La langue et les valeurs en jeu dans le récit Hybrider, débrider la lecture de La Princesse de Clèves

, par Inspection pédagogique régionale de Lettres

Cet article fait partie du dossier « Hybrider, débrider la lecture de La Princesse de Clèves ».

DE QUOI L’AMOUR EST-IL LE NOM DANS LA PRINCESSE DE CLÈVES ?

On sait que la langue est un corps de prescriptions et d’habitudes, commun à tous les écrivains d’une époque. Cela veut dire que la langue est comme une Nature qui passe entièrement à travers la parole de l’écrivain, sans pour autant lui donner aucune forme, sans même la nourrir : elle est comme un cercle abstrait de vérités, hors duquel seulement commence à se déposer la densité d’un verbe solitaire.

[…] car le langage n’est jamais innocent : les mots ont une mémoire seconde qui se prolonge mystérieusement au milieu des significations nouvelles. L’écriture est précisément ce compromis entre une liberté et un souvenir.

Roland Barthes, «  Qu’est-ce que l’écriture ?  »,
Le Degré zéro de l’écriture, Éditions du Seuil, 1953.

Pourquoi faire de la langue une entrée possible dans l’œuvre ?

L’état de langue ancien et le style de La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette apparaissent pour beaucoup d’enseignants comme un obstacle à l’entrée des lecteurs dans l’œuvre.

En effet, les difficultés sont de plusieurs ordres  :

  • linguistique  : alors que le lexique est marqué par l’évolution sémantique de termes aujourd’hui encore usités, mais à la signification différente, souvent atténuée, ou bien marquée par la polysémie, la syntaxe est bien souvent hypotaxique, et le texte comporte nombre de périodes.
  • stylistique  : la langue galante déploie un art de la conversation riche en implicites et en sous-entendus, et qui recourt volontiers à l’euphémisme, à la litote, en raison de la bienséance et des convenances qui règlent les échanges, et de l’impossibilité pour les protagonistes de créer un espace ou une parole intimes dans la société de cour dans laquelle ils évoluent, comme en attestent les très rares moments où les personnages se retrouvent seuls ou bien deux à deux.
  • axiologique  : certaines valeurs en jeu se révèlent a priori éloignées de l’univers qu’on suppose familier aux élèves d’aujourd’hui. Cela vaut aussi bien pour les enjeux du mariage aristocratique au XVIIe s., en particulier celui de Mademoiselle de Chartres et de Monsieur de Clèves, que pour l’éducation singulière que l’héroïne a reçue de sa mère (singulière aux yeux des élèves peut-être, mais aussi du point de vue des autres personnages de la cour) et pour l’opposition entre la galanterie et l’amour.

La référence au propos de Roland Barthes fait écho à deux enjeux quand il s’agit de faire lire une œuvre complexe comme La Princesse de Clèves  :

  • Comment s’exprime l’intimité des personnages dans une parole aussi socialement codée que celle de la cour  ? Les personnages ont-ils une langue qui leur est propre  ?
  • La langue précieuse est-elle marquée par la précision des termes et la subtilité des nuances entre les termes, comme on le croit souvent, ou bien se caractérise-t-elle par des termes au sens vague et fluctuant  ?

L’expression de l’amour est marquée par l’ambivalence de certains termes (amant), ou par un lexique toujours en usage mais dont le sens est aujourd’hui atténué (étonnement, passion), et structurée par des oppositions («  galanterie  » versus «  amour  ») qui structurent une axiologie à la croisée de la Préciosité et de la pensée des moralistes marqués par l’augustinisme. C’est aussi la préférence pour le lexique abstrait et pour l’hypotaxe qui achève de faire de La Princesse de Clèves un texte résistant.

Comment faire de la complexité de la langue et du style de La Princesse de Clèves, non un obstacle, mais un levier pour permettre aux élèves d’entrer dans l’œuvre, dans son univers et de s’interroger sur les valeurs mises en jeu, parfois mises en tension par le récit  ?

Alors que la perspective narrative n’est sans doute pas la plus aisée des voies pour accéder à l’œuvre, du fait des récits enchâssés et d’un récit dont la structure n’est pas immédiatement visible, on peut considérer au contraire la résistance opposée par la langue comme une porte d’entrée dans l’œuvre, et avoir recours au lexique et à la syntaxe comme des leviers clairement identifiables pour permettre une appropriation des nœuds éthiques proposés par l’œuvre et de son univers de référence, dont l’écart avec celui du lecteur du XXIe siècle est a priori considérable.

L’écueil à éviter est double  :

  • Il ne s’agit pas de donner un glossaire établi à l’avance, une liste lexicale préalable à la lecture de l’œuvre, peu propice à la construction de stratégies du lecteur confronté à des implicites ou à un univers de référence éloigné de lui  ; on préférera en revanche approfondir la signification des concepts-clés au fur et à mesure de la lecture de l’œuvre.
  • Il ne s’agit pas non plus de réduire la découverte du style d’un auteur et d’une époque au relevé et à l’identification, au détriment de l’appropriation par imitation et actualisation.

Plus précisément, c’est par une approche conciliant la micro-lecture et les enjeux moraux de l’œuvre qu’on cherchera à favoriser son appropriation, par la problématisation de la découverte du lexique et de l’expression de l’amour, mot a priori transparent, mais qui se charge de significations et de manifestations plurielles dans le roman.
L’entrée linguistique réservera une part à la figuration du champ sémantique de l’amour pour faire résonner la lecture avec la pratique de la cartographie allégorique et la spatialisation de l’intime, contemporaine de la rédaction de La Princesse de Clèves, ce roman de la subjectivité et de l’intériorisation des affects.
Il s’agit donc d’entrelacer la lecture et l’imprégnation de la langue, de lier une façon de penser, d’écrire et de dire à une époque donnée pour se l’approprier et l’actualiser. Le pari repose donc sur la possibilité pour l’élève de dépasser l’effet de distance induit par un état de langue ancien et de se familiariser avec la langue pour lui permettre un accès à la compréhension des enjeux éthiques portés par le « roman » de Madame de Lafayette.

Pour cela, il nous semble que l’hybridation de l’enseignement peut aider à faire lire une œuvre complexe.

Étapes du parcours

Étape 1  - Dessiner le cheminement amoureux des trois personnages

Objectifs  :

  • Lire l’œuvre selon la perspective d’un des trois protagonistes
  • Mettre à jour les valeurs en jeu dans le récit par l’analyse du parcours des protagonistes et se familiariser avec l’expression de l’amour dans le roman

Il s’agit ici de proposer comme premier contact avec l’œuvre un parcours de lecture partielle, en faisant adopter la perspective d’un des trois protagonistes qui épouse le trajet affectif des deux autres pour favoriser l’investissement du lecteur dans un personnage, l’appropriation de la construction du récit, et l’expérience de la pluralité des lectures.

On invite aussi à relever les termes du champ sémantique de l’amour. L’écueil à éviter est la distribution d’un glossaire déjà préconçu, que l’élève peinera à s’approprier et qui ne rendra pas compte de la richesse sémantique des termes qui apparaissent dans le roman, du fait de leur décontextualisation.

Étape 2  - Cartographier le sentiment amoureux

Objectifs  :

  • Problématiser l’approche des notions-clés du roman et esquisser son univers culturel de référence

Voici la carte du sentiment amoureux à laquelle on pourrait aboutir en classe  :

Étape 3  : Explorer le champ sémantique de l’amour dans l’œuvre

Objectifs :

  • Accéder à la vivacité du lexique et le mettre en situation
  • Dégager les nœuds éthiques de l’œuvre et les dilemmes moraux auxquels sont confrontés les protagonistes

Après avoir construit puis «  déconstruit  » l’outil de leur lecture, la carte du sentiment amoureux, les élèves vont pouvoir explorer l’expression de l’amour au cœur de l’écriture. L’héritage précieux est paradoxal en ce que la finesse de la distinction des sentiments et des nuances affectives donne pourtant un caractère vague aux significations des termes amoureux.

Selon le lexicologue Georges Matoré, « la plupart des termes du vocabulaire galant appartiennent à la catégorie des ‘mots vagues’ dont l’indétermination ne semble pas gêner les mondains du XVIIe siècle, mais dont le lecteur du XXe siècle n’évalue le sens que de manière incertaine ». C’est à partir de ce postulat qu’on invite les élèves à approfondir la compréhension des mots-clés pour la compréhension de l’œuvre.

Ainsi, La Princesse de Clèves est structurée par deux conceptions opposées des rapports amoureux, comme le précise G. Matoré : « Alors que dans l’action principale du roman, des mots comme vertu, estime, respect se manifestent respectivement par 22, 21 et 13 occurrences, ils jouent un rôle insignifiant dans les digressions (un seul exemple pour chacun des trois termes). L’ambivalence du vocabulaire est le reflet des deux attitudes successives relatives à l’amour. » Ce commentaire rejoint la distinction de Jean Mesnard entre amour pur et amour impur, entre les amours de l’intrigue centrale et les autres.
L’attention fine portée au lexique permettra ainsi de mettre à jour l’axiologie propre au roman, à travers l’étude du couple antonymique mari/amant et d’éviter le risque de l’anachronisme lié au sens classique du terme amant.

Polysémie du mot amant ? Quand le mari se veut amant, et l’amant se veut mari. 

Corpus de citations  :

Citation 1, au sujet de Monsieur de Clèves : «  La qualité de mari lui donna de plus grands privilèges ; mais elle ne lui donna pas une autre place dans le cœur de sa femme. Cela fit aussi que pour être son mari, il ne laissa pas d’être son amant, parce qu’il avait toujours quelque chose à souhaiter au-delà de sa possession ; » 

Citation 2, au sujet de la princesse de Clèves : « Elle ne se trouva pas la même disposition à dire à sa mère ce qu’elle pensait des sentiments de ce prince qu’elle avait eue à lui parler de ses autres amants. »

Citation 3, au sujet de Monsieur de Nemours  : «  Comment ! reprit madame la dauphine, monsieur de Nemours ne veut pas que sa maîtresse aille au bal ? J’avais bien cru que les maris pouvaient souhaiter que leurs femmes n’y allassent pas ; mais pour les amants, je n’avais jamais pensé qu’ils pussent être de ce sentiment. »

Citation 4, au sujet de Monsieur de Nemours : «  Je vous croirais toujours amoureux et aimé, et je ne me tromperais pas souvent. Dans cet état néanmoins, je n’aurais d’autre parti à prendre que celui de la souffrance ; je ne sais même si j’oserais me plaindre. On fait des reproches à un amant ; mais en fait-on à un mari, quand on n’a à lui reprocher que de n’avoir plus d’amour ?  »

Analyse du corpus  : 

Le choix d’attirer l’attention sur le terme «  amant  » permet de dépasser la définition d’être qui aime (et parfois, qui est aimé en retour) en dehors de la relation conjugale, et de problématiser la place de l’amour au sein du mariage dans la société curiale de la seconde moitié du XVIIe siècle. Comme le précise Christian Biet (cf. annexe 4), c’est la confusion entre le statut de mari et d’amant qui perdra Monsieur de Clèves, car il veut être aimé et marié, être l’amant et le mari, à une époque où c’est l’amitié qui est supposée unir les époux, sentiment «  capable d’empêcher les débordements passionnels  ».

Le statut d’amant recouvre lui-même des sens différents, selon que le terme désigne Le Chevalier de Guise, par exemple, ou le Duc de Nemours. Alors que dans le premier cas, le terme «  amant  » signifie prétendant, soupirant qui n’est pas aimé en retour, au moment où l’héroïne s’appelle encore Mademoiselle de Chartres ou est tout juste mariée, dans le second cas en revanche, l’amant est celui que l’on aime d’une passion interdite aux yeux de la princesse et de sa mère. Le duc de Nemours s’éloigne du type du galant au profit de l’amoureux passionnel. Or, le problème vient justement de ce que l’amant veut à son tour être mari à la fin du roman, et finit par concevoir l’amour dans le mariage, après l’avoir conçu en dehors du mariage.

Cette analyse lexicale pourra être enrichie par cette réflexion d’Henriette Levillain, afin d’expliciter le lien entre l’étude de la langue et la découverte des valeurs portées par le roman :

ainsi, à la différence de ce qu’avaient imaginé les précieuses à partir de la carte de Tendre, aucune nomenclature, ne parvient dans La Princesse de Clèves, à définir la vérité du sentiment amoureux. Cela pour deux raisons. La première est que chaque individu y éprouve l’amour à sa façon. (…) C’est à partir de la découverte de ces nuances infinies par Madame de Lafayette que la voie a été ouverte à la littérature de l’individu.

Des variations dans la connotation  : les mots «  galant  » et «  galanterie  »

Le terme «  galanterie  » est défini tour à tour dans les dictionnaires comme synonyme d’élégance, de charme, voire de probité en amour, mais aussi d’amour mondain, de liaison amoureuse, de coucheries, et s’oppose ainsi à l’amour pur qu’évoque Jean Mesnard, en référence à la maxime 69 de La Rochefoucauld. Il est aussi marqué par son ambivalence dans le roman  : tantôt il apparaît comme un terme mélioratif quand il est couplé avec «  magnificence  » (cf. incipit du roman), tantôt, associé au terme «  ambition  », il est connoté de manière péjorative et ouvre sur la dimension critique du roman à l’égard de la société curiale, de ses faux-semblants et de sa vanité.

Problème posé  : Y a-t-il une dénonciation de la galanterie dans La Princesse de Clèves ?

«  L’estime  », partagée entre amour et amitié

Le terme «  estime  » est associé tour à tour à ceux de «  respect  », de «  reconnaissance  », d’« admiration  », de «  passion  ». Il concerne aussi bien les sentiments de Monsieur de Clèves pour son épouse, ceux que Madame De Clèves nourrit pour son mari d’une part, et pour son amant d’autre part, et enfin les sentiments qu’elle prête à son amant. C’est donc ici un exemple parfait de ces termes au sens fluctuant, renvoyant aussi bien à l’amitié conjugale qu’à la passion amoureuse. Pour autant, son importance est capitale car la valeur de l’estime, adossée à celle de l’honneur et du devoir moral, guide les choix moraux des protagonistes. C’est par « amitié et (…) estime  » pour son mari que la princesse avoue, de manière extraordinaire, son amour pour un autre  ; parallèlement, c’est la perte de «  l’estime et (de) la tendresse  » que Monsieur de Clèves avait pour son épouse qui lui rend la mort agréable  : «  la vie me ferait horreur  ».

Problème posé  : Quel lien existe-t-il entre sentiment et honneur dans le roman ?

L’intensité du mot «  déplaisir  » : de l’euphémisme à l’hyperbole

Le mot «  déplaisir  », au sens classique de «  tristesse, douleur  », apparaît rarement dans le roman. Toutefois, son apparition est emblématique de l’opposition des valeurs en jeu dans le roman et des mondes auxquels appartiennent les personnages. En effet, dans la bouche de la reine dauphine, il désigne, par hyperbole, la déception éphémère de l’échec du projet de mariage de Mademoiselle de Chartres et de Monsieur d’Anville  : «  La reine dauphine témoigna à mademoiselle de Chartres, avec beaucoup d’amitié, le déplaisir qu’elle avait de lui avoir été inutile  ». Il renvoie alors au monde galant où les liaisons ont un intérêt social, voire économique, et mènent à des alliances matrimoniales. Bien au contraire, quand ce sont Madame de Chartres ou Monsieur de Clèves qui l’emploient, le terme «  déplaisir  » revêt un sens euphémistique et révèle le tragique éprouvé par les individus à l’agonie. Madame de Chartres déclare ainsi à sa fille, avant de mourir : «  Il faut nous quitter, ma fille, lui dit-elle, en lui tendant la main ; le péril où je vous laisse, et le besoin que vous avez de moi, augmentent le déplaisir que j’ai de vous quitter.  » De même, les deux occurrences de «  déplaisir  » dans les paroles de Monsieur de Clèves sont aussi associées à la mort  : «  je meurs du cruel déplaisir que vous m’avez donné  », dit-il à son épouse. On remarque ainsi comment les deux systèmes de valeurs qui séparent les personnages en deux mondes étanches sont arrimés à un usage de la langue, aux enjeux éthiques et esthétiques  : l’excès et la vanité sociale pour les uns, la retenue pudique et le tragique existentiel pour les autres.

Problème posé : L’expression de la douleur permet-elle de faire la partition entre les personnages et entre leurs valeurs  ? Les personnages trouvent-ils un moyen d’expression personnelle au sein de la langue sociale, codifiée de la cour  ? Le langage est-il social ou existe-t-il un langage intime  ?

Étape 4  : Quelle morale pour le roman  ? Écriture moraliste et écriture romanesque

Objectifs  :

  • Lier le travail sur la langue à l’étude de l’histoire littéraire et problématiser l’axiologie en jeu dans les écritures
  • Se familiariser avec la langue et le style de l’œuvre par des lectures intertextuelles
  • S’approprier le genre de la maxime par une lecture actualisante au service de l’interprétation du roman

Corpus de maximes  :

La Rochefoucauld, Maximes, 43 

L’homme croit souvent se conduire lorsqu’il est conduit  ; et pendant que par son esprit il tend à un but, son cœur l’entraîne insensiblement à un autre .

Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, 4e Partie

J’avoue, répondit-elle, que les passions peuvent me conduire mais elles ne sauraient m’aveugler.

La confrontation de ces deux passages permet de comprendre la spécificité de la morale que construit l’écriture romanesque. Dans son article « La Princesse de Clèves et le processus de civilisation », Anne Löcherbach écrit  : « Tandis que La Rochefoucauld se contente de constater l’échec de l’homme devant le projet d’autodétermination, Mme de Lafayette montre une possibilité d’échapper à la détermination par des forces extérieures au moi : renoncer à ses passions peut mener à un acte de reconquête de soi-même. » Le propos de la protagoniste, cité plus haut, met en évidence l’écart entre le pessimisme du moraliste, dont Madame de Lafayette, comme le rappelle Jean Mesnard, jugeait les maximes trop dures, et l’optimisme volontariste mis en scène par la romancière qui affirme la possibilité de conquérir sa liberté. Du moins s’agit-il d’une interprétation possible du dénouement de la destinée romanesque de la princesse.

La Rochefoucauld, Maximes, 79

Le silence est le parti le plus sûr de celui qui se défie de soi-même.

Si la notion de silence semble contrevenir à l’aveu d’une princesse qui fait la conquête d’une parole subjective et personnelle au cours du roman, il convient quand même de voir dans sa retraite le choix du silence mondain. A contrario, le silence s’oppose au bruit que le duc de Nemours fait courir sur l’aveu de la princesse à son mari dont il a été témoin.

La Rochefoucauld, Maximes, 402

Ce qui se trouve le moins dans la galanterie, c’est l’amour.

Si le roman oppose par bien des manières la galanterie et l’amour, force est de constater que cette opposition est mise à mal par le Duc de Nemours qui franchit la frontière entre l’amant galant et l’amoureux passionné.

La Bruyère, Les Caractères, «  Du Cœur  », 7 

L’amour et l’amitié s’excluent l’un l’autre.

C’est bien le problème rencontré par Monsieur de Clèves qui ne respecte pas la loi conjugale alors en cours, qui exclut la passion au profit de l’amitié (cf. article de C.Biet).

Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, 1678 :

Les paroles les plus obscures d’un homme qui plaît donnent plus d’agitation que les déclarations ouvertes d’un homme qui ne plaît pas.

Si vous jugez sur les apparences, vous serez souvent trompée : ce qui paraît n’est presque jamais la vérité.

Ici, la maxime apparaît au cœur de l’écriture romanesque et est énoncée par la voix narrative. Les codes moraux innervent donc la langue romanesque. Le caractère gnomique de la maxime est mis à l’épreuve par la complexité du roman, son énonciation polyphonique, sa structure qui oppose les valeurs mises en scène.

Étape 5  : Analyser le style de La Princesse de Clèves

Objectifs  :

  • Comparer l’écriture narrative de la romancière et l’écriture fragmentaire des moralistes  : traits communs stylistiques et spécificités éthiques
  • Percevoir l’articulation entre l’éthique et l’esthétique dans l’écriture romanesque

Dans un article paru dans Littératures Classiques en 2006, Nathalie Fournier analyse un extrait qui fait entendre la voix de la princesse  :

 Il est vrai que j’ai des raisons de m’éloigner de la cour et que je veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n’ai jamais donné nulle marque de faiblesse et je ne craindrais pas d’en laisser paraître si vous me laissiez la liberté de me retirer de la cour ou si j’avais encore Madame de Chartres pour aider à me conduire. Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec joie pour me conserver digne d’être à vous. Je vous demande mille pardons, si j’ai des sentiments qui vous déplaisent, du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions.

Elle y montre comment le respect de la bienséance, l’impossibilité de dévoiler l’identité de l’être aimé se lisent dans le choix de tournures impersonnelles, de termes génériques ou collectifs, dans l’effacement de l’objet (syntaxique parfois) de l’amour. Elle se prête d’ailleurs au jeu d’expliciter le complément omis  : le tour gnomique ne correspond plus à un propos généralisant comme dans la maxime, mais à une stratégie d’esquive de la part de l’héroïne pour préserver l’anonymat de son amant.

 Il est vrai que j’ai des raisons de m’éloigner de la cour et que je veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n’ai jamais donné [à Nemours] nulle marque de faiblesse et je ne craindrais pas d’en laisser paraître [à Nemours] si vous me laissiez la liberté de me retirer de la cour ou si j’avais encore Madame de Chartres pour aider à me conduire. Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec joie pour me conserver digne d’être à vous. Je vous demande mille pardons, si j’ai des sentiments [pour Nemours] qui vous déplaisent, du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions.

Nathalie Fournier en conclut à «  l’exploitation d’un fonds à la fois thématique et linguistique commun, caractéristique du genre romanesque  ». On peut aussi y voir la manière dont la protagoniste emprunte et s’approprie un langage normé et contraint, pour dépasser le statut d’être purement social et objectivé et s’affirmer comme sujet, non par ce qu’elle dit, mais par ce qu’elle tait. Cet extrait montre comment la princesse parvient à une maîtrise de langage et de l’expression de ses sentiments à la fin du roman, après les maladresses de son entrée à la cour, notamment lors de la scène du bal.

Conclusion
Le contexte d’enseignement hybride permet d’affirmer les choix suivants  : 
 Favoriser l’appropriation de l’œuvre, dans une lecture à double échelle : entrelacer la macro-lecture et la micro-lecture, la lecture de l’œuvre et l’imprégnation de la langue
 Problématiser l’approche du travail lexical, porter l’attention sur la singularité de la langue et le style, s’approprier le lexique de l’œuvre et le réinvestir
 Faire découvrir l’univers de référence de l’œuvre et interroger ses valeurs : articuler l’analyse de la langue et les enjeux éthiques du roman, débattre
 Faire de l’histoire littéraire une pratique : confronter écriture romanesque et genre de la maxime, actualiser les maximes
 Contribuer à la construction de la subjectivité et du jugement du lecteur, en dialogue avec les pairs et l’enseignant, et souligner la légitimité de la pluralité des lectures

Éléments pour une bibliographie

Articles et ouvrages 

BIET Christian, « Droit et fiction : la représentation du mariage dans La Princesse de Clèves », in Littératures classiques, Supplément au n°12, 1990

FOURNIER Nathalie, «  Affinités et discordances stylistiques entre Les Désordres de l’amour et La Princesse de Clèves : indices et enjeux d’une réécriture  », in Littératures classiques, 61, 2006/3

HERSCHBERG-PIERROT Anne, Stylistique de la prose, Belin Sup Lettres, 1993

LEHMANN Anne, MARTIN-BERTHET Françoise, Introduction à la lexicologie, Armand Colin, 1998

LEVILLAIN Henriette, La Princesse de Clèves, Foliothèque, Galimard, 1995

LÖCHERBACH Anne, « La Princesse de Clèves et le processus de civilisation », Pratiques, 151-152, 2011

MATORÉ Georges, «  Remarques sur le vocabulaire galant de La Princesse de Clèves  », L’Information Grammaticale, 44, 1990

Usuels 

CAYROU Gaston, Dictionnaire du français classique  : la langue du XVIIe siècle, Livre de Poche, 2000 (première édition en 1923, sous le titre  : Le Français classique  : Lexique de la langue du XVIIe siècle, Didier)

LAFFONT Robert, BOMPIANI Valentino (dir.), Nouveau Dictionnaire des Œuvres, 1994, et Dictionnaire des Personnages, Bouquins, Robert Laffont

REY Alain (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1992

Site internet 

Le texte intégral de la Princesse de Clèves, repris de la bibliothèque ABU, est accessible sur le site disciplinaire de Lettres de l’académie de Rouen  :
http://lettres.ac-rouen.fr/francais/tendre/cleve1.html

Annexes

Annexe 1 – Cheminement amoureux des trois protagonistes : extraits choisis

La Princesse de Clèves

Extrait 1 – Première partie

Le lendemain, la cérémonie des noces se fit. Madame de Clèves y vit le duc de Nemours avec une mine et une grâce si admirables, qu’elle en fut encore plus surprise. Les jours suivants, elle le vit chez la reine dauphine, elle le vit jouer à la paume avec le roi, elle le vit courre la bague, elle l’entendit parler ; mais elle le vit toujours surpasser de si loin tous les autres, et se rendre tellement maître de la conversation dans tous les lieux où il était, par l’air de sa personne et par l’agrément de son esprit, qu’il fit, en peu de temps, une grande impression dans son cœur. Il est vrai aussi que, comme monsieur de Nemours sentait pour elle une inclination violente, qui lui donnait cette douceur et cet enjouement qu’inspirent les premiers désirs de plaire, il était encore plus aimable qu’il n’avait accoutumé de l’être ; de sorte que, se voyant souvent, et se voyant l’un et l’autre ce qu’il y avait de plus parfait à la cour, il était difficile qu’ils ne se plussent infiniment.

Extrait 2 – Quatrième partie

Quel effet produisit cette vue d’un moment dans le cœur de Madame de Clèves ! Quelle passion endormie se ralluma dans son cœur, et avec quelle violence ! Elle s’alla asseoir dans le même endroit d’où venait de sortir monsieur de Nemours ; elle y demeura comme accablée. Ce prince se présenta à son esprit, aimable au−dessus de tout ce qui était au monde, l’aimant depuis longtemps avec une passion pleine de respect jusqu’à sa douleur, songeant à la voir sans songer à en être vu, quittant la cour, dont il faisait les délices, pour aller regarder les murailles qui la refermaient, pour venir rêver dans des lieux où il ne pouvait prétendre de la rencontrer ; enfin un homme digne d’être aimé par son seul attachement, et pour qui elle avait une inclination si violente, qu’elle l’aurait aimé, quand il ne l’aurait pas aimée ; mais de plus, un homme d’une qualité élevée et convenable à la sienne. Plus de devoir, plus de vertu qui s’opposassent à ses sentiments ; tous les obstacles étaient levés, et il ne restait de leur état passé que la passion de monsieur de Nemours pour elle, et que celle qu’elle avait pour lui.

Toutes ces idées furent nouvelles à cette princesse. L’affliction de la mort de monsieur de Clèves l’avait assez occupée, pour avoir empêché qu’elle n’y eût jeté les yeux. La présence de monsieur de Nemours les amena en foule dans son esprit ; mais, quand il en eut été pleinement rempli, et qu’elle se souvint aussi que ce même homme, qu’elle regardait comme pouvant l’épouser, était celui qu’elle avait aimé du vivant de son mari, et qui était la cause de sa mort, que même en mourant, il lui avait témoigné de la crainte qu’elle ne l’épousât, son austère vertu était si blessée de cette imagination, qu’elle ne trouvait guère moins de crime à épouser monsieur de Nemours qu’elle en avait trouvé à l’aimer pendant la vie de son mari. Elle s’abandonna à ces réflexions si contraires à son bonheur ; elle les fortifia encore de plusieurs raisons qui regardaient son repos et les maux qu’elle prévoyait en épousant ce prince. Enfin, après avoir demeuré deux heures dans le lieu où elle était, elle s’en revint chez elle, persuadée qu’elle devait fuir sa vue comme une chose entièrement opposée à son devoir.

Mais cette persuasion, qui était un effet de sa raison et de sa vertu, n’entraînait pas son cœur. Il demeurait attaché à monsieur de Nemours avec une violence qui la mettait dans un état digne de compassion, et qui ne lui laissa plus de repos ; elle passa une des plus cruelles nuits qu’elle eût jamais passées.

Le Prince de Clèves

Extrait 1 – Première partie

Monsieur de Clèves ne trouva pas que mademoiselle de Chartres eût changé de sentiment en changeant de nom. La qualité de mari lui donna de plus grands privilèges ; mais elle ne lui donna pas une autre place dans le cœur de sa femme. Cela fit aussi que pour être son mari, il ne laissa pas d’être son amant, parce qu’il avait toujours quelque chose à souhaiter au−delà de sa possession ; et, quoiqu’elle vécût parfaitement bien avec lui, il n’était pas entièrement heureux. Il conservait pour elle une passion violente et inquiète qui troublait sa joie ; la jalousie n’avait point de part à ce trouble : jamais mari n’a été si loin d’en prendre, et jamais femme n’a été si loin d’en donner.

Extrait 2 – Deuxième partie

Quand monsieur de Clèves fut revenu, elle lui dit qu’elle voulait aller à la campagne, qu’elle se trouvait mal et qu’elle avait besoin de prendre l’air. Monsieur de Clèves, à qui elle paraissait d’une beauté qui ne lui persuadait pas que ses maux fussent considérables, se moqua d’abord de la proposition de ce voyage, et lui répondit qu’elle oubliait que les noces des princesses et le tournoi s’allaient faire, et qu’elle n’avait pas trop de temps pour se préparer à y paraître avec la même magnificence que les autres femmes. Les raisons de son mari ne la firent pas changer de dessein ; elle le pria de trouver bon que pendant qu’il irait à Compiègne avec le roi, elle allât à Coulommiers, qui était une belle maison à une journée de Paris, qu’ils faisaient bâtir avec soin. Monsieur de Clèves y consentit […].

Extrait 3 – Troisième partie

Et qui est−il, Madame, cet homme heureux qui vous donne cette crainte ? Depuis quand vous plaît−il ? Qu’a-t-il fait pour vous plaire ? Quel chemin a−t−il trouvé pour aller à votre cœur ? Je m’étais consolé en quelque sorte de ne l’avoir pas touché par la pensée qu’il était incapable de l’être. Cependant un autre fait ce que je n’ai pu faire. J’ai tout ensemble la jalousie d’un mari et celle d’un amant ; mais il est impossible d’avoir celle d’un mari après un procédé comme le vôtre. Il est trop noble pour ne me pas donner une sûreté entière ; il me console même comme votre amant. (…) Vous me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à son mari.

Le duc de Nemours

Extrait 1- Troisième Partie

Monsieur de Nemours ne perdait pas une parole de cette conversation ; et ce que venait de dire madame de Clèves ne lui donnait guère moins de jalousie qu’à son mari. Il était si éperdument amoureux d’elle, qu’il croyait que tout le monde avait les mêmes sentiments. Il était véritable aussi qu’il avait plusieurs rivaux ; mais il s’en imaginait encore davantage, et son esprit s’égarait à chercher celui dont madame de Clèves voulait parler. Il avait cru bien des fois qu’il ne lui était pas désagréable, et il avait fait ce jugement sur des choses qui lui parurent si légères dans ce moment, qu’il ne put s’imaginer qu’il eût donné une passion qui devait être bien violente pour avoir recours à un remède si extraordinaire. Il était si transporté qu’il ne savait quasi ce qu’il voyait, et il ne pouvait pardonner à monsieur de Clèves de ne pas assez presser sa femme de lui dire ce nom qu’elle lui cachait.

Extrait 3 – Quatrième Partie

Monsieur de Nemours pensa expirer de douleur en présence de celle qui lui parlait. Il la pria vingt fois de retourner à madame de Clèves, afin de faire en sorte qu’il la vît ; mais cette personne lui dit que madame de Clèves lui avait non seulement défendu de lui aller redire aucune chose de sa part, mais même de lui rendre compte de leur conversation. Il fallut enfin que ce prince repartît, aussi accablé de douleur que le pouvait être un homme qui perdait toutes sortes d’espérances de revoir jamais une personne qu’il aimait d’une passion la plus violente, la plus naturelle et la mieux fondée qui ait jamais été. Néanmoins il ne se rebuta point encore, et ii fit tout ce qu’il put imaginer de capable de la faire changer de dessein. Enfin, des années entières s’étant passées, le temps et l’absence ralentirent sa douleur et éteignirent sa passion.

Annexe 2 - « Carte du Pays de Tendre », François Chauveau, 1654, BNF

Publié en 10 volumes, le roman Clélie, histoire romaine (1654-1660) de Madeleine de Scudéry narre les amours de Clélie et d’Aronce en 509 avant Jésus-Christ. La fiction permet à l’autrice de partager la vision précieuse de l’art de vivre en société et de la galanterie. La narration est accompagnée de la célèbre « Carte de Tendre ».

Annexe 3 – Anthologie de maximes à lire en regard de La Princesse de Clèves

Blaise PASCAL, Pensées, 1670

  • Notre nature est dans le mouvement, le repos entier est la mort.

François DE LA ROCHEFOUCAULD, Maximes, 1665

  • 5. La durée de nos passions ne dépend pas plus de nous que la durée de notre vie.
  • 9. Les passions ont une injustice et un propre intérêt qui fait qu’il est dangereux de les suivre, et qu’on doit s’en défier lors même qu’elles paraissent les plus raisonnables.
  • 43. L’homme croit souvent se conduire lorsqu’il est conduit  ; et pendant que par son esprit il tend à un but, son cœur l’entraîne insensiblement à un autre.
  • 68. Il est difficile de définir l’amour. Ce qu’on en peut dire est que dans l’âme c’est une passion de régner, dans les esprits c’est une sympathie, et dans le corps ce n’est qu’une envie cachée et délicate de posséder ce que l’on aime après beaucoup de mystères.
  • 69. S’il y a un amour pur et exempt du mélange de nos autres passions, c’est celui qui est caché au fond du cœur, et que nous ignorons nous-mêmes.
  • 70. Il n’est point de déguisement qui puisse longtemps cacher l’amour où il est, ni le feindre où il n’est pas.
  • 79 Le silence est le parti le plus sûr de celui qui se défie de soi-même.
  • 102. L’esprit est toujours la dupe du cœur.
  • 188. La santé de l’âme n’est pas plus assurée que celle du corps ; et quoique l’on paraisse éloigné des passions, on n’est pas moins en danger de s’y laisser emporter que de tomber malade quand on se porte bien.
  • 402. Ce qui se trouve le moins dans la galanterie, c’est l’amour.
  • 417. En amour celui qui est guéri le premier est toujours le mieux guéri.
  • 422. Toutes les passions nous font faire des fautes, mais l’amour nous en fait faire de plus ridicules.
  • 477. La même fermeté qui sert à résister à l’amour sert aussi à le rendre violent et durable, et les personnes faibles qui sont toujours agitées des passions n’en sont presque jamais véritablement remplies.

Jean DE LA BRUYÈRE, Les Caractères, «  Du Cœur  », 1688

3. L’amour naît brusquement, sans autre réflexion, par tempérament ou par faiblesse  : un trait de beauté nous fixe, nous détermine. L’amitié au contraire se forme peu à peu, avec le temps, par la pratique, par un long commerce. Combien d’esprit, de bonté de cœur, d’attachement, de services et de complaisance dans les amis, pour faire en plusieurs années bien moins que ne fait quelquefois en un moment un beau visage ou une belle main  !

4. Le temps, qui fortifie les amitiés, affaiblit l’amour.

5. Tant que l’amour dure, il subsiste de soi-même, et quelquefois par les choses qui semblent le devoir éteindre, par les caprices, par les rigueurs, par l’éloignement, par la jalousie. L’amitié au contraire a besoin de secours : elle périt faute de soins, de confiance et de complaisance.

7. L’amour et l’amitié s’excluent l’un l’autre.

11. L’on n’aime bien qu’une seule fois  ; c’est la première  : les amours qui suivent sont moins involontaires.

26. L’on confie son secret dans l’amitié ; mais il échappe dans l’amour. L’on peut avoir la confiance de quelqu’un sans en avoir le cœur. Celui qui a le cœur n’a pas besoin de révélation ou de confiance ; tout lui est ouvert.

31. L’on n’est pas plus maître de toujours aimer qu’on ne l’a été de ne pas aimer.

34. C’est faiblesse d’aimer  ; c’est souvent une autre faiblesse que de guérir.

38. Vouloir oublier quelqu’un, c’est y penser. L’amour a cela de commun avec les scrupules, qu’il s’aigrit par les réflexions et les retours que l’on fait pour s’en délivrer. Il faut, s’il se peut, ne point songer à sa passion pour l’affaiblir.

72. Toutes les passions sont menteuses  : elles se déguisent autant qu’elles le peuvent aux yeux des autres  ; elles se cachent à elles-mêmes. Il n’y a point de vice qui n’ait une fausse ressemblance avec quelque vertu, et qui ne s’en aide.

85. Il y a quelquefois dans le cours de la vie de si chers plaisirs et de si tendres engagements que l’on nous défend, qu’il est naturel de désirer du moins qu’ils fussent permis  : de si grands charmes ne peuvent être surpassés que par celui de savoir y renoncer par vertu.

Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, 1678

Des maximes dans le roman

«  Les personnes galantes sont toujours bien aises qu’un prétexte leur donne lieu de parler à ceux qui les aiment.  » (Première Partie)

«  Si vous jugez sur les apparences, vous serez souvent trompée : ce qui paraît n’est presque jamais la vérité.  » (Première Partie)

«  Les paroles les plus obscures d’un homme qui plaît donnent plus d’agitation que les déclarations ouvertes d’un homme qui ne plaît pas.  » (Deuxième partie)

«  On fait des reproches à un amant ; mais en fait-on à un mari, quand on n’a qu’à lui reprocher de n’avoir plus d’amour ?  » (Quatrième partie)

«  J’avoue, répondit-elle, que les passions peuvent me conduire mais elles ne sauraient m’aveugler.  » (Quatrième partie)

Annexe 4 – Corpus critique : Amour et valeurs au XVIIe siècle

BIET Christian, « Droit et fiction : la représentation du mariage dans La Princesse de Clèves  », Littératures classiques  - Supplément au n°12 (1990)

(…) dans cette société de cour, le mariage est un lien qu’on ne choisit que fort peu, puisqu’il est soumis aux volontés des pères et des rois, un lien qui permet les alliances, mais aussi un lien avec lequel on peut jouer. […]

Clèves transgresse […] les lois les plus saintes du mariage en refusant l’amitié conjugale déterminante pour qualifier ces liens. Le droit canonique et les moralistes qui l’interprètent parlent en effet, à ce propos, d’amicitia, entre mari et femme, une amicitia située entre l’amour et l’amitié, capable d’empêcher les débordements passionnels.

[…] Mme de Clèves apprend, l’espace d’un peu plus d’un an, à distinguer les différents états du mariage pour tous les refuser. Au centre des débats, de plus en plus isolée à mesure que le roman avance, elle est confrontée au vide de toute référence à une loi commune. Rien ne s’impose à elle et, des solutions proposées, celles qui auraient un sens sont incompatibles entre elles. Il faut donc élaborer un chemin individuel, fait de tensions, soumis à l’évidence naturelle qu’il est impossible de vivre une relation matrimoniale dans la société que le roman a patiemment déconstruite sous couvert de la décrire. […] De là son destin individuel qui la place hors du monde.

LEINER Wolfgang, «  La princesse et le directeur de conscience. Création romanesque et prédication  », Papers on French Seventeenth Century Literature, 1984

C’est ici que la problématique du discours de Madame de Lafayette nous est révélée  : une femme mariée, vivant dans un monde où la galanterie dicte ses lois, est confrontée au problème de la fidélité conjugale. Les dernières paroles de Madame de Chartres nous mettent en présence des deux options offertes à la Princesse  : vivre comme les autres ou se singulariser, suivre le chemin large de la galanterie et des plaisirs ou s’engager dans ce chemin étroit de la vertu chrétienne. En orientant sa conduite d’après les maximes que sa mère lui avait transmises, la princesse se singularisera, s’affirmera et (…) se conduira selon l’attente de sa mère, selon celle des directeurs d’âme du siècle et non pas selon la norme de la cour.

MESNARD Jean, «  Présentation de la Princesse de Clèves  », éd. Garnier-Flammarion, 1980

La cour approuverait pleinement la conclusion du mariage qui est devenu possible. Mme de Clèves ne songe nullement à jouer, même très sincèrement, le rôle de la veuve inconsolable, que se prêtait faussement Mme de Tournon. Mais elle accuse, non sans raison, le duc de Nemours d’avoir causé la mort de son mari par son imprudence, par sa légèreté, par toutes les raisons qu’il a données à M.de Clèves de mettre en doute la fidélité de sa femme. L’honneur ne permet pas d’épouser le meurtrier de son mari. Mais la situation doit être analysée d’une manière encore plus précise. Ce n’est pas seulement le devoir qui combat l’amour  : c’est l’amour qui est vicié de l’intérieur par le désordre dont il a été indirectement la cause. Impossible dès lors à l’amour de garder sa fraîcheur et sa pureté. (…)

Aussi la décision prise par Mme de Clèves est-elle beaucoup plus radicale. Elle consiste à prendre acte d’un tragique irrémédiable et à refuser tout compromis. Le refus de l’amour est la seule manière de rester fidèle à l’amour.

 Les ressources de l’ensemble de l’atelier 7 sont disponibles sur l’espace m@gistere du Rendez-vous des Lettres 2021  :
https://magistere.education.fr/dgesco/course/view.php?id=2132&section=10


Toutes les informations sur le séminaire de formation, le «  Rendez-vous des Lettres », consacré à « Lire et faire lire des œuvres littéraires complexes », sont disponibles sur une page Eduscol dédiée  :
https://eduscol.education.fr/2750/rendez-vous-des-lettres-2021-lire-et-faire-lire-des-oeuvres-litteraires-complexes

 Programme du séminaire  :
https://eduscol.education.fr/document/6675/download
 Présentation des ateliers thématiques  :
https://eduscol.education.fr/document/6678/download
 Présentation des conférences  :
https://eduscol.education.fr/document/6678/download
 Inscription au parcours d’auto-formation m@gistere  :
https://magistere.education.fr/dgesco/

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