Zola, Les Romanciers naturalistes. 1881

, par PLAISANT-SOLER Estelle, Lycée Saint-Exupéry, Mantes-la-Jolie

Les principes du naturalisme de Zola

Le premier caractère du roman naturaliste, dont Madame Bovary est le type, est la reproduction exacte de la vie, l’absence de tout élément romanesque. La composition de l’œuvre ne consiste plus que dans le choix des scènes et dans un certain ordre harmonique de développements. Les scènes sont elles-mêmes les premières venues : seulement, l’auteur les a soigneusement triées et équilibrées, de façon à faire de son ouvrage un monument d’art et de science. C’est de la vie exacte donnée dans un cadre admirable de facture. Toute invention extraordinaire en est donc bannie. On n’y rencontre plus des enfants marqués à leur naissance, puis perdus, pour être retrouvés au dénouement. Il n’y est plus question de meubles à secret, de papiers qui servent, au bon moment, à sauver l’innocence persécutée. Même toute intrigue manque, si simple qu’elle soit. Le roman va devant lui, contant les choses au jour le jour, ne ménageant aucune surprise, offrant tout au plus la matière d’un fait divers ; et, quand il est fini, c’est comme si l’on quittait la rue pour rentrer chez soi. Balzac, dans ses chefs-d’œuvre : Eugénie Grandet, Les Parents pauvres, Le Père Goriot, a donné ainsi des images d’une nudité magistrale, où son imagination s’est contentée de créer du vrai. Mais, avant d’en arriver à cet unique souci des peintures exactes, il s’est longtemps perdu dans les inventions les plus singulières, dans la recherche d’une terreur et d’une grandeur fausses ; et l’on peut même dire que jamais il ne se débarrassa tout à fait de son amour des aventures extraordinaires, ce qui donne à une bonne moitié de ses œuvres l’air d’un rêve énorme fait tout haut par un homme éveillé.

Où la différence est plus nette à saisir, c’est dans le second caractère du roman naturaliste. Fatalement, le romancier tue les héros, s’il n’accepte que le train ordinaire de l’existence commune. Par héros, j’entends les personnages grandis outre mesure, les pantins changés en colosses. Quand on se soucie peu de la logique, du rapport des choses entre elles, des proportions précises de toutes les parties d’une œuvre, on se trouve bientôt emporté à vouloir faire preuve de force, à donner tout son sang et tous ses muscles au personnage pour lequel on éprouve des tendresses particulières. De là, ces grandes créations, ces types hors-nature, debout, et dont les noms restent. Au contraire, les bonshommes se rapetissent et se mettent à leur rang, lorsqu’on éprouve la seule préoccupation d’écrire une œuvre vraie, pondérée, qui soit le procès-verbal fidèle d’une aventure quelconque. Si l’on a l’oreille juste en cette matière, la première page donne le ton des autres pages, une tonalité harmonique s’établit, au-dessus de laquelle il n’est plus permis de s’élever, sans jeter la plus abominable des fausses notes. On a voulu la médiocrité courante de la vie, et il faut y rester. La beauté de l’œuvre n’est plus dans le grandissement d’un personnage, qui cesse d’être un avare, un gourmand, un paillard, pour devenir l’avarice, la gourmandise, la paillardise elles-mêmes ; elle est dans la vérité indiscutable du document humain, dans la réalité absolue des peintres où tous les détails occupent leur place, et rien que cette place. Ce qui tiraille presque toujours les romans de Balzac, c’est le grossissement de ses héros ; il ne croit jamais les faire assez gigantesques ; ses poings puissants de créateur ne savent forger que des géants. Dans la formule naturaliste, cette exubérance de l’artiste, ce caprice de composition promenant un personnage d’une grandeur hors nature au milieu de personnages nains, se trouve forcément condamné. Un égal niveau abaisse toutes les têtes, car les occasions sont rares où l’on ait vraiment à mettre en scène un homme supérieur.

J’insisterai enfin sur un troisième caractère. Le romancier naturaliste affecte de disparaître complètement derrière l’action qu’il raconte. Il est le metteur en scène caché du drame. Jamais il ne se montre au bout d’une phrase. On ne l’entend ni rire ni pleurer avec ses personnages, pas plus qu’il ne se permet de juger leurs actes. C’est même cet apparent désintéressement qui est le trait le plus distinctif. On chercherait en vain une conclusion, une moralité, une leçon quelconque tirée des faits. Il n’y a d’étalés, de mis en lumière, uniquement que les faits, louables ou condamnables. L’auteur n’est pas un moraliste, mais un anatomiste qui se contente de dire ce qu’il trouve dans le cadavre humain. Les lecteurs concluront, s’ils le veulent, chercheront la vraie moralité, tâcheront de tirer une leçon du livre. Quant au romancier, il est tient à l’écart, surtout par un motif d’art, pour laisser à son œuvre son unité impersonnelle, son caractère de procès-verbal écrit à jamais sur le marbre. Il pense que sa propre émotion gênerait celle de ses personnages, que son jugement atténuerait la hautaine leçon des faits. C’est là toute une poétique nouvelle dont l’application change la face du roman. Il faut se reporter aux romans de Balzac, à sa continuelle intervention dans le récit, à ses réflexions d’auteur qui arrivent à toutes les lignes, aux moralités de toutes sortes qu’il croit devoir tirer de ses œuvres. Il est sans cesse là, à s’expliquer devant les lecteurs. Et je ne parle pas des digressions. Certains de ses romans sont une véritable causerie avec le public, quand on les compare aux romans naturalistes de ces vingt dernières années, d’une composition si sévère et si pondérée.

Balzac est encore pour nous, je le répète, une puissance avec laquelle on ne discute pas. Il s’impose, comme Shakespeare, par un souffle créateur qui a enfanté tout un monde. Ses œuvres, taillées à coups de cognée, à peine dégrossies le plus souvent, offrant le plus étonnant mélange du sublime et du pire, restent quand même l’effort prodigieux du plus vaste cerveau de ce siècle. Mais, sans le diminuer, je puis dire ce que Gustave Flaubert a fait du roman après lui : il l’a débarrassé de l’enflure fausse des personnages, l’a changé en une œuvre d’art harmonique, impersonnelle, vivant de sa beauté propre, ainsi qu’un beau marbre. Telle est l’évolution accomplie par l’auteur de MadameBovary.

Partager

Imprimer cette page (impression du contenu de la page)