La matière historique Hybrider, débrider la lecture de La Princesse de Clèves

, par Inspection pédagogique régionale de Lettres

Cet article fait partie du dossier « Hybrider, débrider la lecture de La Princesse de Clèves ».

Un obstacle à la lecture ?

“Je ne sais s’il vous sera arrivé la même chose qu’à moi. Mais en lisant cette longue description de la Cour qui est au commencement, je crus que j’allais lire l’histoire de France, et j’oubliais la Princesse de Clèves, dont je n’avais jamais vu le nom qu’au titre du livre. Peut-être que cela avait été ainsi disposé adroitement, pour surprendre le lecteur : car je vous avoue que lorsqu’au bout de trente-six pages je retrouvai cette Princesse, dont je ne me souvenais plus, je sentis presque la même surprise que le Prince de Clèves, lorsqu’il la rencontra chez le Joaillier italien.” 

Valincour, Lettres à Madame la Marquise *** sur le sujet de “La Princesse de Clèves”, 1678

L’une des difficultés qu’éprouvent les élèves à investir la lecture de  La Princesse de Clèves  –  mais ils ne sont pas les seuls comme nous le dit le témoignage de  Valincour   –  relève  de cette matière historique, particulièrement dense dans la première partie du récit, plus résiduelle après la mort d’Henri  II, c’est-à-dire à la fin de la troisième partie.

De fait, la première partie du roman concentre des éléments caractéristiques  de ce que l’on nomme indifféremment – mais sans doute avons-nous tort – « matière », « cadre », « contexte », «  arrière-plan », « toile de fond » …  :  

  • Des titres, des noms et des  prénoms  : le Roi, la  Reine, le Dauphin, la Reine  Dauphine, le Prince de Clèves, le Vidame de Chartres, le Connétable de Montmorency, Diane de Valentinois, Madame, Madame sœur du Roi… 
  • Un  espace à part, la cour, codifié et régulé par des relations amoureuses et politiques : la rivalité entre les Guise et le Connétable, les efforts de ce dernier pour s’assurer du soutien de Madame de Valentinois dont le Roi est épris avec passion… 
  • Des  événements historiques, évoqués  plus ou moins explicitement  (la défaite de Saint-Quentin contre Philippe II, le traité du Cateau-Cambrésy  signé les 2 et 3 avril 1559, «   Quoique l’assemblée de  Cercamp  eût été rompue…  », p. 112, GF) ou narrés sous la forme de scènes (la mort d’Henri II, p. 207, annoncée par l’anecdote de l’astrologue (II, p. 139) …).   

Pour autant la connaissance et la compréhension de cette matière historique apparaissent fondamentales aux professeurs, comme en témoignent la plupart des dossiers pédagogiques qui encadrent la lecture de  La Princesse  dans les éditions parascolaires  (table des personnages historiques / glossaire soit quinze pages dans l’édition GF  !), pour au moins  trois  raisons, deux générales, une troisième plus contextuelle  : 

  • La première  tient à la représentation de l’acte de lire : pas de lecture possible ni effective sans lever le filtre des  realia  historiques  ;  
  • La deuxième  relève d’une  représentation  de  ce qu’est une lecture “scolaire”, au sens noble du terme, d’une œuvre littéraire :  lecture  monographique, qui implique que l’on considère une œuvre dans toutes ses dimensions dont celle de son inscription contextuelle et historique  ;  
  • La troisième est spécifique à  La Princesse de Clèves,  dont la singularité générique, perçue par ses lecteurs contemporains et entérinée par les lectures postérieures, tient à l’incorporation de cette matière  historique, qui la décale par rapport à la nouvelle galante ou encore au roman héroïque.  

Nous formulons  donc  une  triple  hypothèse à propos de cette matière  “historique” :  

  • Elle est à la fois “réticente”, car elle est/serait à la source de difficultés de compréhension, et “proliférante”, puisqu’elle entraverait l’activité interprétatrice des lectrices et des lecteurs ; 
  • Elle fait obstacle à la lecture  des élèves pour des raisons qu’il convient de clarifier  ;  
  • Elle est identifiée par le professeur comme un obstacle et l’incite, par des mises en œuvre diverses, à placer les élèves en situation de le surmonter c’est-à-dire de la  comprendre, de se familiariser avec elle…  

Cette triple hypothèse suscite au moins trois faisceaux d’interrogations didactiques.  

1- Que peut signifier « comprendre la matière historique » de  La Princesse de Clèves  ? 

  • Éclairer le  cadre historique de la diégèse, entendu comme son arrière-plan  : le récit se déroule durant les derniers mois du règne d’Henri II et les premiers du règne de François II, à la cour des Valois et est ponctué de fêtes brillantes (mariages royaux, sacre du roi) et d’un événement brutal (la mort accidentelle d’Henri II). Il met en scène des figures historiques de premier (la dauphine, Marie Stuart, Elizabeth devenue reine d’Espagne) et de second plans. La cour, telle qu’elle est présentée dans le roman, est de fait peuplée de personnages «  réels  », à l’exception de Madame et de Mademoiselle de Chartres qui sont deux inventions de la romancière.  
  • Révéler aussi le contexte historique de création et de réception du roman  : la documentation dont dispose Madame de Lafayette pour écrire son roman, un siècle plus tard environ, ne manque pas (Mémoires de Brantôme, de Castelnau, Histoire de France  de Matthieu…) et révèle l’attrait de la romancière et de ses contemporains pour une période, reculée mais pas si lointaine que l’on ne puisse superposer au faste de la cour des Valois celui de la cour de Louis XIV… En particulier, les noms de Guise, Nemours, (Gonzague de) Clèves n’ont pas encore disparu et résonnent pour les lecteurs.  

On touche là à un premier nœud didactique .
Cadre et contexte historiques fonctionnent comme un envers et un endroit qui permettent, aux lecteurs contemporains du roman, un double processus de contextualisation et d’actualisation  : le lecteur (re)connait des événements et des personnages, différents mais pas étrangers, et s’y reconnait sans trop de difficulté, s’y projette et s’y investit, comme en témoignent d’ailleurs les querelles qui ont suivi la parution du roman.  

2- Si le récit et son contexte de création/réception programment donc une lecture propre, singulière que l’on ne peut a priori  dupliquer à d’autres époques et pour d’autres lectorats, faut-il, pour autant, renoncer à toute étude de la matière historique de La Princesse de Clèves  ?  

A priori, non.
Éclairer le contexte historique de La Princesse de Clèves permet, pour les élèves, de  :  

  • Créer des référents, combler des blancs qui engagent la fabrication d’images constitutives de toute action de compréhension et d’interprétation. Autrement dit, l’élucidation du contexte historique étaye les compétences encyclopédiques du lecteur, en lui donnant accès aux realia  du texte, mais aussi ses compétences linguistiques  en lui permettant, par exemple, de se repérer dans le maquis des figures de la Cour (en distinguant, entre autres, et nettement la Reine de la Reine dauphine, dont les désignations, bien proches, peuvent susciter la confusion du lecteur pressé…)  ;  
  • Faire apparaître les effets d’échos et de contrepoints qui ordonnent l’architecture romanesque de La Princesse  : l’articulation des faits historiques aux faits fictifs permet de situer ceux-ci par rapport à ceux-là, d’orchestrer, à côté du déroulement de l’histoire officielle, l’intrigue romanesque  : l’arrivée de Mademoiselle de Chartres coïncide avec la suspension des pourparlers avec Philippe II, son mariage avec le Prince de Clèves se situe avant le mariage de Madame, c’est au bal donné en l’honneur du mariage de Claude de France qu’elle rencontre Nemours... Cette articulation permet également de dessiner les camps respectifs et luttes d’influence (les difficultés de Madame de Chartres à conclure le mariage de sa fille mises en regard de l’inimitié dont la Reine dauphine est victime de la part de la Reine mais aussi de la maitresse du Roi…). Ce sont donc les compétences logiques  du lecteur qui sont visées en ce qu’elles lui permettent de procéder aux inférences qui motivent le récit, le font progresser, en illustrent les ressorts  ;  
  • Inscrire l’œuvre dans une histoire des mentalités, déterminer une perspective axiologique  : éclairer le contexte d’écriture et de réception de l’œuvre c’est aussi rendre sensible aux valeurs et normes qui l’irriguent, valeurs et normes qui traversent la cour de Louis XIV. C’est, par exemple, pour le tragique qui imprègne le roman, reconnaître la théorie pascalienne du divertissement. «  Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses  », écrit Pascal et cette pensée éclaire singulièrement et l’éducation de Madame de Chartres, et le refus final de la Princesse, tant le refus de l’amour paraît être le seul moyen de rester fidèle à l’amour et à l’idée que l’on s’en fait. D’autres références pourraient être convoquées (le féminisme galant, la doctrine augustinienne…)  : elles mettent en jeu les compétences idéologiques du lecteur qui lui permettent de situer les actions des personnages, de les comprendre donc, et de situer sa propre lecture sur une échelle des valeurs.  

3-  Si la «  connaissance  » du contexte historique participe donc de l’expérience de lecture de La Princesse, centrer l’attention des élèves sur cette dernière, n’est-ce pas également courir d’en fausser l’authenticité  ? 

Deux écueils guettent en effet  :  

  • Le risque de l’anachronisme   : pour nous lecteurs du XXIème siècle, qui avons pu lire des romans «  historiques  » (Walter Scott…), nous risquons de nous tromper de perspective et chercher le réalisme descriptif caractéristique du roman historique là où le roman procède par descriptions discrètes, caractérisées par une éloquence de la retenue, guetter le pittoresque de l’Histoire là où Madame de Lafayette vise l’universel humain, chercher les interactions entre Histoire et histoire là où la romancière utilise l’Histoire comme écrin à l’histoire sans chercher à reconstituer les mobiles des événements qu’elle cite ou met en scène. 
  • Le risque de l’aplatissement   : porter une attention soutenue à la matière historique, c’est aussi orienter le récit vers un régime de représentation référentielle ou mimétique, chercher des modèles à des personnages et à des conduites qui n’existent pas. Les querelles liées à la vraisemblance de certaines scènes (l’aveu, le renoncement final) traduisent de fait la confusion de certains contemporains de Madame de Lafayette  : piégés par le substrat historique, ils ne comprennent pas que la Princesse puisse agir comme elle le fait car sa conduite, ni fidèle, ni infidèle, ne correspond en rien à ce qu’ils peuvent voir ou imaginer chez des personnes au statut identique. Son anticonformisme, dont on se dit qu’il pourrait susciter l’étonnement et peut-être l’intérêt des élèves, risque bien d’être occulté par une lecture «  historique  ».  

Nous parvenons ici à un second nœud didactique.
Par bien des aspects, on ne saurait nier que le traitement de la matière historique et sa compréhension, plus ou moins précise, informent notre lecture et celle des élèves. Occulter la matière historique, c’est amoindrir plusieurs compétences de lecteur et faire de cette matière un filtre  ; l’ausculter de (trop) près, c’est courir le risque d’une lecture myope et anachronique.  

Retour par le genre - “Rencontre du troisième genre”

Comme l’ont montré Jean Mesnard et Camille Esmein-Sarrazin, La Princesse de Clèves se distingue autant du roman héroïque, héritier du poème épique, que de la nouvelle galante, même si le récit de Madame de Lafayette emprunte à chacun de ces deux genres un certain nombre de traits. De la nouvelle, La Princesse garde l’extrême concentration du schéma central soit trois ou quatre personnages, une chronologie linéaire, un souci de vraisemblance psychologique  ; du roman héroïque, elle retient la possibilité d’insérer des épisodes (les histoires rapportées) qui viennent briser la chronologie linéaire, la part donnée aux discours là où la nouvelle privilégie la narration, l’unité de lieu (la cour) et de temps (une année). Avec Jean Mesnard, on peut même avancer que Madame de Lafayette tente de fusionner les deux genres pour inventer 

«  une troisième sorte de fiction, (…), [celle qui consiste] à traiter à un sujet inventé, mais d’une nature telle qu’il n’ait pas lieu d’être enregistré par l’histoire, et, pour en appuyer la vraisemblance, à l’orner de traits historiques.  »

 (GF, p. 30) 

Ce n’est peut-être donc pas tant sur le cadre historique de la diégèse ou sur le contexte de création et de réception qu’il importe de centrer son regard et celui des élèves que sur le genre du récit qui détermine notre juste distance par rapport aux realia  historiques, ni trop collée, ni complètement détachée. 
En d’autres termes, c’est permettre aux élèves de lever les filtres de la matière historique pour accéder aux dilemmes et aux questionnements moraux que le roman met en scène de manière vraisemblable.  

Hypothèse et questionnement didactiques   

Il ne s’agit peut-être donc pas de privilégier les compétences linguistiques, encyclopédiques, logiques, idéologiques évoquées plus haut que parier sur la compétence rhétorique, celle qui, assurant la connaissance d’un genre, guide notre activité de lecteur.

Comment dès lors construire et exercer cette compétence chez nos élèves  ? Quelle démarche mettre en œuvre qui permette une connaissance aussi raisonnée que personnelle, qui engage la fréquentation des textes, qui évite de verser dans une approche strictement monographique, qui tienne compte de l’espace-temps de l’enseignement hybride  ?  

  

Pour une lecture «  par frottement  »  

Nous faisons l’hypothèse que nous pouvons préparer et accompagner la lecture de la première partie de l’œuvre en amenant les élèves à prendre conscience et à faire l’expérience des modalités de lecture induite par cette “troisième sorte de fiction” grâce à un double parcours de lecture, l’un au sein de l’œuvre, l’autre en comparant le roman à d’autres «  genres  » de récits qui lui sont plus ou moins contemporains. La démarche visée propose une lecture “par frottement”, autrement dit comparatiste, dont l’ambition est de placer les élèves en situation de faire l’expérience des codes génériques qui fondent l’esthétique romanesque des œuvres frottées les unes avec les autres. 

Présentation d’ensemble

La séance 1 est commune à tous les élèves et donne lieu à un travail en classe et hors la classe, elle se déroule, de préférence, avant la lecture intégrale de l’œuvre qu’elle prépare en posant les catégories d’idéalisme, de réalisme et de vraisemblance. Elle permet de lever les filtres du “roman historique”.  

Les séances 2 et 3 sont facultatives et modulables : elles peuvent se décliner en situations de travail pleines et entières en classe ou se confondre avec des travaux, asynchrones, réalisés en autonomie et donnant lieu à des points ponctuels en classe. Elles peuvent s’adresser à tous les élèves ou, au contraire, n’en concerner que quelques-uns, selon le rythme et l’avancée du travail de chacun. Elles peuvent servir de travaux préparatoires ou de prolongement à des explications linéaires, un sujet de dissertation, une lecture transversale, un écrit d’appropriation. Elles permettent, pour la séance 2, d’approfondir la question de la vraisemblance ; pour la séance 3, elle creuse la question du genre, en montrant comment les deux extraits, à l’ancrage historique différent.

Séance 1 - Idéalisme, réalisme et vraisemblance 

Corpus 1 

  • Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, Première partie : “Il parut alors une beauté à la Cour... à … et son visage et sa personne étaient pleins de grâce, et de charmes.” 
  • Madeleine de Scudéry, Artamène ou le Grand Cyrus, VII, 1, “le portrait de Cléomire” : “Imaginez-vous donc, Madame, la beauté même... “ 
  • Antoine Furetière, Le Roman comique, livre I, la rencontre entre Javotte et Nicodème : “Cette nouvelle sorte de galanterie fut remarqué par Javotte...” 

En arrière-plan théorique et critique  

Inspiré du roman hellénistique (comme Les Ethiopiques  d’Héliodore), “l’idéalisme prémoderne” a été longtemps dominant dans le roman de chevalerie, le roman héroïque, le roman pastoral, dont les héros parfaits, incarnant une norme morale transcendante et jouissant d’un privilège d’extraterritorialité, n’avaient rien de commun avec les hommes et les sociétés ordinaires. Mais, en contrepoint, le réalisme se manifeste dans les romans satiriques ou picaresques et dans la nouvelle, d’où émergent La Princesse de Clèves et son exigence de vérité psychologique.

Thomas Pavel, La Pensée du roman, nrf Essais, Gallimard, 2003, p. 46 – 47 

Objectifs et démarche 

Les trois extraits gravitent autour du portrait de Mademoiselle de Chartres, son éducation et l’annonce de son mariage à venir.   

À l’issue de cette séance, les élèves auront cerné les codes qui fondent deux régimes de représentation différents, l’un dit “idéaliste” chez Madame de Scudéry, l’autre dit “réaliste”, chez Antoine Furetière. Ils verront ce qu’ils ont en commun et ce qu’ils ont de différent avec celui de La Princesse de Clèves, comment ces extraits amplifient certaines notations de La Princesse, comment celle-là, au contraire, passe sous silence certains aspects  : émergera la notion de vraisemblance ou de vérité psychologique, qui permettra de saisir l’intérêt de l’auteur pour l’analyse des sentiments.  

Le corpus fonctionne comme un corpus “à double détente” : une première comparaison entre Madame de Lafayette et Mademoiselle de Scudéry sera suivie d’une seconde entre la première et Furetière.  

[Temps 1] À la maison, travail personnel des élèves   

Proposer, par groupe de 3 ou 4, une lecture expressive des extraits de La Princesse de Clèves et d’Artamène  : enregistrer sa lecture des deux extraits avec obligation d’entendre au moins deux élèves, expliciter les choix, éventuellement joindre les documents de travail, répondre à la question suivante : “quel extrait vous semble le plus ardu à lire ?”  

Ce que l’on cherche à faire saisir aux élèves, ce que l’on attend :  

[Temps 2] En classe, travail par groupes, groupe-classe pour la mise en commun des recherches 

À partir de quelques enregistrements et documents joints, on fait émerger la composition de chaque portrait, sa prise en charge  (un regard d’abord indifférencié (la Cour), puis celui du Vidame pour Mademoiselle de Chartres vs un regard masculin et amoureux pour Cléomire), la cadre dans lequel il s’inscrit (la cour d’Henri II, vs la capitale de la Lydie, Sardis, espace lointain et exotique).  

Deux questions à répartir entre les groupes permettent de lancer le travail d’explication linéaire :  

  • Mademoiselle de Chartres et Cléomire se ressemblent-elles ?  
  • Cléomire pourrait-elle être la fille de Madame de Chartres ?  

On peut choisir de se concentrer en classe sur la première question pour faire réaliser la seconde à la maison. Si la seconde question est traitée à la maison en asynchrone, on propose aux élèves de noter leurs éléments de réponse sur un document commun et d’utiliser un code couleur pour apparier les points communs.  

Mademoiselle de Chartres et Cléomire se ressemblent-elles ? 

Elles se ressemblent si l’on considère leur beauté présentée de manière hyperbolique.

Mademoiselle de Chartres  :

Il parut une beauté à la Cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l’on doit croire que c’était une beauté parfaite, puisqu’elle donna de l’admiration dans un lieu où l’on était si accoutumé à voir de belles personnes

  • Répétition et polyptote des termes «  beauté, «  belles  »  ;
  • Insistance sur l’effet provoqué par cette beauté par les relatives et les conjonctives circonstancielles  ;
  • Effet de gradation et de hiérarchisation, la beauté est mise en regard du lieu où elle présentée : “dans un lieu où l’on était si accoutumé...” 
  • Un paradoxe toutefois : la beauté du personnage est affirmée mais nous n’en avons aucune image concrète à l’exception de notations convenues, la “blancheur du teint” et les “cheveux blonds”. 

Cléomire  : 

  • Difficulté à représenter une beauté qui passe celle des déesses 
  • Insistance sur l’effet provoqué par cette beauté : “ce sont pourtant des yeux qui en donnant de l’admiration...” 
  • Formulations intensives via l’accumulation des relatives consécutives “si... que...” 

Les deux personnages ne sauraient, néanmoins, se confondre totalement  :

  • Une première différence : le portrait de Mademoiselle de Chartres s’ouvre et se clôt par des mentions qui renvoient à l’apparence, le portrait de Cléomire procède par décomposition/blasons successifs : la taille, le visage, le teint, les yeux... 
  • Une deuxième différence : le portrait moral de l’héroïne de Madame de Lafayette n’est pas ou peu esquissé, sauf à considérer que l’évocation de son éducation en fait partie ; le portrait moral de Cléomire est très largement développé : elle inspire l’amour, elle régule les passions de ceux qui la regardent, elle est maitresse de ses propres sentiments, elle est chaste, vertueuse, cultivée... 
  • Une troisième différence : l’éducation reçue par Mademoiselle de Chartres est évoquée mais pas précisée (“l’éducation de sa fille”, “cultiver son esprit et sa beauté”) là où celle de Cléomire représente l’idéal de l’honnête femme rompue à tous les savoirs.  

Ce travail permet d’introduire les catégories de prosopographie et d’éthopée auprès des élèves pour montrer que  :  

  • Les deux héroïnes n’ont pas de modèle, de réalité  ; elles ne correspondent à aucune figure réelle ou historique  ; en cela, elle manifeste l’idéalisme présent dans les deux œuvres mais à des degrés différents – la citation de Thomas Pavel permet de poser une première définition de l’idéalisme comme régime de représentation qui met en scène des «  héros parfaits  », qui «  n’ont rien de commun avec les hommes et les sociétés ordinaires  » ; 
  • L’extrait de Madeleine de Scudéry semble amplifier ce qui est à peine évoqué chez Madame de Lafayette, la lecture par frottement révèle ainsi la part, la proportion de l’idéalisme chez les deux romancières  ; cette amplification laisse entendre le plaisir du portrait, de l’écriture qui dit l’inouï et l’indicible chez la première, confirmant à quel point l’idéalisme informe l’écriture de Madeleine de Scudéry ;  
  • L’idéalisme est plus ténu mais bien présent chez Madame de Lafayette  ; il indique que son personnage ne correspond à aucun modèle historique, ce qui implique de relativiser l’importance donnée à l’arrière-plan historique  : un décor de théâtre plus qu’un milieu vivant qu’il faudrait connaître pour comprendre le personnage.  

Cléomire pourrait-elle être la fille de Madame de Chartres ?  

L’ataraxie à laquelle est parvenue Cléomire correspond aux efforts que Madame de Chartres a consacrés à l’éducation de sa fille :  

  • On lit chez l’auteur d’Artamène  : “Il paraît une tranquillité sur son visage qui fait voir clairement quelle est celle de son âme”, “”On voit même en la voyant seulement que toutes ses passions sont soumises à sa raison et ne font point de guerre intestine dans son cœur" … “mais jamais par la colère, ni par aucun dérèglement de l’âme”, “ainsi Cléomire étant toujours également tranquille, est toujours également belle” 
  • Ces phrases sont à rapprocher des efforts de Madame de Chartres pour donner une “éducation amoureuse” à sa fille  : “elle faisait souvent à sa fille des peintures de l’Amour, elle lui en montrait ce qu’il a d’agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu’elle lui en apprenait de dangereux”, “le peu de sincérité des hommes”, “”leurs tromperies”, “leur infidélité”, “les malheurs domestiques” ; et à l’inverse, [elle lui enseigne] “quelle tranquillité suivait la vie d’une honnête femme, combien la vertu donnait de l’éclat et de l’élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance”... 
  • Cléomire pourrait donc être la fille de Madame de Chartres en ce qu’elle incarne les valeurs et la conduite que le personnage essaie de susciter... mais le portrait brille aussi par une absence : il n’y aucune référence à une figure parentale dans l’extrait d’Artamène  : Cléomire semble s’être éduquée toute seule... 

Idéalisme de Madeleine de Scudéry vs vraisemblance de Madame de Lafayette  ?

  • L’absence de figure parentale/maternelle participe de l’idéalisme à l’œuvre dans le roman de Madeleine de Scudéry, il n’est guère vraisemblable et contredit ce que l’on sait de l’éducation des jeunes femmes de l’époque, mais il est aussi à rapporter à l’ambition “précieuse” d’émancipation culturelle et sociale qui irrigue le roman ;
  • L’insistance sur le rôle de Madame de Chartres interroge : l’éducation reçue par Mademoiselle de Chartres manifeste la puissance maternelle, mais, ce que la comparaison avec le texte de Scudéry, souligne, en creux, c’est qu’à ce stade du récit, les lecteurs ne savent pas jusqu’à quel point l’héroïne a intériorisé ces principes. Ce serait une première manifestation de cette vraisemblance  : on vise moins la fidélité historique que la vérité psychologique  : celle d’un personnage qui devient sujet en se confrontant aux principes inculqués par sa mère.  

[Temps 3] À la maison, travail personnel de l’élève 

Les élèves lisent un extrait du Roman bourgeois, le dialogue entre Javotte et Nicodème, pour répondre à la question suivante  :

Si Madame de Chartres pouvait épier la conversation entre Nicodème et Javotte, que penserait-elle de la conduite de chacun des personnages ?

On attendrait des élèves qu’ils soient sensibles à :  

  • La rouerie de Nicodème : “il lui dit, comme une très fine galanterie”, “cette réponse déferra fort ce galant, qui voulait faire l’amour en style poly”, “il allait débiter la fleurette avec profusion” 
  • La naïveté de Javotte : “répondit Javotte avec une grande ingénuité”, “naïvement”..., mais aussi le respect pour ses parents  : ”il faut pour cela vous adresser à mon papa et ma maman.’’ 
[Temps 4] En classe, travail en groupe pour répondre à la question, puis mise en commun 

À partir des réponses au temps 3, on finalise le travail de comparaison entre les deux extraits en répondant à la question suivante : en quoi l’extrait de La Princesse de Clèves peut-il faire écho à celui du Roman bourgeois  ? 

A priori, ces deux extraits n’ont rien en commun  ; pourtant, ils peuvent former comme un diptyque autour des deux thématiques qui suivent  :  

  • L’éducation prodiguée par les figures parentales  : la naïveté de Javotte offre un contrepoint à l’éducation reçue par Mademoiselle de Chartres puisque la première se laisse abuser par la “très fine galanterie” de Nicodème là où la seconde a été avertie du “peu de sincérité” des hommes, de leurs “tromperies”.  Cette différence tient à l’éducation donnée et à la place occupée par les figures parentales : elles sont écrasantes chez Furetière et associées à des injonctions (“maman m’a bien défendu d’en avoir”), l’héroïne se peignant comme un objet qui est la propriété de ses parents (“car aussi bien je ne sais ce qu’ils me veulent donner en mariage”) et qui est dénué de libre arbitre (“Il faut pour cela vous adresser à mon papa et ma maman”). On imagine donc sans peine une éducation qui tait les choses de l’amour... Si le résultat n’est pas si différent pour Mademoiselle de Chartres, la manière d’y parvenir est tout autre ! Madame de Chartres procède avec subtilité : le recours au discours narrativisé (“elle lui faisait des peintures”, “elle lui contait”, “elle lui montrait”) appuyé par l’imparfait itératif souligne l’adresse avec laquelle Madame de Chartres manie conviction et persuasion. On ne tait rien, mais on joue sur l’apologue (“contait”), le pathos et l’effroi (“les malheurs où plongent...”) pour achever de prévenir l’héroïne contre les dangers de l’amours.  
  • La question du mariage : dans les deux extraits, le mariage est présenté comme un moment-clé de l’existence des jeunes filles ; dans les deux extraits, ce sont les parents qui choisissent l’époux, le moment du mariage (“... et quoi qu’elle fût dans une extrême jeunesse, l’on avait déjà proposé plusieurs mariages”) ... Chez Furetière, le mariage est rapporté très rapidement à la classe sociale (“c’est le défaut ordinaire des filles de cette condition qui veulent qu’un homme soit amoureux sitôt qu’il leur a dit une petite douceur, et que, sitôt qu’il en est amoureux, il aille chez des notaires ou devant un curé...”). Le récit a vocation à éclairer l’habitus d’un groupe, tel que l’auteur le perçoit. Pour cette raison, on peut parler de réalisme au sens d’une esthétique romanesque caractérisée par son insistance sur des réalités matérielles et triviales (l’église, la quête, l’argent, les acteurs du mariage, parents, notaires, curés) qui éclaire l’entreprise de catégorisation sociale (“c’est le défaut ordinaire des filles de cette condition...). Chez Madame de Lafayette, la question du mariage est envisagée différemment : certes, comme chez Furetière, le mariage participe du jeu social (“Cette héritière était alors un des grands partis qu’il eût en France”) et l’on peut donc estimer qu’il renvoie à une réalité historique ; pour autant, il révèle aussi un caractère particulier chez Madame de Chartres, le souci de sa gloire... Ainsi, là où Furetière décode la mécanique d’un groupe (réalisme), Madame de Lafayette, s’intéresse aux méandres d’une personnalité, à ses contradictions (vraisemblance)  : tel un directeur de conscience, Madame de Chartres met en garde sa fille contre les dangers de la passion mais l’emmène néanmoins à la Cour, lieu de tous les dangers...  


Ainsi, si La Princesse de Clèves n’exclut pas toute référence à une réalité historique et socialement marquée, le roman vise essentiellement à dénuder la personnalité des personnages principaux pour montrer la subtilité, la nuance, la variété des sentiments qui animent l’âme humaine.  

Séance 2 : La mise en récit du sentiment amoureux : scène de rencontre et personnage du mari 

Corpus 2A :  

  • Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, Première partie : la scène chez le marchand 
  • Charles Sorel, Histoire comique de Francion  : Francion et Laurette chez le joaillier 

Corpus 2B :  

  • Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, Première partie : la scène du bal, “Il arriva le jour des fiançailles... à ... quelque chose de galant d’extraordinaire”  
  • Honoré d’Urfée, L’Astrée, 1ère partie, livre IV, 1627, “Ceux qui pensent que... à … l’occasion de l’avoir agréable que moi”. 

Objectifs et démarche : 

Cette séance est facultative. Elle peut donner lieu à un travail en classe ou à la maison, guidé ou en autonomie. Elle est susceptible de lancer ou de prolonger une explication linéaire, une étude transversale, un sujet de dissertation. Elle s’adresse à tous les élèves ou, seulement à certains.  

Les deux corpus et les lectures par frottement qu’ils induisent ont vocation à creuser les questions de réalisme, idéalisme, vraisemblance et à caractériser plus précisément encore ce qui fait la singularité du roman de Madame de Lafayette :

  • Le personnage du mari, d’une complexité absolue, qui l’éloigne de tout modèle pré-existant  ;
  • La scène de rencontre amoureuse qui s’inscrit dans un cadre narratif similaire et topique (un bal).  

En arrière-plan critique  :  

Ainsi, pour les lecteurs de romans à la mode, le titre de Madame de Lafayette ne laissait en rien transparaître l’originalité de l’œuvre. Gageons cependant qu’ils y auraient été plus sensibles si l’auteur avait seulement conservé le premier titre projeté, pour lequel le libraire Barbin avait obtenu un privilège : Le Prince de Clèves. (…) Le fait que Madame de Lafayette ait, quant à elle, hésité entre le Prince et la Princesse et se soit décidée pour le second titre, poussée par son éditeur à mieux répondre aux attentes du public, donne à réfléchir sur ses intentions premières.  

Ce fut, et cela reste en effet pour nous, une invention de génie de la part de Madame de Lafayette d’avoir donné au prince de Clèves une consistance psychologique et morale égale à celle de la Princesse et supérieure à celle de son rival, le duc de Nemours. Jamais peut-être depuis la création du roi Mark, dans le roman courtois de Tristan et Yseult, on avait rencontré en littérature une passion semblable à celle de Monsieur de Clèves, désintéressé et totale, violente mais toujours respectueuse de l’autre, blessé par la trahison et dévoré par la jalousie, et cela à l’intérieur du cadre légitime de l’institution du mariage. Aussi Monsieur de Clèves, possède-t-il un pouvoir symbolique puissant qui met au second plan le rôle stratégique qu’il tient dans l’intrigue : il représente l’absolu de la passion.  

En attribuant ainsi un rôle majeur à Monsieur de Clèves dans l’économie et la signification du roman, Madame de Lafayette a opéré un déplacement d’intérêt considérable que le titre définitif ne laisse en rien présager : la passion n’avait jamais été envisagé en littérature que précédant le mariage (dans le roman précieux), ou hors du mariage (dans la nouvelle galante). Elle était le monopole d’un côté des épouses délaissées ou trompées par des maris guerriers ou volages ; de l’autre côté, des jeunes séducteurs échauffés par l’obstacle de l’interdit.

Henriette Levillain, La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette, Folio, Foliothèque, Gallimard, 1995 

[Temps 1] À la maison, asynchrone, travail individuel 

On propose la lecture d’une notice de présentation de Mm de Clèves et M. de Clèves et le travail suivant  :

  • Proposez quatre ou cinq adjectifs qui vous semblent caractériser chacun des deux personnages, expliquez votre choix”.  
  • Faites une recherche sur des couples célèbres en littérature Qu’ont-ils en commun ? Qu’ont-ils de différent ? Pouvez-vous rapprocher le Prince et la Princesse de l’un de ces personnages ? Pourquoi ?  

Les élèves consignent leur réponse sur un document collaboratif.  

[Temps 2] en classe, synchrone, deux groupes (corpus 2a et corpus 2b) 
  • Groupe 1 (M. De Clèves)  : Lecture de l’extrait de La Princesse de Clèves, la scène du joaillier et réponse à la question : “la lecture de cet extrait conforte-t-elle le choix des adjectifs que vous avez proposés ? Pourquoi ? Pouvez-vous rapprocher, après votre lecture, le Prince de l’un des personnages de mari que vous avez repérés ? Pourquoi ?  
  • Groupe 2 (Mme de Clèves)  : Lecture de l’extrait de La Princesse de Clèves, la scène de bal et réponse à la question : “la lecture de cet extrait conforte-t-elle le choix des adjectifs que vous avez proposés ? Pourquoi ? Pouvez-vous rapprocher, après votre lecture, la Princesse de l’un des personnages d’épouse que vous avez repérés ? Pourquoi ? 
[Temps 3] à la maison, asynchrone, deux groupes (corpus 2a et corpus 2b) 

Pour chaque groupe, lecture du second extrait du corpus (Francion ou L’Astrée) : quels points communs et quelles différences percevez-vous entre le nouvel extrait et l’extrait de La Princesse ? Songez, par exemple, au cadre dans lequel se déroule l’action et aux personnages.  

Préparer une prise de parole à deux pour présenter le résultat de votre travail en classe.  

[Temps 4] en classe, synchrone, groupe-classe 

Après une lecture des deux extraits, deux ou trois groupes par corpus présentent leur comparaison. En fonction des remarques, on procède à une lecture croisée des quatre textes.  

CORPUS 2A 

Ce que fait émerger la lecture par frottement.

Des points communs : 

  • Un cadre identique  : un récit qui se déroule chez un marchand de diamants, un “Italien qui trafiquait par tout le monde”, “venu de Florence avec la Reine”.  
  • Deux coups de foudre qui semble se faire écho   : pour Francion  : “la fièvre d’amour me prit avec une telle violence”, “le cœur me battait plus fort que cette petite roue qui marque les minutes dans les montres”, “la bourgeoise était mon pôle”  ; pour M. de Clèves, “Il fut tellement surpris de sa beauté qu’il ne put cacher sa surprise”, “il demeura si touché de sa beauté...qu’il conçut pour elle dès ce moment une passion et une estime extraordinaires”. 
  • Deux personnages masculins célibataires  qui cherchent à connaître la femme dont ils s’éprennent : 
    Pour Francion, “ Un peu après, il m’apporta ce que je lui avais demandé, et, en ayant sur la valeur, je m’adressai à la bourgeoise, que je priai courtoisement de me montrer son achat, afin de trouver une occasion de l’accoster” ;
    Pour M. de Clèves, “il ne pouvait comprendre qui était cette belle personne qu’il ne connaissait point”, “M. De Clèves se consola de la perdre de vue dans l’espérance de savoir qui elle était...” 

Des différences aussi :  

  • Un trio face à un duo  : Monsieur de Clèves, encore célibataire, découvre “seul” Mademoiselle de Chartres, le marchand de pierres précieuses, évoqué, disparaît rapidement de la scène ; Francion fait la connaissance de Laurette, et presqu’en même temps, du “bon vieillard” qui se destine à être son mari. Se dessine le triangle amoureux du mari, de l’amant et de l’épouse, triangle que l’on retrouve par la suite dans La Princesse de Clèves, mais sous un jour différent : ici, le fait que la rencontre se fasse chez un joaillier, que le mari, bien âgé, achète des bijoux à son épouse, signale la vénalité de cette dernière et participe de l’esthétique “réaliste” du roman, qui, activant un ressort satirique en peignant les personnages sous un jour peu flatteur : le vieillard libidineux n’est pas conscient de l’incongruité de sa situation, la jeune femme ne pense qu’à l’argent.  
  • Des figures féminines différentes  : de fait, Laurette, dont on ne connait pas encore le prénom, diffère en bien des points de Mademoiselle de Chartres. Si cette dernière rougit, c’est parce qu’elle constate l’”étonnement” qu’elle donne au Prince, elle fait preuve de “civilité”, de pudeur (“Il s’aperçut que ses regards l’embarrassaient...”), et qu’elle se comporte bien différemment des “jeunes personnes” de son état. Laurette, tour à tour, qualifiée de “bourgeoise” et de “jeune mignarde” paraît bien plus à l’aise, ne serait-ce que parce qu’elle accepte de parler à Francion, ce que ne fait pas l’héroïne de Madame de Lafayette avec le Prince de Clèves. Là encore sont manifestes d’un côté la veine satirique qui entend peindre une réalité sociologique, un type, la femme vénale, de l’autre la représentation idéalisée d’une jeune femme, qui sait être en société.  
  • Trivialité et épure :   Francion et Monsieur de Clèves diffèrent également. L’aspect convenu (l’intensité du coup de foudre, la comparaison hyperbolique avec une déesse, les mini blasons qui rapportent chaque partie du corps avec une pièce précieuse) et la trivialité caractérisent son expression amoureuse (la montre, les termes de “bourgeoise” et “mignarde”) trahissent l’hybris du personnage, et le refus de l’auteur de l’héroïser. Ce qui caractérise le Prince, en revanche, et ce dès ce passage, c’est l’”admiration” respectueuse qu’il porte à sa future épouse : la passion à venir s’annonce “extraordinaire”, conclut l’extrait, mais son “estime” aussi. Ni mari ridicule, ni amant arrogant, le personnage de Monsieur de Clèves relève lui aussi d’une création irriguée d’idéalisme mais non dénuée de vraisemblance psychologique comme en témoignent son insistance à lire les signes (la jeunesse, l’air, le titre de “madame”) et l’état de désorientation dans lequel il voit ces signes lui résister – il ne sait toujours pas qui elle est, même après son départ de la boutique.  

CORPUS 2B

Ce que fait émerger la lecture par frottement.

Si la rencontre entre Astrée et Céladon d’un côté, la Princesse et le Duc de l’autre, se produit dans des cadres en apparence fort différents (un cadre pastoral, reculé, quasi antiquisant pour l’Astrée vs la cour des Valois, historiquement située pour La Princesse), elle présente à première vue des points similaires  :  

  • Les deux rencontres ont lieu à l’occasion d’un bal ;  
  • Les deux personnages ont déjà entendu parler l’un de l’autre (“Elle avait ouï parler de ce prince à tout le monde...”) ou se sont déjà rencontrés (“Car, à peine Céladon avait atteint l’âge de quatorze ou quinze ans... ce jeune berger me vit...”) ;  
  • L’éclosion du sentiment amoureux se fait sous le regard d’autrui (Corilas, le Roi, les Reines...), le récit insistant de fait sur sa médiation (les personnages ont besoin d’intermédiaires) et sa médiatisation plus ou moins discrète (les personnages en parlent, à l’image des questions faussement innocentes de la reine Dauphine qui prennent Madame de Clèves en défaut, y songent, à l’image du duc de Guise ou de Madame de Chartres qui pressentent la passion à venir) ;  
  • Ce sentiment relève d’une forme de reconnaissance très romanesque : Astrée et Céladon se voient et se prennent d’amour alors même que rien, au sein de leur histoire familiale ne le laissait penser ; la négation exceptive (“Elle se tourna, et elle vit un homme qu’elle crut d’abord ne pouvoir être que M. de Nemours...) dit l’évidence de la reconnaissance, que confirme le soin avec lequel le Duc évite à la Princesse d’avoir à reconnaître qu’elle a deviné de qui il est ;  
  • Le coup de foudre est néanmoins frappé d’interdit : “l’inimitié” entre les familles d’Astrée et de Céladon empêche l’amour de se vivre au grand jour ; la Princesse, elle, est déjà mariée et, empêchée par ce qu’elle doit à la loi du mariage et, peut-être aussi, et surtout, même si le texte ne le dit pas explicitement, à l’éducation prodiguée par Madame de Chartres  ;  
  • Et, de fait, les personnages rivalisent d’ingéniosité pour dissimuler leurs sentiments aux autres, mais, surtout, l’un à l’autre, comme en témoigne l’insistance à faire croire que l’on ne se connaît pas (“Quant à moi, je ne fis point semblant de ne le connaître...”, “Je crois, dit Madame la Dauphine, qu’elle le sait aussi bien que vous savez le sien”).  

Pour autant, les choix énonciatifs, la conduite de la narration comme le point de vue adopté, trahissent des perspectives très différentes :  

  • L’Astrée  : la rencontre est racontée par Astrée à la “belle Diane”, à la première personne donc et selon un point de vue interne. Ce choix engage, pour le personnage, une spécularité du sentiment amoureux : on se regarde, on essaie de se comprendre, on tente d’expliquer les troubles physiques (“le cœur me tressaillait en l’estomac”, “je ressentis un certain changement en moi qui n’était pas ordinaire”) en les rapportant à l’influence de “l’Amour”. On a presque l’impression que la “parole (…) interdite” aux protagonistes déclenche la parole intérieure, celle du cœur, qui cherche à comprendre et à se comprendre.  
  • La Princesse de Clèves  : si la narration à la troisième personne épouse, par moments, le point de vue de la Princesse comme du Duc, elle révèle surtout l’opacité des personnages à eux-mêmes, en particulier s’agissant de Madame de Clèves. Répétés cinq fois, le verbe “voir” participe ici d’une ironie toute dramatique : les personnages se voient, ils sont vus, mais ils ne voient pas en eux-mêmes, comme en témoigne la fin de l’extrait, lorsque la Princesse, “l’esprit si rempli de ce qui s’[est] passé au bal”, “[rend] compte à sa mère, “[loue]” Monsieur de Nemours, sans s’apercevoir qu’elle trahit ses sentiments amoureux.  
  • Les deux œuvres développent donc un romanesque de la passion et une éthique toute précieuse du sentiment amoureux : pas d’amour sans circonstances extraordinaires, pas d’amour non plus sans respect ni attention à l’autre. Pour autant, là où L’Astrée place immédiatement son personnage féminin en situation d’analyser ses sentiments, le roman de Madame de Lafayette joue de la litote, de la parole qui trahit celle qui la profère plus qu’elle ne l’aide à y voir clair.  
[Temps 5] À la maison, asynchrone, individuel 

Écrit individuel pour exercer les capacités d’interprétation et de synthèse pour rassembler les analyses vues en classe  : selon vous, et à partir des lectures croisées que vous avez réalisées, expliquez en quoi l’on peut considérer que La Princesse de Clèves est un roman vraisemblable. 


La vraisemblance relève moins d’une esthétique réaliste, qui imiterait des modèles ; elle relève d’un effort pour figurer des personnages complexes :  

  • Complexité de la figure de M. de Clèves qui oblige le lecteur à se déprendre de certaines représentations en ce qu’il échappe aux caractérisations trop tranchées (ni réaliste, ni idéalisée), et donc, en ce qu’il participe de ce “troisième type de fiction” ni réaliste, ni idéaliste. 
  • Complexes également la conduite de Madame de Clèves et son aveuglement qui relèvent moins d’un contexte historiquement marqué que de la tentative de représenter les contradictions d’une âme écartelée entre la fidélité à des principes moraux et la découverte d’un sentiment pleinement et radicalement amoureux. 

Séance 3 : Histoire et historiographie, le personnage d’Elizabeth de France 

CORPUS 3

  • Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, Première et deuxième partie : p. 332, 380, 391, 466, 475 (édition Pléiade)  ;
  • Saint-Real, Dom Carlos, “Et leurs yeux se croisèrent” : “La Reine prit le chemin de Madrid...” 


En arrière-plan critique : 

Refusant le terme roman à propos de son œuvre, l’auteur avance celui de Mémoires. Elle se place ainsi dans la situation du témoin qui rapporte des événements et est chargé de fournir des explications à partir des caractères et des intentions des personnages. Une telle technique est redevable à l’histoire telle qu’elle est définie dans les traités d’historiographie contemporains : cette discipline, en lien avec la psychologie et l’étude des passions, considère les causes intérieures plus que les effets.

Camille Esmein-Sarrazin, “notice”, Madame de Lafayette, Œuvres complètes, La Pléiade, p. 1307.  

Objectifs et démarche :

La lecture de l’extrait de Dom Carlos suit la lecture d’un double parcours au sein de La Princesse de Clèves   : un parcours de textes “canoniques” (l’arrivée de Mademoiselle de Chartres à la cour ; la scène chez le joaillier ; la scène du bal) et un parcours centré sur un personnage évoqué brièvement mais opportunément en plusieurs moments du récit, Elizabeth de France, promise au prince d’Espagne, Dom Carlos, fils unique de Philippe II et de Marie de Portugal morte en le mettant au monde. L’histoire retient que c’est son père, devenu veuf d’une deuxième épouse, qui se marie finalement avec Elizabeth.  

Présenté comme une “nouvelle historique”, le récit met en œuvre une narration historiographique, telle que Saint-Real avait pu la définir dans son essai De l’usage de l’histoire, soit une narration qui pénètre dans le secret des Princes, réels, qui se nourrit d’”anecdotes” que la grande histoire officielle a passées sous silence, qui révèle l’intérieur des cours et des cœurs.  

La lecture de cet extrait doit donc souligner des traits partagés entre les deux œuvres et qui relèvent d’un rapport à l’histoire et à son écriture bien spécifique. 

[Temps 1] Asynchrone, travail individuel 

À partir du moteur de recherche (http://lettres.ac-rouen.fr/francais/tendre/cleve1.html), retrouvez les passages qui évoquent “Madame Elizabeth de France” : reformulez en quelques phrases son itinéraire  ; pourquoi, selon vous, dès sa présentation (p. 332, Pléiade), est-il écrit : “Madame de France, qui fut depuis Reine d’Espagne, commençait à faire paraître un esprit surprenant et cette incomparable beauté qui lui a été si funeste.” 

Faites une recherche sur ce personnage et comparez vos notes à la réponse apportée à la question précédente.  

[Temps 2] Synchrone, groupe-classe, par groupe de deux 

Lecture collective de l’extrait de Saint-Réal avec confrontation à la recherche effectuée lors du temps 1.
Deux questions d’analyse sont proposées aux élèves :  

1- On qualifie parfois La Princesse de Clèves et Dom Carlos de “nouvelles historiques” : selon vous, ce genre convient-il également à ces deux œuvres ?  

Alors que La Princesse de Clèves réunit des personnages fictifs, la Princesse, avec des personnages réels, Nemours, Dom Carlos  raconte la rencontre et la passion de deux personnages qui ont réellement existé, qui sont «  historiques  » :  

  • Un prince héritier, un membre de la famille royale française devenue reine d’Espagne ;  
  • Des personnages entourés d’autres figures dont l’existence est également attestée : Alexandre Farnèse, “jeune prince de Parme”, Ruy Gomez de Silva, “prince d’Eboli” ;  
  • La réalité historique des personnages est enfin affichée par certaines notations qui ne cadrent pas avec l’idéalisation à l’œuvre dans le roman de Madame de Lafayette : si la narratrice insiste sur l’air “brillant” du Duc de Nemours et son incomparable beauté, le narrateur de Saint-Real note que “Dom Carlos n’était pas régulièrement bien fait” même s’il lui reconnait un “teint admirable” et “la plus belle tête du monde”.  

2- Relisez la scène du bal, quels points communs partagent néanmoins les deux extraits ?  

Les deux extraits (rencontre de la reine et du prince, scène du bal) ont en commun :  

  • L’alternance de la focalisation interne qui épouse tantôt le point de vue du prince ou du Duc, tantôt celui de la Reine ou de la Princesse, attestant ainsi de la réciprocité du sentiment :  
  • La solitude des personnages, très entourés, mais contraints au secret : “ Le cœur de ce prince [est] chargé de ce secret”, écrit Saint-Real, la Princesse fait semblant de ne pas connaître le Duc, qui l’aide d’ailleurs face à la curiosité de la dauphine ;  
  • La médiation du sentiment amoureux par le regard et les yeux (“il vint sensiblement à la regarder avec quelque sorte de frayeur”, “il ne leva pas les yeux de dessus elle”, “un sentiment secret (…) lui trouver de la douceur à voir le ravissement de Dom Carlos”), la communication opérée par le truchement d’autrui, “les fidèles interprètes” du prince, le Roi et les Reines pour la Princesse de Clèves ; 
  • La violence des sentiments qui se traduit par l’éblouissement (“il fut ébloui de la beauté de la reine”), le “ravissement”, la perte de la maîtrise de soi (“Un sentiment secret dont elle ne fut point la maitresse...”, “ils n’eurent jamais la force de les détourner”...”) ;  
  • L’atmosphère tragique qui enveloppe la rencontre : l’évanouissement de la reine victime de “sentiments opposés”, le prince qui pressent “ce qu’elle lui ferait souffrir”, “ses propres malheurs”... 

Le rapprochement entre les deux œuvres permet ainsi de saisir la grande proximité des deux œuvres alors même que l’une est plus résolument ancrée dans l’histoire que l’autre : le récit est alors placé au service d’une figuration des passions, des états intimes, des ressorts de l’âme et du sentiment. 

En conclusion, le professeur soumet à la réflexion des élèves la citation de Camille Esmein-Sarrazin pour poser la notion de “narration historiographique”  : la coexistence de l’histoire publique et l’histoire privée, l’Histoire collective et les histoires singulières, le souci de la relecture à travers des anecdotes que l’histoire officielle aurait oubliée ou passée sous silence, articulant psychologie et étude des passions humaines.  

[Temps 3] Asynchrone, groupe classe, travail individuel 

À partir de leurs notes, les élèves proposent un premier jet d’explication linéaire de la scène du bal et de la rencontre entre Dom Carlos et Elizabeth qu’ils enregistrent (5 premier de jet de 5 minutes maximum) et déposent sur l’ENT de la classe.  

Le professeur sélectionne quelques prestations pour les faire écouter aux élèves.  

[Temps 4] Synchrone, groupe classe, travail par deux ou trois 

Après écoute et premier retour rapide sur les propositions enregistrées, une partie de la classe reprend l’explication de la scène du bal pour la finaliser, l’autre partie effectue le même travail sur l’extrait de Dom Carlos.  
Un groupe par extrait propose son explication.  
Le professeur en fait la reprise rapide de manière à aboutir à deux explications finalisées.  

Pour conclure, le contexte d’enseignement hybride permet d’affirmer les choix suivants  :   

La modalité de lecture  : la lecture croisée ou comparée, qui permet de tenir dans un même temps l’explication de deux ou trois extraits, articulant ainsi étroitement l’œuvre et le parcours  ;  

Le choix des textes : l’accroissement du nombre de textes, et le choix de faire découvrir des auteurs peu lus en classe  ;  

La dimension collaborative  : chaque groupe rend compte de sa lecture et de son travail à l’autre moitié de classe  ;  

Le travail de l’élève en classe, le travail de l’élève à la maison  : travail de préparation sous forme de lectures enregistrées des textes avec commentaire des difficultés  ; travail d’explication linéaire en classe à partir des enregistrements  ;  

Le curseur de l’explication  : la lecture concomitante des extraits ne permet pas une lecture exhaustive  ;  

La représentation de l’acte de lecture  : comment on prépare une lecture d’un texte dont on pressent la difficulté, comment on peut s’aider d’autres lectures, comment on peut commencer par lire quelques passages avant de lire l’intégralité de l’œuvre.  

Annexes

Annexe 1  
Honoré d’Urfé, L’Astrée, 1ère partie, livre IV (1627) 

Ceux qui pensent que les amitiés, et les haines passent de père en fils, s’ils savaient quelle a été la fortune de Céladon et de moi, avoueraient sans doute qu’ils se sont bien fort trompés. Car, belle Diane, je crois que vous avez souvent ouï dire la vieille inimitié d’entre Alcé et Hippolyte, mes père et mère, et Alcippe et Amarillis, père et mère de Céladon, leur haine les ayant accompagnés jusques au cercueil, qui a été cause de tant de troubles entre les Bergers de cette contrée que je m’assure qu’il n’y a personne qui l’ignore le long des rives du cruel et * diffamé Lignon. Et toutefois, il sembla qu’Amour pour montrer sa puissance voulut expressément de personnes tant ennemies en unir deux si étroitement que rien n’en peut rompre les liens que la mort. Car à peine Céladon avait atteint l’âge de quatorze ou quinze ans, et moi de douze ou treize, qu’en une assemblée qui se faisait au Temple de Vénus, qui est sur le haut de ce Mont, relevé dans la plaine, vis-à-vis de Mont-Suc, à une lieue du Château de Montbrison, ce jeune Berger me vit, et comme il m’a raconté depuis, il en avait conçu le désir longtemps auparavant par le rapport que l’on lui avait fait de moi. Mais l’empêchement que je vous ai dit de nos pères lui en avait ôté les moyens ; et faut que j’avoue que je ne crois pas qu’il en eût plus de volonté que moi. Car je ne sais pourquoi lorsque j’oyais parler de lui le cœur me tressaillait en l’estomac, si ce n’est que ce fût un présage des troubles qui depuis sont arrivés à son occasion. Or soudain qu’il me vit je ne sais comment il trouva sujet d’Amour en moi, tant y a que depuis ce temps il se résolut de m’aimer et de me servir, et sembla qu’à cette première vue nous fussions l’un et l’autre sur le point qu’il nous fallait aimer, puisqu’aussitôt qu’on me dit que c’était le fils d’Alcippe, je ressentis un certain changement en moi qui n’était pas ordinaire. Et dès lors toutes ses actions commencèrent à me plaire, et à me sembler beaucoup plus agréables que de tous ces autres jeunes Bergers de son âge. Et parce qu’il n’osait encore s’approcher de moi, et que la parole lui était interdite, ses regards, par leurs allées et venues, me parlèrent si souvent qu’enfin je reconnus qu’il avait envie de m’en dire davantage. Et d’effet en un bal qui se tenait au pied de la montagne, sous des vieux ormes qui rendent un agréable ombrage, il usa de tant d’artifice, que sans m’en prendre garde et montrant que c’était par mégarde, il se trouva au-dessous de ma main. Quant à moi, je ne fis point semblant de le connaître, et traitais avec lui comme avec tous les autres. Lui au contraire en me prenant la main, baissa la tête, de sorte que, faisant semblant de baiser sa main, je sentis sur la mienne sa bouche. Cet acte me fit monter la rougeur au visage, et feignant de n’y prendre garde je tournai la tête de l’autre côté, comme attentive au branle que nous dansions. Cela fut cause qu’il demeura quelque temps sans parler à moi, ne sachant, comme je crois, par où il devait commencer. Enfin ne voulant perdre cette occasion qu’il avait si longtemps recherchée, il s’avança devant moi, et parla à l’oreille de Corilas, qui me conduisait à ce bal, si haut, feignant toutefois de le dire bas, que j’ois tels mots : - Plût à Dieu, Corilas, que la querelle des pères de cette Bergère et de moi eût à se démêler entre nous deux. Et lors il se retira en sa place, et Corilas lui répondit assez haut : - Ne faites point ce souhait, Céladon, car peut-être ne souhaiterez-vous jamais rien de si dangereux. - Quelque hasard qu’il y ait, répondit Céladon tout haut, je ne me dédirai jamais de ce que je vous ai dit, et en dussè-je donner le cœur pour gage. - En semblables promesses, répliqua Corilas, on n’offre jamais une moindre assurance que celle-là, et toutefois il y en a fort peu qui quelque temps après ne s’en dédient. - Quiconque, ajouta le Berger, fera difficulté de courir la fortune dont vous me menacez, je le croirai pour homme de peu de courage. - C’est vertu, répondit Corilas, d’être courageux, mais c’est une folie aussi d’être téméraire. - À la preuve, répliqua Céladon, on connaîtra quel je suis ; et cependant je vous promets encore un coup que je ne m’en dédirai jamais. Et parce que je faisais semblant de ne prendre garde à leur discours, adressant sa parole à moi, il me dit : - Et vous, belle Bergère, quelle opinion en avez-vous ? - Je ne sais, lui répondis-je, de quoi vous parlez. - Il m’a dit, reprit Corilas, que pour tirer un grand bien d’un grand mal, il voudrait que la haine de vos pères fût changée en amour entre les enfants. - Comment, répondis-je, faisant semblant de ne le connaître pas, êtes-vous fils d’Alcippe  ? Et m’ayant répondu que oui, et de plus mon serviteur. - Il me semble, lui dis-je, qu’il eût été plus à propos que vous vous fussiez mis auprès de quelque autre, qui eût eu plus d’occasion de l’avoir agréable que moi. 

Annexe 2 
Charles Sorel, Histoire comique de Francion, 1623 

Sachez donc que je m’appelle Francion, et qu’étant il y a quelques jours à Paris, non point en l’habit que vous m’avez vu, mais en celui de courtisan, je rencontrai, en faisant la promenade à pied par la rue, une bourgeoise, la plus aimable que je vis jamais. Aussitôt la fièvre d’amour me prit avec une telle violence, que je ne savais ce que je faisais. Le cœur me battait dedans le sein plus fort que cette petite roue qui marque les minutes dans les montres ; mes yeux étincelaient davantage que l’étoile de Vesper, et, comme s’ils eussent été attirés par une chaîne à ceux de la beauté que j’avais aperçue, ils les suivaient tout partout. La bourgeoise était mon pôle, vers lequel je me tournois sans cesse ; en quelque endroit qu’elle allât, je ne manquais point à y porter mes pas. Enfin elle s’arrêta dessus le pont au Change, et entra dans la boutique d’un orfèvre. Étant passé outre jusqu’à l’horloge du Palais, je me sentis si fort piqué de passion, qu’il fallut nécessairement que je rebroussasse chemin pour revoir mon cher objet. Je m’avisai d’entrer au lieu où était la belle, pour acheter quelque chose tout exprès, et, comme je ne savais que demander, je fus longtemps arrêté sur ce mot ; Montrez-moi ; enfin, je dis : Montrez-moi un des plus beaux diamants que vous ayez. Le marchand, étant empêché à faire voir un collier de perles à ma déesse, ne put pas sitôt venir à moi, dont je fus plus aise que s’il m’eût baillé sa marchandise pour néant ; car je pouvais considérer avec attention des yeux qui brillaient davantage que ses pierreries, des cheveux plus beaux que son or, et un teint dont la blancheur était plus grande que celle de ses perles orientales. Un peu après, il m’apporta ce que je lui avais demandé, et, en ayant su la valeur, je m’adressai à la bourgeoise, que je priai courtoisement de me montrer son achat, afin de trouver occasion de l’accoster. Une autre de sa compagnie, qui tenait le collier, me le montra de fort bon gré, et lui dit après, en le lui rendant : Tenez, la fiancée, retournons-nous-en au logis, il est déjà tard. 

Je connus, par ces paroles, que cette jeune mignarde était sur le point d’être mariée, et que c’était qu’elle achetait tout ce qui lui était de besoin. Il y avait avec elle un bon vieillard qui déboursait tout l’argent : je le pris du commencement pour son père ; mais je fus étonné, lorsque, après qu’ils s’en furent allés, l’orfèvre me dit : Regardez, monsieur, voilà le fiancé ; n’est-il pas bien digne d’épouser une telle femme que celle-ci ? Je ne lui répondis que par un souris, et commandai tout bas à un de mes laquais de suivre ces gens-là pour voir en quel logis ils entreraient. 

L’orfèvre ne me put rien dire de leurs noms ni de leurs qualités pour cette heure-là ; mais il me promit qu’il en apprendrait quelque chose d’un de ses amis qui les connaissait. 

Annexe 3 
Saint-Réal, Dom Carlos, éd. Guichemerre, Gallimard, Folio Classique, 1995, p. 199 – 201.

La reine prit le chemin de Madrid, et Dom Carlos vint à sa rencontre, accompagné entre autres personnes du jeune prince de Parme, Alexandre Farnèse, son cousin, et Ruy Gomez de Silva, prince d’Eboli, son gouverneur et favori du roi. Aux premières nouvelles que la reine apprit de l’approche du prince, des sentiments si opposés s’élevèrent dans son âme et l’agitèrent avec tant de violence qu’elle tomba évanouie entre les bras de ses femmes, et elle ne revint que lorsque Dom Carlos fut près de l’aborder. Après les premières civilités, ces deux illustres personnes, occupées à se considérer l’une l’autre, cessèrent de parler, et le reste de la compagnie se taisant, il se fit durant quelque temps un silence assez extraordinaire dans cette occasion.

Dom Carlos n’était pas régulièrement bien fait, mais, outre qu’il avait le teint admirable et la plus belle tête du monde, il avait les yeux si pleins de feu et d’esprit et l’air si animé qu’on ne pouvait pas dire qu’il fût désagréable. D’abord, il fut ébloui de la beauté de la reine  ; mais la considération de ce qu’il avait perdu en la perdant changea bientôt son admiration en douleur, et, prévoyant ce qu’elle lui ferait souffrir, il vint insensiblement à la regarder avec quelque sorte de frayeur. […]

Le prince avait pris place dans le carrosse de la reine, il ne leva pas les yeux dessus elle pendant tout le chemin et il eut toute la commodité qu’il pouvait souhaiter de la considérer et de se perdre.

La reine le remarqua aussitôt. Un sentiment secret, dont elle ne fut point maitresse, lui fit trouver de la douceur à voir le ravissement de Dom Carlos. Cependant elle n’osait l’observer et il ne la regardait d’abord qu’en tremblant. Mais enfin leurs yeux, après s’être évités quelque temps, lassés de se faire violence, s’étant rencontrés par hasard, ils n’eurent jamais la force de les détourner. Ce fut par ses fidèles interprètes que Dom Carlos dit à la reine tout ce qu’il avait à lui dire. Il la prépara par mille regards tristes et passionnés à toute l’obstination et la grandeur de sa passion. Le cœur de ce prince, chargé de son secret et serré de la douleur de son infortune, ne put différer plus longtemps à se soulager et, comme il crut voir dans l’air interdit et embarrassé de la reine qu’elle l’entendait, il en eut une joie si sensible qu’il en oublia pour quelques moments le bonheur de son père et ses propres malheurs.

Annexe 4   

Extrait 1, p. 332  :

... Madame Elizabeth de France, qui fut depuis reine d’Espagne, commençait à faire paraître un esprit surprenant et cette incomparable beauté qui lui a été si funeste.

Extrait 2, p. 380 :

Vous savez que la paix est quasi conclue ; mais vous ne savez pas que le roi d’Espagne n’a voulu passer aucun article qu’à condition d’épouser cette Princesse, au lieu du prince Don Carlos, son fils. Le Roi a eu beaucoup de peine à s’y résoudre ; enfin il y a consenti, et il est allé tantôt annoncer cette nouvelle à Madame. Je crois qu’elle sera inconsolable  ; ce n’est pas une chose qui puisse plaire, d’épouser un homme de l’âge et de l’humeur du roi d’Espagne, surtout à elle, qui a toute la joie que donne la première jeunesse jointe à la beauté et qui s’attendait d’épouser un jeune Prince pour qui elle a de l’inclination, sans l’avoir vu. Je ne sais si le Roi trouvera en elle toute l’obéissance qu’il désire...

Extrait 3, p. 391 :

La Paix était signée, Madame Elizabeth après beaucoup de répugnance, s’était résolue à obéir au Roi son père. Le duc d’Albe avait été nommée pour venir l’épouser au nom du Roi Catholique, et il devait bientôt arriver.

Extrait 4, p. 466  : 

Le Vidame était à Paris, tout le monde y était venu donner ordre à son équipage et à ses habits, pour suivre le Roi, qui devait conduire la Reine d’Espagne.

Extrait 5, p. 475  : “La Cour alla conduire la Reine d’Espagne jusqu’en Poitou...” 

 Les ressources de l’ensemble de l’atelier 7 sont disponibles sur l’espace m@gistere du Rendez-vous des Lettres 2021  :
https://magistere.education.fr/dgesco/course/view.php?id=2132&section=10


Toutes les informations sur le séminaire de formation, le «  Rendez-vous des Lettres », consacré à « Lire et faire lire des œuvres littéraires complexes », sont disponibles sur une page Eduscol dédiée  :
https://eduscol.education.fr/2750/rendez-vous-des-lettres-2021-lire-et-faire-lire-des-oeuvres-litteraires-complexes

 Programme du séminaire  :
https://eduscol.education.fr/document/6675/download
 Présentation des ateliers thématiques  :
https://eduscol.education.fr/document/6678/download
 Présentation des conférences  :
https://eduscol.education.fr/document/6678/download
 Inscription au parcours d’auto-formation m@gistere  :
https://magistere.education.fr/dgesco/

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