Nihil novi sub sole. La survie d’un latin vivant dans la langue française. Quand on parle latin sans le savoir

, par BERNOLLE Marie-Anne, Chargée de mission pour l’Inspection de Lettres

Le webinaire Nihil novi sub sole, qui s’est déroulé le 3 décembre 2021, a abordé la manière dont les expressions latines peuvent nourrir notre langue et notre imaginaire.

Conférence d’Estelle DEBOUY
« Nihil novi sub sole, la survie d’un latin vivant dans la langue française : l’exemple des proverbes. »

En prolongement, deux propositions d’exploitation pédagogique :
 Les expressions françaises tirées de la mythologie, Laure Farcy
 Le défi des citations latines dans les albums d’Astérix, Patricia Cochet-Terrasson

Logo : mosaïque antique découverte à Uzès

Compte-rendu de la conférence d’Estelle Debouy, professeur à l’Université de Poitiers

Les recherches de Madame Debouy portent particulièrement sur la comédie atellane et sur l’apport des humanités numériques dans le champ des lettres classiques. Cette dernière est également l’autrice de nombreux ouvrages, sur les proverbes latins, sur Phèdre, sur Horace.
Nous signalons également deux articles offerts au site Odysseum :

Introduction

Au titre d’introduction peuvent se poser quelques questions concernant l’histoire de notre langue.
Ouvrons donc la réflexion par une première question : pourquoi parle-t-on grec aujourd’hui à Athènes et ne parle-t-on pas latin à Paris ou à Rome ?
Certes le grec moderne a beaucoup évolué depuis le grec classique, mais l’appellation est la même ; les locuteurs ont toujours eu conscience de parler la même langue. Si les langues romanes s’appelaient encore aujourd’hui, « latin », peut-être penserions-nous aujourd’hui au latin davantage comme à une langue vivante.

Que s’est-il passé ?

Petite histoire de la langue

Pourtant, le latin n’est pas mort.
Il est toujours vivant dans notre langue et l’objet de cette conférence est de revisiter une langue que l’on croyait figée en redonnant du sens aux expressions et aux proverbes que l’on emploie tous les jours, sans savoir parfois qu’ils nous viennent directement du latin.
Il est question bien sûr des locutions latines que l’on emploie dans la langue de tous les jours et dont on ignore souvent le sens d’origine, Vrbi et orbi par exemple. Mais la survivance du latin dans notre langue ne se limite pas à cela. On emploie aussi au quotidien un certain nombre d’expressions que les latins employaient déjà. Certaines d’entre elles sont passées telles quelles en français, et on les cite donc en latin - homo ominibus par exemple pour n’en citer qu’une. D’autres en revanche ont été traduites du latin ; on les utilise donc dans notre langue, en français, mais ce ne sont vraiment que des traductions, parfois des transpositions d’expressions déjà proverbiales en latin. On les emploie aujourd’hui sans savoir qu’elles viennent de la langue de Cicéron. Par exemple, qui se doute que Cicéron désignait déjà l’argent comme « le nerf de la guerre » ?
La conférence propose donc de redécouvrir ces expressions en les replaçant dans leur contexte d’origine.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, une petite précision de terminologie.
D’où vient le fait que l’on reconnaisse de suite un proverbe, même si on l’entend pour la première fois, et que l’on ait néanmoins tant de mal du mal à en dégager, sans contexte, une définition adéquate ?
Si l’on en croit certains parémiologues, le proverbe serait rebelle à toute tentative de définition et la coexistence d’un grand nombre de termes pour désigner l’énoncé proverbial ou sentencieux semble le confirmer, que ce soit dans notre langue, ou en latin. En latin, on compte pour désigner les proverbes les termes adagio / dictum / proverbum / sermo / sententia / verbum / vox ...
Nous nous en tenons ici aux définitions de la « sentence » et du « proverbe », données par Élisabeth Schulze-Busacker [1] :

La sentence a une visée didactique et dépend d’une source écrite alors que le proverbe se présente comme la propagation universelle d’une forme frappante mais anonyme qui peut adopter une forme didactique.

Dans la présentation d’aujourd’hui sont regroupés volontairement sentences et proverbes.

Locutions et noms latins passés dans notre langue

Mots et locutions

Pour commencer, quelques mots et expressions qui peuvent faire partie du quotidien des élèves.

Bibendum

Bibendum

Agenda - Alibi - Ex aequo

Agenda - Alibi - Ex aequo



agenda



alibi



ex aequo



On peut multiplier les exemples de mots qui sont finalement passés dans notre langue : lapsus, quiproquo, vice versa, et caetera ...
C’est une approche possible pour montrer que notre langue est l’héritière du latin.



Des figures mythologiques devenues noms communs en français

Intéressons-nous maintenant à ces noms propres devenus aujourd’hui noms communs en français.

Atlas
atlas
Écho
écho
Les Furies

On terminera par l’évocation des Furies, divinités des enfers chez les Romains, l’équivalent des Érinyes ou des Euménides chez les Grecs. On les représentait avec des cheveux entremêlés de serpents, tenant dans une main une torche ardente, et dans l’autre un poignard ; elles persécutaient les criminels jusqu’à les rendre fous. On peut penser à la très belle description des Enfers chez Virgile au chant VI.

Dans le prolongement, on pourra penser à toutes sortes d’expressions telles que « le dédale », « le talon d’Achille », bref tous ces termes qui sont devenus des noms communs dans notre langue mais qui tirent leur origine de figures mythologiques et donnent l’occasion de se plonger dans les beaux textes des poètes latins.

Proverbes latins encore employés aujourd’hui

Nous pouvons également évoquer ensuite un certain nombre de proverbes directement hérités du latin.

Alea jacta est

On l’utilise aujourd’hui quand on prend une décision hardie, importante, après avoir hésité. Elle est attribuée à César qui se prépare à franchir le Rubicon.

Pour rappel, peut-être pour mieux comprendre l’audace d’une telle entreprise, il faut se souvenir que le Sénat, pour garantir la sécurité de Rome, avait déclaré sacrilège le franchissement de cette rivière avec une légion, voire avec une cohorte. La loi ordonnait au général de licencier ses troupes avant de passer le Rubicon. Or César, à qui le Sénat avait refusé la poursuite de son consulat et qui n’attendait que ce prétexte pour renverser Pompée, résolut de marcher sur Rome. Et au moment de franchir le cours d’eau, il s’arrêta un instant, épisode qu’évoque Suétone dans La Vie de César, XXXII (Cf. diapo ci-dessus). L’historien est le seul à rapporter l’apparition de cet homme au chalumeau qui s’empare d’une trompette et passe sur l’autre rive du fleuve. Rien de cela chez Plutarque, par exemple, qui présente au contraire la décision de César comme le résultat d’une longue réflexion. Mais Suétone n’est pas le seul à avoir rapporté cet épisode. Le poète Lucain le raconte également dans son épopée historique, La Pharsale, qui retrace la récente guerre civile entre César et Pompée. Mais il est clair que la sympathie de Lucain va aux Pompéïens dont il fait des sortes de champion de la République et de la liberté alors qu’il présente César comme une espèce d’arriviste sacrilège. Chez Suétone, le Rubicon n’est pas nommé, l’apparition traverse UN fleuve, le texte dit simplement flumen alors que le nom apparaît chez Lucain, justement, comme pour insister sur la dimension historique et mythique de ce moment. Ce Rubicon, c’était justement le fleuve qui séparait l’Italie de la Gaule Cisalpine. Il est ainsi nommé à cause des pierres rouges qui se trouvaient dans son lit et sur ses bords. Si dans le texte de Suétone les paroles rapportées au style direct sont uniquement celles de César comme vous avez pu le voir, ce qui donne un sentiment de maîtrise et d’assurance, chez Lucain [2], le fantôme de la Patrie prend aussi la parole au style direct pour mettre en garde les soldats romains et leur chef sur le point de traverser le fleuve.

Face à la multiplicité des sources, qui croire ? Suétone ? Lucain ? Il semble judicieux de se tourner vers César lui-même puisqu’il raconte ce moment historique dans La Guerre civile (cf. extrait sur la diapo ci-dessus) et franchit le Rubicon sans que le lecteur soit informé. Le passage est presque entièrement consacré à une harangue que César présente devant ses troupes pour justifier et préparer son entrée illégale en Italie. C’est une façon de détourner le lecteur de l’essentiel. Le passage du Rubicon tient en cinq mots : « César part avec cette légion pour Arminium ». On est loin du récit de Suétone ; à aucun moment n’apparaît l’expression « Alea jacta est ». Il faut que le lecteur sache qu’Arminium est situé de l’autre côté du Rubicon pour comprendre que nous sommes arrivés à un moment crucial, celui où César sort de la légalité et entame réellement la guerre civile. On a simplement l’impression à la lecture de ce passage qu’il s’agit d’un mouvement de troupes, alors qu’on sait par d’autres sources, Suétone, Lucain, que l’opération ne fut pas aussi simple et qu’elle fut certainement mûrement réfléchie.

Proposition de prolongements
Veni vidi vici
Veni, vidi, vici

Suivi de la proposition de prolongement :
 la notion de « triomphe »

Carpe diem
Carpe diem

Suivi des propositions de prolongement :
 Ronsard
 L’origine étymologique des noms de la semaine en français

Pour finir la semaine, on ajoutera que :
  • samedi est le jour du sabbat, sabbati dies
  • dimanche est le jour du seigneur, dies dominicus
Cave canem
Cave canem

Un site pour penser des prolongements : ANTIQUIPOP, L’Antiquité dans la culture populaire contemporaine

Pistes et ressources complémentaires
Dossier sur le chien à Rome / Odysseum
En lien avec Pompéi :
 la nouvelle Arria Marcella de Théophile Gautier, lorsque le personnage principal retrouve une Pompéi « restaurée » ;
 Docteur Who, pour ceux qui aiment, se rend également à Pompéi.
En lien avec les graffiti : le générique de la série Rome
Vae victis

Une expression tirée de la littérature latine et déjà proverbiale à l’époque des romains.

L’épisode qui nous intéresse eut lieu vers 390 av. J.-C. Les Celtes gaulois, emmenés vers leur chef Brennus, envahirent la plaine du Pô et attaquèrent la cité étrusque de Clusium qui appela Rome à son secours. Cette dernière intervint en envoyant des médiateurs qui se présentèrent les armes à la main. Les Gaulois demandèrent réparation ; Rome refusa. L’affrontement était inévitable. Les romains furent écrasés et Rome assiégée finit par négocier le départ des troupes gauloises, ce que Brennus accepta, en échange d’une rançon d’un montant exorbitant de mille livres d’or, c’est-à-dire plus de 300 kilos d’or. Comme si la situation n’était pas encore assez humiliante pour Rome, Brennus, au moment de la pesée, jeta son épée dans la balance en s’écriant Vae victis ! « Malheur aux vaincus ! ». Cf. la vignette tirée de la BD Alix - Les légions perdues. L’épisode est raconté par l’historien Tite-Live au livre V de l’Histoire romaine.

Cette sentence est devenue proverbiale dès l’Antiquité puisqu’on la retrouve par exemple chez Plaute qui l’emploie sur le ton de la dérision à la fin du Pseudolus dans la bouche de l’esclave Pseudolus qui revient victorieux vers son maître à qui il soutire l’argent qui lui avait été promis.

Acte V, sc.2

Ps. Quíd ergo dubitas dáre mi argentum ?
Sim. Iús petis, fateór. tene.
Ps. Át negabás daturum ésse te mihi.
onera húnc hominem atque me cónsequere hac.
Sim. Egone ístum onerém ?
Ps. Onerábis, scio.
Sim. Quid ego huíc homini faciám ? satin ultro et argéntum aufert et me ínridet ?
Ps. Vae víctis.
Sim. Vorte ergo úmerum.
Ps. Em.
Sim. Hóc ego numquam rátus sum
fore me, út tibi fierem súpplex.
heu heú heu.
Ps. Desine.
Sim. Dóleo.
Ps. Ni doléres tu, ego dolérem.

En prolongement :
 Pour l’étude de la prise de Rome par les Gaulois, on peut renvoyer à l’épisode consacré à cet événement de l’émission « Un jour dans l’histoire » de Canal Académies.

Autre prolongement : le bouclier de Brennus au rugby
Fluctuat nec mergitur

Pour finir, une expression latine, mais qui elle ne nous vient pas tout droit de la littérature latine.

Elle est néanmoins d’actualité et encore présente dans nos esprits : Fluctuat nec mergitur.

Elle a certainement connu un regain de célébrité avec Brassens dans sa chanson Les copains d’abord [3]

Non, ce n’était pas le radeau
De la Méduse, ce bateau
Qu’on se le dise au fond des ports
Dise au fond des ports
Il naviguait en père peinard
Sur la grand-mare des canards
Et s’appelait les Copains d’abord
Les Copains d’abord

Ses fluctuat nec mergitur
C’était pas d’la littérature
N’en déplaise aux jeteurs de sort
Aux jeteurs de sort
Son capitaine et ses matelots
N’étaient pas des enfants d’salauds
Mais des amis franco de port
Des copains d’abord

Parolier : Georges Brassens
Paroles de Les Copains d’abord © Universal Music Publishing Group

L’expression est composée du verbe fluctuo « être ballotté sur les flots » et du verbe mergo, d’où vient notamment le terme « immersion », qui signifie « submerger » ; elle peut être traduite par « Il est ballotté par les flots, mais il n’est pas submergé » / « Il est battu par les flots, mais il ne sombre pas. »
Devise de Paris, donc, qui nous amène à comprendre que, malgré les adversités, Paris ne sombre jamais, comme l’atteste la panneau publicitaire qui a fleuri dans les rues de Paris à la suite des événements de 2015.

Proverbes qui viennent directement ... du latin !

Dans cette troisième partie de la conférence nous nous proposons de nous intéresser aux proverbes qui viennent bien du latin, mais qui ont été transposés en français et qui, pour cette raison même, ne sont pas toujours rattachés à leurs origines latines.

Jeter de l’huile sur le feu

Cette image, destinée à frapper les esprits, est employée par Horace dans ses Satires.

L’un des personnages démontre à l’autre qu’il est insensé ; en énumérant tous les traits de sa folie, et pour mieux marquer son esprit, il a recours à une courte fable qui illustre bien le caractère de celui dont il veut faire la satire. Comme si la liste des défauts n’était pas assez longue, il lui reproche d’en rajouter encore en faisant de la provocation, de « jeter de l’huile sur le feu ». C’est précisément dans cet extrait qu’on retrouve une fable qui nous est elle-même familière.

Deux choses nous intéressent dans ce passage : d’une part l’expression oleum adde camino transcrite en français par « Ajoute de l’huile sur le feu » ; d’autre part la manière dont la fable a pu être reprise et exploiter en français par La Fontaine dans « La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf ». Un double héritage, donc, proverbial et littéraire.

Liens en Horace et La Fontaine : on peut également songer à la Satire I et à la fourmi associée à l’avarice.
Prolongement possible avec l’exposition temporaire au château de Versailles « les sculptures polychromes du bosquet du Labyrinthe sur les Fables d’Esope »
Faire la fine bouche

Les latins ne parlaient pas de « faire la fine bouche » mais de« toucher d’une dent dédaigneuse ».

Telle est l’expression que l’on trouve littéralement sous la plume d’Horace dans les Satires . Le poète y peint d’une façon expressive le dédain avec lequel le rat des villes goûte au frugal repas du rat des champs qui cherche pourtant à vaincre par des mets variés le dégoût de son hôte : « vaincre le dégoût de celui qui touchait chaque met d’une dent dédaigneuse » - dente superbo.

La Fontaine s’est inspiré du poète latin pour sa fable « Le rat des villes et le rat des champs », même si le fabuliste omet le récit de la première partie, soit l’invitation du rat des champs, et centre son récit sur l’invitation du rat des villes. La Fontaine se livre ainsi à un véritable travail de tissage puisqu’il ne s’est pas inspiré du seul Phèdre [4], mais va chercher à plusieurs sources, dont Horace, pour nourrir son inspiration. S’ouvre ainsi la voie d’une lecture comparative des textes de La Fontaine et de leur source antique.

Du point de vue de la langue, on pourrait également partir d’une autre expression où se succèdent tout une série de formes en -a qui ne sont pas à mettre sur le même plan comme aide à le comprendre la scansion de l’hexamètre dactylique :
le -a- bref de fastidia en fait le complément de vincere, alors que le -a- final de varia et de cena est long ; le groupe est à l’ablatif.

’olim
rusticus urbanum murem mus paupere fertur
accepisse cauo, ueterem uetus hospes amicum,
asper et attentus quaesitis, ut tamen artum
solueret hospitiis animum. quid multa ? neque ille
sepositi ciceris nec longae inuidit auenae,
aridum et ore ferens acinum semesaque lardi
frusta dedit, cupiens uaria fastidia cena

uincere tangentis male singula dente superbo,
cum pater ipse domus palea porrectus in horna
esset ador loliumque, dapis meliora relinquens.

Traduction proposée sur le site mediterranees.net
« Comme il y avait, de longue date, entre le rat de ville et le rat des champs une hospitalière amitié, le rat des champs invita son camarade à le visiter dans son trou. C’était un rat économe et dur à soi-même, et pourtant, dans l’occasion, il savait se relâcher de ses principes. Ainsi le voilà qui prodigue à son hôte avoine et pois, et toutes les provisions qu’il avait péniblement amassées : des grains de raisin du dernier automne, et du lard quelque peu rongé mais fort présentable, enfin tout ce qui pouvait affriander ce convive superbe et dédaigneux, qui touche à tout sans rien manger. Lui cependant, le maître de céans, se tenait modestement sur sa paille, et, se contentant de quelque grain d’orge ou d’ivraie, il laissait au citadin tout ce qu’il avait de meilleur. »

L’argent n’a pas d’odeur

Cette autre expression peut susciter l’intérêt des élèves. Elle vient d’une expression latine qui n’est pas tout à fait équivalente, mais qui a fait l’objet d’une transposition.
Quel en est son auteur ?

Juvénal nous renseigne dans les Satires. Il fait allusion à une anecdote rapportée par Suétone dans La vie de Vespasien. À son fils qui lui reprochait d’avoir créé un impôt sur l’urine, Vespasien fit sentir à son fils une pièce de monnaie qui provenait de l’argent récolté sur cette taxe et lui demanda si elle avait une odeur particulière. Et telle est la conclusion qu’en tire Juvénal :

« L’argent a bonne odeur » - lucri bonus odor - dit le latin.

Prolongement :
 À partir de cette expression, on peut rappeler que le lucre avait à l’origine pour sens en français, selon la définition du Littré, « profit qui se tire d’une activité quelconque ». Puis il a pris un sens péjoratif pour désigner « un profit plus ou moins licite, recherché avec habileté » ; ce sens était déjà présent en latin comme le montre cet extrait de Sénèque où Hippolyte décrit la fin d’un âge d’or :

Rompirent cet accord la fureur impie du lucre, la rage aveugle, la passion entraînant les vouloirs qu’elle enflamme.

Phèdre, v. 540-543

Le lucre y a déjà le sens péjoratif qu’il a pris en français.

Prolongement possible sur les devises des empereurs : les formes courtes sont d’une grande richesse et accessibles en classe.
En matière de formes courtes, sont également évoquées les citations des cadrans solaires, auxquelles s’ajoutent celles des horloges astronomiques.
Ex. : Omnes vulnerant, ultima necat. (omnes = les heures)
On pensera également aux épitaphes.
La Fortune sourit aux audacieux

C’est une vieille expression qui avait déjà valeur proverbiale dans l’Antiquité, qui faisait partie de ces vieux proverbes, comme le dit Sénèque [5], « qui touchent l’âme ».

On la retrouve chez de nombreux auteurs ; en voici deux exemples.

Dans les Tusculanes (cf. ci-dessus 1ère citation), qui se présentent comme un dialogue fictif à la façon de la maïeutique socratique, Cicéron a pour but de faire comprendre à son interlocuteur qu’il ne tient qu’à l’homme d’être heureux. Cicéron emploie ici l’adjectif fortis, et non audax, car ce dernier est le plus souvent employé en mauvaise part, comme en témoignent ces mots du même Cicéron au début de la deuxième Philippique : audacior quam Catilina, furiosor quam Clodius. Il préfère donc employer fortis dans notre contexte.

L’adjectif varie néanmoins d’une plume à l’autre, puisque Virgile, dans la deuxième citation, lui qui a du reste rendu l’expression célèbre, emploie pour cette même expression le participe audentis qui désigne une noble hardiesse. Pour remettre l’expression dans son contexte, Énée, après toutes sortes de péripéties, arrive au Latium avec ses compagnons et au moment de livrer combat, dans l’espoir de repousser les arrivants, Turnus, son adversaires, encourage les siens (Cf. ci-dessus 2nde citation).

Des prolongements sont possibles autour du mot « fortune » puisque c’est le point névralgique des deux expressions, chez Cicéron et chez Virgile : Fortis Fortuna adjuvat / Audentis Fortuna juvat [6] . Fortuna est la divinité qui présidait aux hasards de la vie ; il y avait un temple de la Fortune.

Fortuna redux, monnaie du IIe s. ap. J.-C.
©Wikipedia - Licence Creative Commons CC BY-SA 4.0

Les anciens la représentaient sous la forme d’une femme, tantôt assise, tantôt debout, tenant dans sa main une corne d’abondance et ayant une roue avec un gouvernail à côté d’elle pour marquer l’inconstance, d’où l’expression au Moyen-Age de « la roue de la fortune ». On a toutes sortes de représentations, notamment du XVème siècle, où l’on voit cette figure tournant la roue, dans les manuscrits par exemple. Si le mot a pris en français contemporain le sens de « richesses », il reste employé dans certaines expressions dans son sens ancien : « manger à la fortune du pot ». On évoquera également le terme « infortune », qui lui est resté plus fidèle, peut-être, à son origine latine.

L’expression Fortis fortuna adjuvat est également citée dans Harry Potter comme mot de passe des Gryffondors. De fait, la saga comprend beaucoup de références à l’Antiquité.
Mieux vaut tard que jamais

Pour finir, cette pirouette « Mieux vaut tard que jamais » par laquelle il nous est tous arrivé de nous excuser pour un retard.

Si l’on en croit Valère-Maxime dans Les faits et dits mémorables, Socrate lui-même y a eu recours, preuve que l’expression était déjà proverbiale chez les Grecs :

Socrate aussi, comme on le sait bien, se mit à jouer de la lyre à un âge avancé estimant qu’il valait encore mieux acquérir tard la pratique de cet art que jamais.

L’expression est devenue un topos dans l’Antiquité. Elle est employée par Tite-Live dans l’Histoire romaine, dans un contexte tendu qui opposait à Rome les patriciens et les plébéiens :

Le contexte donne l’occasion de s’intéresser au rapport entre patriciens et plébéiens dans la Rome antique. On le sait, dans la société romaine, il fallait distinguer les hommes libres d’un côté, et les esclaves de l’autre ; et même au sein des hommes libres, tous n’avaient pas les mêmes droits. On sait que, justement, sous la Royauté, aux patriciens s’opposaient les plébéiens, qui n’étaient finalement que de simples spectateurs de la vie publique ; et c’est sous la République qu’ils finirent par accéder à toutes les fonctions de gouvernement, jusqu’au consulat. Mais il exista toujours des tensions entre les deux.

On peut prolonger en évoquant l’héritage des valeurs politiques et citoyennes auxquelles sont attachées celles du droit, de la justice, de la vertu, du bien commun.
On peut citer pour terminer ce mot de Cicéron, la République :

Le peuple est un rassemblement d’un grand nombre d’individus associés par un accord sur le droit et une communauté d’intérêts.

Quand on a tout oublié du latin, certains gardent encore en mémoire cette clef de voûte de l’institution romaine - Senatus populusque romanus -, et aujourd’hui le symbole de la ville de Rome.

Bibliographie de la conférence
 Estelle Debouy Alea jacta est. Vous parlez latin sans le savoir, Pocket, 2016.
 Estelle Debouy Ipse dixit, le latin en bref, PUR, 2018 [7]
 Renzo Tosi Dictionnaire des sentences grecques et latines, éd. Jérôme Millon, 2010.

Compilation faite à partir des propositions des participants.


BIBLIOGRAPHIE

Lexique
Les racines grecques, Jean Bouffartigue, Anne-Marie Delrieu, Éditions Belin, 1996
Les racines latines, Jean Bouffartigue, Anne-Marie Delrieu, Éditions Belin, 1996
Les curiosités mythologies, René Garrus

Mythologie / Histoire antique
 Petites histoires des expressions de la mythologie, Brigitte Heller Arfouillère.
 La flèche du Parthe, ou comment suivre à la lettre les mots grecs et latins de notre langue, Catherine Eugène, Hatier, 1995.
 La Puce à l’oreille, Claude Duneton, Poche.
 La Grèce et Rome par les anecdotes, Justin Favrod, infolio, 2008.
 De la nécessité du grec et du latin, Alain Rey, Gilles Siouffi, Flammarion, 2016.
 Les Pages rosses. Craductions, Bruno Fern, Typhaine Garnier, Christian Prigent Présentation de l’éditeur

Recueil de citations
 Le Livre d’Astérix : il propose une double page consacrée aux citations latines de Triple-Patte.
 Le site personnel de Nadia Pla Sententiae latinae qui fournit une liste d’expressions déjà élaborée : une source possible pour ceux qui souhaitent par exemple instituer une rituel de classe.


SITOGRAPHIE
 Antiquipop : https://antiquipop.hypotheses.org/
 Des ressources pour le collège et pour le lycée : Odysseum
Notamment :
Lire et faire lire : mon quart d’heure lecture sur Odysseum
« Le jardinier des mots », offert à Odysseum par l’académie de Nancy-Metz
 Ressources FCA
Page eduscol consacrée au Français Culture Antique
Rubrique FCA sur Odysseum
Rubrique FCA sur la Page des Lettres


ACTIVITÉS
 Deux activités pour travailler sur des expressions proposées par Sophie Gauyet sur Odysseum
 Jeu de cartes à associer : carte illustration / carte narrative ( qui comprend l’expression et son origine)
À partir d’une illustration, les élèves essaient de reconnaitre les personnages, l’épisode représenté et dans le cas des histoires les plus célèbres, ils identifient l’expression. Le rituel se termine par la lecture de la carte « narrative ».
 « Mythologie, mytholo...jeu », le jeu des expressions (Jeux Sylvie de Soye)
 « La boîte de mythologie », Luc Ferry
Les élèves adorent ce jeu que je fais au dernier cours avant les vacances. Je forme des équipes et elles doivent s’affronter.
 Petit rituel de lecture appuyé sur le petit ouvrage :
Brigitte Heller Petites Histoires des expressions de la mythologie, Flammarion Jeunesse. Les élèves présentent ensuite l’expression à l’oral, en suivant une présentation type. Les expressions sont ensuite affichées dans les couloirs.
 Un travail du même ordre peut être fait à partir d’oeuvres d’art légendées, antiques ou modernes.
 Faire des rebus avec les expressions.
 Un jeu que les élèves aiment beaucoup : découper les citations latines en « étiquettes », mélanger les étiquettes et les apparier !
 Travailler à l’oral : un élève commence une citation, un autre la termine ou donne sa traduction...

Notes

[1Proverbes et expressions proverbiales dans la littérature narrative du Moyen Âge français, Éditions Slatkine

[3Expression également présente dans la chanson de Bourvil « Pour sûr », Paroles de Jean Rafa, Bourvil / Musique d’Émile Prud’homme © Beuscher Arpège

Pour sûr,
Elle : Qu’est-ce que tu dis ?
C’est l’histoire de mon cœur,
Pour sûr,
Elle : Qu’est-ce que tu dis ?
Qui finit dans l’malheur.
Notre amour est une barque en détresse.
Va falloir lancer le S.O.S.
Pour sûr,
Elle : Qu’est-ce que tu dis ?
Il fallait qu’ça arrive.

Pour sûr,
Elle : Qu’est-ce que tu dis ?
Je vais à la dérive.
Adieu la vie et l’aventure

Oui mais heureusement... que Fluctuat nec mergitur aussi
Elle : Qu’est-ce que tu dis ?
Toi... si tu me r’dis « Qu’est-ce que tu dis ? »... J’vais finir par te l’dire... Tu vas voir...

[4Estelle Debouy Phèdre. Fables. Choix de fables traduites et annotées, Rivage Poche / Petite Bibliothèque, 2018. Consulter également sur Odysseum l’article « La Fontaine, lecteur de Phèdre ».

[5Lettres à Lucilius

[6juvare et adjuvare sont transitifs. Il faudra donc à tout le moins attirer l’attention des élèves sur le fait que fortis et audentis sont des formes alternatives de l’accusatif pluriel fortes et audentes

[7Contient un indexe grammatical qui permet au lecteur de réviser telle ou telle notion de grammaire en relisant tous les extraits qui l’illustrent. Ainsi une entrée sur l’adjectif verbal, ou sur les emplois de ut + subjonctif.

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