Claude-Joseph Dorat. Les Malheurs de l’inconstance

, par PLAISANT-SOLER Estelle, Lycée Saint-Exupéry, Mantes-la-Jolie

Lettre XLI
De Madame de Syrcé au comte de Mirbelle

Je ne m’arrêterai point, monsieur, sur les motifs de mon départ, je ne sens pas la nécessité de vous en instruire. Je vous répète ce que je vous ai déjà dit, j’avais un désir de repos qui me tourmentait depuis quelques ours... chacun sait ses besoins. Vos lettres au reste m’occupent bien agréablement. A l’amour près que je n’ai garde d’approuver, je les lis avec plaisir et ce plaisir du moins n’est point mêlé d’effroi, ici tout me plaît, rien ne me fait peur. Je jouis de la plus grande liberté. Le maréchal a été bien aise de me voir, il n’a chez lui que quelques hommes qui lui viennent des campagnes voisines et la duchesse de ***.

Malgré son asthme qui la rend la plus aigre personne du monde, elle me contrarie toute la journée avec ce qui lui reste de respiration, elle fait toujours l’éloge des femmes de son temps et cet éloge est une satire amère de celles des nôtre, mais je suis douce, trop peut-être... Je la laisse dire, je joue le soir à la comète, elle y est d’un bonheur inouï, je ne gagne jamais et cette attention la désarme, elle me trouve délicieuse.. à la comète.

J’habite le plus beau lieu du monde. La peinture qu’on en ferait aurait l’air d’une féerie. Tantôt c’est la nature parée de la main des hommes et embellie des richesses de l’art, tantôt c’est cette même nature abandonnée à ses caprices. Les eaux comme dans la plupart de nos parcs n’y son point enchaînées dans des bassins étroits, c’est une rivière qui traverse les jardins et sur laquelle des gondoles nous promènent. J’oubliais un labyrinthe presque magique, il faut ma prudence pour ne pas s’y égarer. Toutes les fleurs du printemps sont là et tous les oiseaux qui chantent bien s’y rassemblent. Les routes sont bordées d’un double rang de rocaille où serpente une eau vive sur un sable coloré. Les statues n’y représentent que des fictions, car ce sont des femmes qui cèdent et je n’aime point cela. On consacre nos faiblesses, où sont les monuments érigés à nos vertus ? C’est le tort des hommes, non le nôtre. Où en étais-je ? Je n’en sais rien... Dieu me préserve de mettre de l’ordre dans ce que j’écris ! Je me dépêche d’arriver à la grotte charmante qui termine le labyrinthe. Quand on y est, il semble qu’on soit séparé de l’univers, on y marche sur les roses et on en est couronné. J’y vais souvent surtout quand le soleil se couche. L’attrait y mène, l’enchantement y retient, on y rêve... à ce qu’on veut.

A propos de rêves, il faut que je vous raconte celui que j’ai fait cette nuit, je l’attribue aux idées volatiles qui m’occupent le jour. Je rêvais donc que j’étais dans un bosquet sombre, j’y pensais à bien des choses, j’y faisais des réflexions, elles m’amenèrent à souhaiter un sylphe... mais un vrai sylphe. Soudain, il m’en apparut un, il sortait d’un nuage d’or, il avait un vêtement bleu céleste et une figure... que je n’ai point oubliée. Ses regards étaient pleins de tendresse et non d’une ardeur inquiétante, le son de sa voix pénétrait jusqu’au cœur, il ne demandait rien, il ne voulait qu’aimer. Il commençait à m’entretenir des mœurs des sylphes, de la pureté de leurs feux, je crois même qu’il me disait du mal des hommes, je l’écoutais, j’avais du plaisir à l’entendre... quand une de mes femmes vint m’éveiller. Adieu mon sylphe ! et vraiment je le regrette.

P.S. Vous me demandez le temps de mon retour à Paris. Je ne le sais pas moi-même... J’attends que vous ayez de la raison.

Lettre XLII
Du comte de Mirbelle au chevalier de Gérac

Il m’est venu l’idée la plus singulière, la plus hardie. Je veux l’exécuter. Je ne puis vivre sans voir la marquise, ma démarche est indiscrète, l’excès de mon trouble la justifie. Il m’est impossible que Madame de Syrcé soit ce qu’elle paraît, elle serait trop adorable et moi je ne puis être plus longtemps en proie au sentiment qui me déchire. J’aime mieux lui déplaire... Je vais tout risquer. Vous connaissez mon cœur ; il est faible et ardent, emporté dans ses goûts, bouillant dans ses désirs. Il faut que je me satisfasse quitte après à me repentir, à pleurer mon erreur et à me rendre aux remontrances d’un ami. Je pars.

Lettre XLIII
Du comte de Mirbelle au chevalier de Gérac

Ne m’en dites jamais de mal... Je l’adore, je l’idolâtre, mon enthousiasme survit à un bonheur dont je n’avais point l’idée. Où suis-je ? Comment vous peindre mon trouble, mes transports ? Partagez le délire, l’ivresse, l’enchantement de votre ami.

Mon voyage d’hier était au château de *** où elle est présentement. Elle m’avait mandé la veille qu’elle venait de faire un rêve dans lequel elle avait cru voir un de ces êtres fantastiques enfantés par la délicate imagination des femmes, c’est à ce songe que je dois un bien !... O ! mon cher chevalier, ce n’est point une mortelle... Par où commencer ? Quels souvenirs ! ils m’enlèvent à moi-même.

Je pars, j’arrive vers six heures, le jour avait été brûlant, la soirée était charmante. Je demande l’intendant des jardins, j’avais laissé ma voiture à une lieue de là, rien ne pouvait me trahir. Je m’informais de cet homme s’il était possible de voir Madame de Syrcé, il me dit qu’elle se promenait le soir dans le labyrinthe et que sûrement je l’y trouverais, je le priai de m’y conduire. Sur les difficultés qu’il me fit je lui représentai que j’avais à lui remettre des papiers de la dernière importance et qu’on ne pouvais confier qu’à elle. Rien n’ébranlait sa fidélité, une bourse de vingt-cinq louis le désarma, tout fut aplani, il me suivit à l’entrée du lieu qu’il m’avait indiqué, m’en donna la clef et me quitta.

Jugez de mon ravissement, je me crus transporté sous un autre ciel, je n’étais plus à moi. Mes yeux ne distinguaient rien... ils cherchaient Madame de Syrcé. A mesure que j’avançais dans ce voluptueux dédale, j’éprouvais un tremblement involontaire, enfin après bien des détours j’entends quelque bruit, je respire à peine... Quel objet ! quel moment ! A travers une charmille je l’aperçois lisant une lettre et cette lettre était une des miennes ! La marquise qui se croyait seule avait dans son ajustement ce désordre, cette négligence qu’on peut se permettre quand on est sûre de n’avoir pas de témoins. Je ne sais quelle volupté était répandue sur toute sa personne, son sein n’avait d’autre voile qu’une gaze légère que le zéphyr dérangeait. J’étais en extase, je la dévorais des yeux, enivré de ce que je voyais j’aurais craint de perdre quelque chose en osant davantage. Je m’enhardis, la porte du sanctuaire s’ouvre, je parais aux regards de la déesse, elle jette un cri, sa main tremblante abandonne la lettre qu’elle tenait et sa frayeur est si grande qu’elle reste immobile sans songer même à réparer le désordre de sa parure... Oubli charmant dont je remerciai l’amour !

Ne craignez rien, m’écriai-je, en me précipitant à ses pieds, je suis l’amant que vous avez rêvé, mais l’amant le plus soumis, le plus respectueux, le plus tendre, je vous adore, je viens vous le dire, vous le répéter cent fois. O Dieu, dit-elle ! d’une voix presque éteinte, est-ce une illusion ? Veillé-je ? Est-ce mon rêve qui se prolonge ? Oui, oui, reconnaissez un sylphe à mon respect, les désirs se taisent, votre beauté les allume, la délicatesse les enchaîne. A ces mots elle se lève, m’échappe et me défend de la suivre. Je n’écoute rien, je l’arrête... Eh ! pouvais-je obéir ? Malheureuse ! dit-elle, où suis-je ?... Fuyez, comte, fuyez, qui vous amène ici ? Quel mortel a pu vous y introduire ? Cruel ! voulez-vous que je vous haïsse !...

Elle retombe sans force et sans couleur sur le lit de gazon près duquel je l’avais ramenée, ses regards peignaient l’effroi, mais non la haine. Alors saisissant une de ses mains que je couvre de baisers, calmez-vous, lui dis-je, ce n’est point un ennemi qui vient vous surprendre, c’est un amant qui veut mourir à vos genoux. Elle tremblait, soupirait, ses yeux étaient baissés, le mouvement de son sein devenait plus rapide, un léger frisson semblait errer sur ses lèvres, je les réchauffais à la flamme de mon haleine. Tout me favorisait, l’ombre qui commençait à descendre sur ce berceau mystérieux, j’étais passionné, je fus bientôt plus pressant. Sa terreur était mêlée d’une émotion pleine de charmes et, jusqu’à ses prières touchantes, tout redoublait mes transports. Je ne voyais qu’elle, je n’entendais que la voix de l’amour... L’occasion, le lieu, sa surprise, son saisissement, l’obscurité même assurait mon triomphe. J’osai profiter de tant d’avantages réunis, j’osai (peut-être son cœur me le pardonne) j’osai tout, un voile de verdure enveloppa la pudeur, le sylphe devint homme et l’homme devint un dieu...

Il fallut trop tôt m’en séparer, malgré mes efforts pour la retenir, malgré les soumissions de l’amour heureux qui, brûlant de le devenir davantage, s’accusait de l’avoir été, malgré l’instant de repentir qu’au sein de la félicité suprême sa douleur m’avait surpris, elle s’arracha de mes bras, muette, éperdue, baignée de larmes et, jugez de son pouvoir, sa volonté une fois l’emporta sur la violence de mes feux ! Je la suivis longtemps à travers l’obscurité et, ne distinguant plus es objets, je croyais encore la voir.

Je ne vous recommande point le secret, je ne me confierai qu’à vous, à vous seul dans l’univers. Ah ! mon bonheur est trop vif, trop bien senti pour que j’aie besoin du froid plaisir de m’en vanter. Adieu.

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