Crébillon fils. Les Egarements du cœur et de l’esprit

, par PLAISANT-SOLER Estelle, Lycée Saint-Exupéry, Mantes-la-Jolie

Extrait n°1

Nous étions alors dans le printemps ; et, en sortant de chez Germeuil, j’allai aux Tuileries. Je ne ressouvins en chemin du rendez-vous que m’avait donné Madame de Lursay ; mais, outre qu’il ne me paraissait pas alors aussi charmant que la veille, je ne me sentais pas assez de tranquillité dans l’esprit pour le soutenir. La seule image de l’inconnue m’occupait fortement ; je la traitais de perfide, comme si elle m’eût en effet donné des droits sur son cœur, et qu’elle les eût violés. Je soupirais d’amour et de fureur ; il n’était point de proets extravagants que je ne formasse pour l’enlever à Germeuil ; jamais enfin je ne m’étais trouvé dans un état si violent.

Quoique je ne dusse pas craindre, à l’heure qu’il était, de rencontrer beaucoup de monde, dans quelque endroit des Tuileries que je portasse mes pas, la situation de mon esprit me fit chercher les allées que je savais être solitaires en tout temps. Je tournai du côté du labyrinthe, et je m’y abandonnai à ma douleur et à ma jalousie. Deux voix de femmes, que j’entendis assez près de moi, suspendirent un instant la rêverie dans laquelle j’étais plongé : occupé de moi-même comme je l’étais, il me restait peu de curiosité pour les autres. Quelque cruelle que fût ma mélancolie, elle m’était chère, et je craignais tout ce qui pouvait y faire diversion. Je descendais pour aller l’entretenir ailleurs, lorsqu’une exclamation, que fit une de ces deux femmes, m’obligea de me retourner. La palissade, qui était entre nous, me dérobait leur vue, et cet obstacle me détermina à voir qui ce pouvait être. J’écartai la charmille le plus doucement que je pus ; et ma surprise et ma joie furent sans égales, en reconnaissant mon inconnue.

Une émotion, plus forte encore que celle où elle m’avait mis la première fois que je l’avais vue, s’empara de mes sens. Ma douleur, suspendue d’abord à l’aspect d’un objet si charmant, fit place enfin à la douceur extrême de la revoir. J’oubliais dans ce moment, le plus cher de ma vie, que je croyais qu’elle aimait un autre que moi ; je m’oubliais moi-même. Transporté, confondu, je pensai mille fois m’aller jeter à ses pieds, et lui jurer que je l’adorais. Ce mouvement si impétueux se calma, mais ne s’éteignis pas. Elle parlait assez haut, et le désir de découvrir quelque chose de ses sentiments dans un entretien dont elle croyait n’avoir pas de témoin, me rendit plus tranquille, et me fit résoudre à me cacher, et à faire le moins de bruit qu’il me serait possible. Elle était avec une des Dames que j’avais vues avec elle à l’Opéra. En me pénétrant du plaisir d’être si près d’une personne pour qui je sentais tant d’amour, je ne me consolais point de ne pouvoir pas l’entretenir : son visage n’était pas tourné absolument de mon côté, mais j’en découvrais assez pour ne pas perdre tous ses charmes. La situation où elle était, l’empêchait de me voir, et m’en faisait pas là moins regretter ce que j’y perdais.

Je l’avouerai, disait l’inconnue, je ne suis point insensible au plaisir de paraître belle : je ne hais pas même qu’on me dise que je le suis ; mais ce plaisir m’occupe moins que vous ne pensez : je le trouve aussi frivole qu’il l’est en effet ; et, si vous me connaissiez mieux, vous croiriez que le danger n’en est pas grand pour moi. Je ne prétendais pas vous dire, repartir la Dame, qu’il y eût tant à craindre pour vous, mais seulement qu’il faut s’y livrer le moins qu’on peut. Je pense tout le contraire, reprit l’inconnue : il faut d’abord s’y livrer beaucoup ; on en est plus sûr de s’en dégoûter. Vous tenez là le discours d’une coquette, reprit la Dame, et cependant vous ne l’êtes pas. S’il y a même, dans le cours de votre vie, quelque chose à redouter pour vous, c’est d’avoir le cœur trop sensible et trop attaché. Je n’en sais rien encore, repartit l’inconnue : de tous ceux qui jusqu’à présent, m’ont dit que j’étais belle, et m’ont paru le sentir, aucun ne m’a touchée. Quoique jeune, je connais tout le danger d’un engagement : d’ailleurs, je vous avouerai que ce que j’entends dire des hommes me tient en garde contre eux ; parmi tous ceux que je vois, je n’en ai pas trouvé un seul, si vous en exceptez le Marquis, qui fût digne de me plaire. Je ne rencontre partout que des ridicules, qui, pour être brillants, ne m’en déplaisent pas moins. Je ne me flatte pas cependant d’être insensible ; mais je ne me vois rien encore qui puisse me faire cesser de l’être. Vous ne me parlez point de bonne foi, reprit la Dame, et j’ai lieu de penser, que, malgré le peu de cas que vous faites des hommes, il y en a un qui a trouvé grâce devant vos yeux : ce n’est pourtant pas le Marquis.


Extrait n°2

Elle se promenait nonchalamment dans la grande allée, du côté de la pièce d’eau qui la termine. J’admirai quelque temps la noblesse de sa taille, et cette grâce infinie qui régnait dans toutes ses actions : quelques transports, que, dans cette situation elle me causât, je n’en voyais pas assez ; mais, timide comme je l’étais, je tremblais de me présenter à ses yeux : je désirais, je redoutais cet instant qui allait me les rendre ; il me surprit dans cette confusion d’idées. Mon émotion redoubla. Je profitai de l’espace qui était encore entre nous deux pour la regarder avec toute la tendresse qu’elle m’inspirait : à mesure qu’elle s’avançait vers moi, je sentais mon trouble s’augmenter, et ma timidité renaître. Un tremblement universel, qui s’empara de moi, me laissa à peine la force de marcher. Je perdis toute contenance : j’avais remarqué que, lorsque nous nous étions trouvés à quelques pas l’un de l’autre, elle avait détourné ses regards de dessus moi ; que, les y portant encore et trouvant toujours les miens fixés sur elle, elle avait recommencé les mêmes mouvements : je les avais attribués à l’embarras où ma trop grande hardiesse l’avait mise, et peut-être à quelque sentiment d’aversion et de dégoût. Loin de me rassurer contre une idée si cruelle, et de me flatter que ma vue lui faisait une plus douce impression, elle me frappa au point , qu’en passant auprès d’elle, je n’osai la regarder comme j’avais fait jusque-là. Je parus même porter mes regards ailleurs. Je m’aperçus avec douleur, que cette précaution était inutile, mon inconnue ne m’avait seulement pas remarqué. Ce dédain me surprit et m’affligea. La vanité me fit croire, que je ne le méritais pas. Dès lors, j’avais sans doute dans le cœur le germe de ce que j’ai été depuis. Je crus m’être trompé ; et, ne pouvant penser mal longtemps de moi-même, je m’imaginais que la modestie seule l’avait contrainte à ce qu’elle venait de faire.

Elles marchaient toutes deux si lentement, que me flattai que, sans marquer aucune affectation, je pourrais les rejoindre encore. Je continuai donc ma route, non sans me retourner souvent, autant pour m’instruire du chemin que prendrait mon inconnue, que pour tâcher de la surprendre dans le même soin. Le mien en partie me réussit pas ; et je pus seulement reconnaître qu’elle se disposait à prendre le chemin de la Porte du Pont-Royal. Je revins brusquement sur mes pas ; et, en coupant par différentes allées, je m’y trouvai presque dans l’instant qu’elle arrivait : je lui fis place respectueusement, et cette politesse m’attira de sa part une révérence, qu’elle me fit sèchement, et les yeux baissés. Je me rappelai alors toutes les occasions que j’avais lues dans les romans de parler à sa maîtresse, et je fus surpris qu’il n’y en eût pas une dont je pusse faire usage. Je souhaitai mille fois qu’elle fît un faux-pas, qu’elle se donnât même une entorse : je ne voyais plus que ce moyen pour engager la conversation ; mais il me manqua encore, et je la vis monter en carrosse, sans qu’il lui arrivât d’accident dont je pusse tirer avantage.

Par malheur je n’avais à cette porte, ni mon équipage, ni mes gens. Privé de la ressource de la faire suivre, je pensai l’entreprendre moi-même ; mais quand ce que j’étais, et la façon distinguée dont j’étais mis, ne me l’auraient pas défendu, je n’aurais pu me flatter de le faire longtemps. Je me repentis mille fois de n’être pas descendu à cette porte : j’aurais pris des mesures trop justes pour ne pas apprendre enfin qui était cette inconnue ; mais il n’était plus temps, et je m’en fis autant de reproches que si j’eusse dû deviner, et qu’elle était aux Tuileries, et la porte par laquelle elle y était entrée.

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