, pour leur permettre d’appréhender la cohérence des objets grammaticaux travaillés afin de mieux comprendre le fonctionnement de la langue.
Pour engager les élèves dans la logique d’un raisonnement grammatical, il nous a semblé que le protocole de l’enseignement explicite pouvait être particulièrement adapté [1]. Il permet en effet de lever les implicites de l’exercice en donnant à voir et à entendre les stratégies utilisées par l’enseignant pour raisonner (phase 2 : le modelage), puis d’accorder une grande place à la mise en action des élèves (phases 3 et 4 : pratique guidée et pratique autonome) pour qu’ils puissent expérimenter eux-mêmes ces stratégies de raisonnement.
Ce compte-rendu d’expérimentation se consacre à la phase 4, celle de la pratique autonome. Dans la quête d’une solution pour que les élèves utilisent et acquièrent des gestes permettant de raisonner sur la langue, nous les plaçons en situation de narration de recherche en leur demandant d’enregistrer leur raisonnement sous forme de vidéos : enregistrement de l’écran pour la dimension visuelle des manipulations de phrases et enregistrement de la voix pour la dimension discursive du raisonnement. Engager les élèves à montrer, dire et expliciter les étapes de leur réflexion devrait les aider à prendre conscience du raisonnement conduit et à interroger les raccourcis qu’ils opèrent parfois. Et cela permet au professeur d’accéder à leur raisonnement au moment même où il se fait.
Initiation au raisonnement grammatical : revoir la notion de sujet
Nous avons pris le parti de profiter, en début d’année, de révisions sur le sujet - objet grammatical bien connu des élèves - pour mettre en place la démarche de raisonnement présentée ci-dessous, dont les élèves n’étaient pas coutumiers.
Après avoir procédé à un modelage qui a permis de présenter les différentes manipulations possibles pour repérer un sujet dans une phrase, nous proposons aux élèves de se confronter à un corpus constitué par le professeur, de difficulté croissante.
(1) Dans la forêt dorment les renards.
(2) Le chevalier, après plusieurs heures de voyage, parvint devant la fontaine.
(3) Le parc que j’observe à travers mes fenêtres m’apaise.
(4) Rire est le propre de l’homme.
(5) Son chien, son fidèle compagnon, le suit partout.
(6) Qu’une telle œuvre ait peu de succès me surprend beaucoup.
L’objectif est double :
- s’approprier en autonomie les manipulations syntaxiques ;
- apprendre à construire un raisonnement grammatical prenant appui sur ces manipulations.
Le professeur demande aux élèves de s’appuyer sur les manipulations qu’ils réalisent de façon effective sur tablette pour verbaliser leur cheminement. Ils sont invités à enregistrer leur écran au fur et à mesure de leurs manipulations et à procéder en parallèle à l’enregistrement audio de leurs commentaires.
– Les élèves travaillent en classe, sur les iPads de l’établissement.
– Le logiciel Keynote (équivalent de PowerPoint ou de Draw) permet au professeur de préparer les phrases du corpus sous forme de blocs syntaxiques manipulables, aux élèves de réaliser les manipulations et de s’enregistrer.
– Le professeur utilise Airdrop pour envoyer les diapos à travailler aux élèves et pour récupérer les vidéos réalisées.
– La prise en main des outils se fait facilement.
Pendant la séance, nous transmettons aux élèves ces pages une par une, selon l’avancée de leur travail. Les élèves réalisent ainsi plusieurs enregistrements vidéo et les envoient au professeur au fur et à mesure. Cela présente l’avantage d’éviter un afflux massif de transferts dans l’urgence à la fin de la séance. Mais le bénéfice est surtout pédagogique.
Le professeur circule dans la classe, tablette de l’enseignant en main. Ses interventions sont de trois ordres :
– envoyer et récupérer les fichiers : le professeur exerce ainsi un contrôle sur l’avancée des travaux et rythme la séance ;
– lever les obstacles techniques éventuels ;
– répondre à des questionnements grammaticaux ou renvoyer les élèves en difficulté vers des élèves ressources qui peuvent leur réexpliquer la logique de l’exercice.
Cette phase de travail est intéressante en ce qu’elle génère des questionnements nombreux de la part des élèves, voire des enregistrements multiples pour la même phrase. L’obligation pour chacun d’entre eux de verbaliser son raisonnement les amène, pour beaucoup, à se poser de bonnes questions sur la langue, quitte à ce que celles-ci ne portent pas toutes sur la problématique du jour.
Voici la réalisation d’une élève sur l’exemple 5 :
Dans cet exemple comme dans beaucoup d’autres, l’élève a bien compris l’enjeu de l’exercice, et utilise pleinement l’écran et le commentaire pour expliquer sa démarche.
Les principales difficultés rencontrées sont les suivantes :
– les élèves n’utilisent pas toujours plusieurs manipulations au service de leur démonstration afin d’assurer la validité de leur résultat : ceci relève probablement de leur impatience à parvenir à la réponse mais pourrait être source d’erreurs ;
– les élèves mélangent encore parfois manipulations syntaxiques et approche sémantique (méthode des questions).
Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, la phrase (6) « Qu’une telle œuvre ait peu de succès me surprend beaucoup » n’a pas posé de difficulté particulière, alors que la notion de complétive n’avait pas encore été abordée. On peut penser que ce travail aura permis aux élèves de se réapproprier la notion de sujet au point de l’identifier, même s’il ne s’agit pas d’un groupe nominal. Au moment de la phase d’objectivation, on attire l’attention des élèves sur la dimension systémique du fonctionnement de la langue. Les manipulations servent à éprouver le système de la langue pour en tirer des conclusions sur son fonctionnement. Au-delà du développement des compétences linguistiques des élèves, on voit le bénéfice que l’on pourra en tirer, plus tard dans l’année, pour le développement de leurs compétences langagières, en particulier pour les productions écrites.
Appropriation de la démarche : distinguer COD, COI et complément circonstanciel
La deuxième phase de l’expérimentation a consisté à réinvestir les compétences de raisonnement initiées lors de la première phase à l’échelle des fonctions principales dans la phrase : l’objectif est que les élèves sachent transférer leurs compétences en raisonnement grammatical à d’autres objets d’étude en langue.
Nous commençons, en classe entière, par procéder à une pratique guidée autour des fonctions suivantes :
– le COD,
– le COI,
– le complément circonstanciel.
Après distribution du document de référence ci-dessous, la séance s’organise dans un va-et-vient entre les éléments théoriques et les manipulations grammaticales concrètes :
Lors de la séance suivante, le même dispositif de pratique autonome a été proposé aux élèves : il leur est demandé de produire un raisonnement à haute voix, appuyé sur des manipulations syntaxiques qu’ils doivent rendre visibles sur l’écran, afin d’analyser les différentes unités de la phrase.
(1) Dans la forêt dorment les renards.
(2) Le beau chevalier, après plusieurs heures de combat, obtient la tête du dragon.
(3) Le parc que j’observe à travers la fenêtre apaise mes sens.
(4) Son chien, son fidèle compagnon, aide son propriétaire à se sentir mieux.
(5) Le mélomane joue de la musique tous les dimanches.
(6) Qu’une telle œuvre ait peu de succès surprend l’éditeur.
(7) Le mélomane pense que la musique adoucit les mœurs.
(8) Le soir-même, la jeune femme offrit une fleur à son bien-aimé qui l’avait invitée au restaurant.
La proximité entre ce corpus et le précédent avait pour but de faciliter l’entrée dans la tâche, d’une part en rassurant les élèves, d’autre part en leur permettant de mobiliser à nouveaux des analyses déjà produites.
L’analyse de la production ci-dessus fait ressortir plusieurs éléments représentatifs de la réussite de l’exercice pour la plupart des élèves.
L’élève a bien compris l’intérêt des manipulations syntaxiques pour mener un raisonnement grammatical.
Mais elle commet deux erreurs. La première à propos de l’identification du COI, dans lequel elle n’inclut pas l’expansion du nom : cela vient du fait qu’au moment où elle procède à la pronominalisation, elle ne relit pas la phrase en entier pour en vérifier la grammaticalité. La seconde découle de la première : en fin de vidéo, l’élève se rend compte qu’elle n’a pas traité la proposition relative, et elle tente d’en faire un complément de phrase sans grande conviction, car elle se rend bien compte que le test de déplacement de fonctionne pas. Toutefois, la fatigue cognitive aidant, elle ne revient pas sur la difficulté qu’elle rencontre pour reprendre son raisonnement. Seule face à sa tablette, malgré la démarche enseignée en début de séquence, elle ne parvient pas à réorienter sa réflexion, et il aurait fallu ici une intervention du professeur pour la relancer. Des élèves moins à l’aise que l’autrice de la production présentée commettent ce type d’erreur beaucoup plus tôt dans leur raisonnement. Il est donc important de bien quantifier l’analyse demandée au moment de la consigne, quitte à l’adapter en fonction des acquis et besoins des élèves diagnostiqués en amont.
Comment exploiter les vidéos ?
Cette expérimentation donne lieu à la production d’un grand nombre de vidéos. La première question qui se pose face à ce constat est celle de leur exploitation. Faut-il toutes les regarder ? Dans quel but ? Comment exploiter la richesse de leurs enseignements ?
Notons tout d’abord que le plus important de la démarche est l’oralisation des raisonnements par les élèves, car c’est dans cet acte que se construit leur pensée grammaticale. S’il est intéressant pour l’enseignant de visionner une vidéo par élève pour prendre connaissance du degré de maitrise de chacun d’entre eux, il n’est peut-être pas nécessaire de regarder chacune des productions de bout en bout.
Cela posé, il faut souligner la grande richesse de ces contenus, qui se présentent comme des enregistrements de la pensée vivante des élèves. Cela constitue de véritables « oraux de travail » qui permettent de saisir ces moments intermédiaires où se fait le travail intellectuel pour entrer dans la réflexion linguistique.
Voici trois possibilités qui s’offrent à l’enseignant pour en tirer parti.
– Ces vidéos donnent accès au raisonnement de chacun des élèves : elles sont donc de très bons outils pour individualiser les explications grammaticales ultérieures. On pourra par exemple, en s’appuyant sur ces éléments diagnostics, créer des groupes de besoins adaptés, ou bien être attentif à apporter en classe une aide personnalisée à certains élèves.
– Ces vidéos permettent de se rendre compte des difficultés les plus fréquentes chez les élèves : à partir de leur analyse, on peut prévoir une séance de remédiation, exemples à l’appui, que ce soit sur le plan méthodologique ou théorique. Cela permet de travailler sur le statut de l’erreur en la valorisant comme une étape positive de l’apprentissage, car elle est un levier pour progresser.
– On peut également envisager de les réutiliser ensuite comme support d’une séance ultérieure afin d’amener les élèves vers la formulation d’un raisonnement grammatical à l’écrit.
À titre d’exemple, lors de la phase consacrée à la mise en place de la procédure autour du sujet, il nous a semblé nécessaire de prolonger la séance sur une deuxième heure pour permettre aux élèves d’affiner leur raisonnement et de prendre du recul face à la démarche mise en place. Ainsi, pour chaque phrase du corpus, nous avons regroupé trois prestations d’élèves, et nous avons redistribué les vidéos dans la classe grâce aux tablettes. Les consignes, données dans le document ci-dessous, invitaient les élèves à porter un regard critique sur les raisonnements grammaticaux de leurs pairs, puis à construire un raisonnement grammatical écrit (c’est-à-dire communicable, alors que la vidéo était plutôt envisagée comme un en-cours de la réflexion) sur la même question.
Voici le document qui a été distribué aux élèves pour ce travail :
Quels bénéfices pour les élèves ?
À l’issue de ce travail mené avec les élèves, et avec le recul d’une année scolaire, que tirer de cette expérimentation ?
– Une pratique systématisée de la narration de recherche semble favoriser chez les élèves un changement de posture en les engageant dans un véritable travail de raisonnement sur la langue.
– Les manipulations, parce qu’elles sont réalisées de façon effective sur les tablettes, modifient chez les élèves le rapport à la langue. Ils en testent le fonctionnement ; et parce qu’ils comprennent mieux comment les objets grammaticaux fonctionnent, le vocabulaire grammatical associé commence à faire sens. La démarche semble faciliter la prise de conscience que la langue fait système.
– Les réponses données aux questions de grammaire portant sur la construction des phrases ont gagné en précision au cours de l’année. Mettre les élèves en situation de procéder par tâtonnements successifs en manipulant la langue, leur faire prendre une forme de recul réflexif en les obligeant à verbaliser ce qu’ils font et pourquoi ils le font, semble leur avoir permis de gagner en pertinence dans leurs analyses.
– Enfin, ces travaux de manipulations permettent à de nombreux élèves de développer leurs compétences langagières en les familiarisant à certains usages de la langue (pronominalisation, tournures emphatiques, voie passive) qu’ils réinvestissent plus facilement en production.
Le dispositif pédagogique peut paraître, au premier abord, chronophage pour un travail sur des notions aussi simples que les fonctions principales dans la phrase simple. Toutefois, il est à noter que cette expérimentation nous a permis de gagner un temps précieux lorsque nous avons abordé certaines autres notions, comme la question des phrases complexes. Les élèves peuvent en effet mobiliser des manipulations qui leur sont déjà familières pour penser les nouvelles notions abordées. Ainsi, les élèves ont été confrontés à plusieurs reprises à des propositions subordonnées complétives, lors de l’étude du sujet ou du COD, avant qu’elles ne soient abordées pour elles-mêmes, et les manipulations liées aux compléments de phrases peuvent être remobilisées pour l’étude des propositions subordonnées circonstancielles. Au fur et à mesure de l’année, les élèves prennent conscience que les manipulations grammaticales - en réalité peu nombreuses - permettent d’interroger la langue dans son fonctionnement et que les notions étudiées constituent les différentes pièces d’un puzzle en train de se faire, la langue faisant système.
Bilan
Le dispositif de narration de recherche, conduisant les élèves à manipuler la langue, à oraliser leur raisonnement et à enregistrer l’ensemble du processus, semble, au terme de cette expérimentation, présenter un certain nombre de bénéfices.
Dans le cas de cette expérimentation, la situation d’enregistrement du raisonnement modifie la posture des élèves dans leur propre démarche intellectuelle, car la conscience de pouvoir être écoutés les oblige : ils ont à cœur de détailler les étapes de leur pensée pour les partager.
D’autre part, les vidéos obtenues, en gardant la mémoire de la pensée en construction, fournissent un matériau de première qualité pour travailler en profondeur sur le raisonnement grammatical avec les élèves, que ce soit dans des dispositifs de remédiation ou pour construire de nouvelles notions avec ses élèves. L’enregistrement des élèves apporte donc une véritable plus-value à la démarche par rapport à une pratique de la narration de recherche écrite, en allégeant la charge cognitive.
Le dispositif, enfin, a permis aux élèves de faire un « pas de côté » dans leur manière d’appréhender la grammaire : la séance de grammaire se fait « TP », « Travaux Pratiques », comme en sciences expérimentales. À l’heure du cours de grammaire, les élèves entrent désormais dans un laboratoire pour y expérimenter sur la langue, qui se fait à proprement parler matériau de recherche qu’on dissèque et manipule avec méthode pour en comprendre le fonctionnement. Les élèves s’approprient ainsi progressivement les gestes du grammairien qui transforment, on peut l’espérer, leur rapport aux savoirs grammaticaux et leur posture dans l’étude du fonctionnement de la langue.