Le Rouge et le Noir, roman politique Conférence de Xavier Bourdenet

, par BERNOLLE Marie-Anne, Chargée de mission pour l’Inspection de Lettres

La conférence fait partie des conférences et ateliers proposés en 2020 par l’Inspection de Lettres de l’académie de Versailles autour des œuvres au programme de 1ère à l’E.A.F.
La troisième journée a été consacrée au roman de Stendhal Le Rouge et le Noir

Pour consulter l’ensemble du dossier Stendhal

Xavier Bourdenet , Professeur des universités, est professeur à l’université Rennes 2 et membre du CELLAM (EA 3206). Ses travaux portent sur Stendhal, Mérimée et, plus largement, sur la littérature romantique, envisagée dans ses liens avec l’histoire. Il a notamment collaboré à l’édition des Œuvres romanesques complètes de Stendhal dans « La Bibliothèque de la Pléiade » (NRF, 2007 et 2014) et il est responsable de la « Série Stendhal », publiée aux Classiques Garnier.

Remarque liminaire [1]

En guise d’introduction : le « Romanticisme » ou le romantisme stendhalien

Stendhal, fondateur du Réalisme sérieux

Pour introduire son propos, Xavier Bourdenet nous livre cette citation issue de Mimésis : la représentation de la réalité dans la littérature occidentale d’Erich Auerbach.

« Par cet abrégé de sa vie [2], je veux montrer que Stendhal ne prit conscience de lui-même et ne devint écrivain réaliste qu’au moment où il chercha un port pour sa barque secouée par la tempête et qu’il découvrit en même temps qu’il n’existait pour elle aucun havre adéquat et sûr, au moment où, nullement fatigué ni découragé, mais déjà quadragénaire, ayant derrière lui sa première et brillante carrière, seul et passablement démuni, il comprit pleinement qu’il n’avait sa place nulle part. C’est alors seulement que le monde social qui l’environnait devint un problème pour lui. Le sentiment qu’il était différent des autres hommes, sentiment qu’il avait supporté jusque-là aisément et avec orgueil, devint quelque chose qu’il lui fallut légitimer et en fin de compte exprimer, littérairement. Le réalisme littéraire de Stendhal procéda de sa situation inconfortable dans le monde post napoléonien et de sa conscience de ne pas lui appartenir, de n’y avoir aucune place. »

Xavier Bourdenet rappelle que cette citation d’Auerbach a concouru à faire reconnaître Stendhal comme le fondateur du « Réalisme sérieux ».

« Romanticisme » en contexte

À la chute de Napoléon, et avant d’être remis en selle, politiquement, avec la révolution de 1848, Stendhal se retrouve sans emploi. Il a fait jusque là une carrière brillante, à l’Intendance de l’armée, puis au Conseil d’État. Il semble que trouver à s’employer, entrer dans une carrière, sous la Restauration, à un moment où on ne peut plus le faire avec Napoléon, est difficile. Du fait de sa position instable, Stendhal expérimente le monde social comme un problème. Ce problème est du reste celui de Sorel, comme celui de Stendhal. Il ne sait que faire ni comment s’insérer dans le monde social, d’où son exil en Italie.

C’est dans ces années-là que Stendhal réfléchit à la question du « Romanticisme ». Il est, on le sait, un acteur important de la bataille romantique dans les années 1820. Dans cette même période, il devient romancier avec Armance [3] en 1827 et Le Rouge et le Noir [4] en 1830, les deux romans qui ont concouru à le définir comme fondateur du Réalisme sérieux.
Comment trouver sa place dans un monde en pleine recomposition politique et en faire une matière romanesque ?

Un curieux phénomène de dépolitisation

Cette question, qui trouve écho dans l’ouvrage de François Vanoosthuyse Le Moment Stendhal [5], fait paraître que Stendhal reste bloqué idéologiquement sur un libéralisme napoléonien.
Or, nous sommes confrontés là à un phénomène curieux. Les analyses d’Auerbach ont contribué à fonder la lignée critique d’un roman stendhalien considéré comme grand roman réaliste, mais cela s’est accompagné d’une dépolitisation totale du roman qui s’est réclamée des analyses d’Auerbach tout en s’inscrivant dans une perspective qui n’était pas celle d’Auerbach. Cela vient de ce qu’on a appliqué à Stendhal une définition du réalisme qui lui est postérieure, définition que l’on pourrait qualifier de « flaubertienne » pour dire les choses vite.

Il s’agit donc d’examiner ce qui fait du Rouge et Noir un roman politique.

Pour une approche de la matière politique du roman

Poétique et politique chez Stendhal

Une vision libérale

Le Rouge et le Noir est la mise en scène réaliste du monde de 1830 et Stendhal en propose une vision satirique, directement polémique, d’orientation libérale [6] [7]
La dimension réaliste chez Stendhal est incontestable et incontournable ; il ne s’agit pas d’occulter – comme pourrait y pousser la tradition scolaire – que Stendhal est aussi et d’abord romantique. Il participe du reste très activement à la bataille romantique des années 1820.

Le Romantisme selon Stendhal

Il introduit dans son pamphlet Racine et Shakespeare la notion de « Romantiscisme » dans laquelle on entend l’influence de ses années italiennes.

«  Le romanticisme est l’art de présenter au peuple les œuvres littéraires qui dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. Le classicisme au contraire leur présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir à leurs arrière-grands-pères. Sophocle et Euripide furent éminemment romantiques ; ils donnèrent aux grecs rassemblés au théâtre d’Athènes les tragédies qui d’après les habitudes morales de ce peuple, sa religion, ses préjugés sur ce qui fait la dignité de l’homme, devait lui procurer le plus grand plaisir possible. Imiter aujourd’hui Sophocle et Euripide, et prétendre que ces imitations ne feront pas bâiller le français du XIXe siècle, c’est du classicisme. »

Importe dans cette définition l’idée d’« état actuel des habitudes et des croyances », comprenons l’état des mœurs. Est donc « romantique » une littérature moderne, soit adaptée aux mœurs contemporaines, aux habitudes morales des contemporains.

Réalisme et Romantisme chez Stendhal

Et la littérature ne peut être adaptée sinon en peignant ces mœurs « les tendances morales de son époque », comme le dit Stendhal. Il s’ensuit que le roman de mœurs mis en place par Stendhal, mais aussi par Balzac, c’est justement le moyen de la mise en œuvre d’une littérature pleinement romantique.
Il faut considérer que l’esthétique réaliste est la manière de mettre en scène la définition du romantisme proposée par Stendhal. Pour faire simple et de façon paradoxale, on peut dire que « Le réalisme c’est, pour Stendhal, le moyen du romantisme ».

Cette mise en scène réaliste est la manière d’intéresser le lecteur au texte, manière que le texte s’adapte à son public en lui offrant une façon de saisir le monde qui l’environne. Cela, en 1830, la tragédie racinienne ne peut plus le faire. Elle ne parle plus du tout à des individus qui ont connu deux choses qui vieillissent le théâtre classique : la révolution française et la retraite de Russie. Ce sont les deux bouleversements historiques qui ont fondé le XIXe siècle.

« De mémoire d’historien jamais peuple n’a éprouvé dans ses mœurs et dans ses plaisirs de changement plus rapide et plus total que celui de 1780 à 1823, et l’on veut nous donner toujours la même littérature ? »

Le Romantisme est la manière d’adapter la poétique romanesque et théâtrale à un bouleversement historique. Stendhal a une définition pragmatique du roman et plus largement de la littérature. Le Romantisme est pour lui une manière de penser une littérature en relation avec l’état des mœurs, avec ce qu’est devenu l’homme du XIXe siècle.

Deux métaphores pour comprendre la poétique de Stendhal

Cela posé, force est de constater que chaque fois qu’il parle du roman, Stendhal adopte une définition constante de 1827 à 1840 : « le roman miroir », « le roman comme un miroir que l’on promène le long d’un chemin ».

La métaphore du miroir

La métaphore est au cœur du roman Le Rouge et le Noir. Elle y paraît trois fois.

1- Épigraphe du chapitre 1.13

« Un roman c’est un miroir qu’on promène le long d’un chemin ».

L’épigraphe est attribuée à Saint-Réal, mais épigraphe apocryphe que Stendhal invente pour les besoins de la cause. Pourquoi diable aller chercher Saint-Réal ? Une idée traverse l’esprit ; Saint-Réal / Saint-réel – placer le roman sous le signe du réel. Cela constitue une lecture possible.
Reste que Saint-Réal est un historien du XVIIe : « Faire d’un historien le porte-parole, porte-voix de la définition du roman, c’est aussi un geste signifiant. Le romancier adopte comme figure de projection, non pas le fabuliste, non pas le dramaturge ou le romancier justement, mais un historien. Je me fais historien du présent. » [8]

2- 2.19
Il s’agit de la version la plus étoffée.
Le lecteur assiste alors à une discussion entre l’auteur et son éditeur :

« Et monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ? Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ? Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former. »

Avec cette métaphore du miroir, on dérive immédiatement vers la question politique. De ce qui est représenté, on passe sur le champ à l’ « inspecteur des routes » qui laisse l’eau croupir, au responsable de la situation, à l’état politique qui crée cette situation.

3- Épisode de la note secrète 2.22
L’éditeur du roman répond à l’auteur qui lui explique vouloir ne pas parler de politique dans son ouvrage.

« Si vos personnages ne parlent pas politique, ce ne sont plus des français de 1830 et votre livre n’est plus un miroir comme vous en avez la prétention. »

Une deuxième métaphore : comme un coup de pistolet au milieu d’un concert

Dans Armance
Dans le dialogue entre le romancier et l’éditeur déjà évoqué, il y a une autre métaphore politique, celle du coup de pistolet au milieu d’un concert.

« La politique est une pierre attachée au cou de la littérature et qui en moins de six mois la submerge. La politique au milieu des intérêts d’imagination c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert. Ce bruit est déchirant sans être énergique. Il ne s’accorde avec le son d’aucun instrument. Cette politique va offenser mortellement une moitié des lecteurs, c’est-à-dire ceux qui ne partagent pas mon point de vue, et ennuyer l’autre qui la trouvait bien autrement spéciale et énergique dans le journal du matin. »

Cette image du coup de pistolet est récurrente comme celle du miroir.

La Chartreuse de Parme
On la trouvait dans Armance donc, on la retrouve dans La Chartreuse de Parme.

« La politique dans une œuvre littéraire, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert, quelque chose de grossier et auquel pourtant il n’est pas possible de refuser son attention. »

Impossible de ne pas entendre cette déflagration politique. Impossible de refuser son attention. Le « coup de pistolet politique » est devenu indissociable du roman qui se voudrait réaliste.

Le propos plusieurs fois évoqué entre l’auteur et son éditeur prend dans ce contexte tout son sens :

« Si vos personnages ne parlent pas politique, ce ne sont plus des français de 1830 et votre livre n’est plus un miroir comme vous en avez la prétention. »

L’ambition sociologique du Rouge et le Noir

Qu’implique l’esthétique du miroir ?

La métaphore du miroir a été étudiée par Georges Blin dans Stendhal et les problèmes du roman (1959) et ce dernier a contribué à établir la notion d’« esthétique du miroir ».
Cette esthétique du miroir dont on peut parler pour le roman stendhalien implique deux choses essentielles.

1er élément - La définition du roman comme chronique

Reprenons les sous-titres choisis par Stendhal pour ses romans.
Le Rouge et le Noir se voit adjoindre un double sous-titre : Chronique de 1830, Chronique du XIXe siècle.
On peut du reste s’interroger sur la raison d’être de ce double sous-titre qui dit la même chose. Qu’est-ce que 1830 au regard du XIXe ?
Une chose certaine, montrer le monde contemporain, les mœurs du temps, les mœurs de 1830, pour Stendhal, c’est « en faire la chronique ».
Pour Armance, 1827, le sous-titre est : Quelques scènes d’un salon de Paris en 1827. C’est une manière de dater et de localiser le roman.
Pour Lucien Leuwen, on aura Chroniques des premières années de la Monarchie de Juillet et pour Lamiel, Chronique du tournant de 1840. Notons également qu’un des titres envisagés pour ce roman était Les français du King Philippe.
Toutes les définitions du roman élaborées par Stendhal vont dans ce sens. On en voudra pour preuve, pour ne prendre qu’un exemple, la première préface à Lucien Leuwen, dans laquelle Stendhal donne pour but au roman de « peindre les habitudes de la société actuelle ».

Il est sur ce sujet un texte important, malheureusement pas donné dans les éditions scolaires, le projet d’article sur Le Rouge et le Noir proposé par Stendhal à un ami italien qui lui avait fait demande d’un canevas. On sait en effet que Stendhal était adepte du « On n’est jamais si bien servi que par soi-même » en la matière. Dans ce projet d’un article qui ne verra du reste jamais le jour, Stendhal commente donc Le Rouge et le Noir ; ce regard porté par le romancier sur son propre roman est de première importance.
Stendhal y commence par une longue partie d’analyse sociologique de la France en 1829 ; tel est ce qu’il faut selon Stendhal pour rentrer dans Le Rouge et le Noir. Son propos a été de faire « le portrait de la société de 1829 » selon la formule de Stendhal lui-même. Il entend peindre les mœurs nouvelles « que le gouvernement de Louis XVIII et de Charles X [9] a donné à la France » ; « Ces mœurs si peu aimables », continue-t-il plus loin, « cette France grave, morose, que nous on léguée les Jésuites, la Congrégation et le gouvernement des Bourbons, de 1814 à 1830 ». Voilà ce qui fait l’essentiel de la Restauration aux yeux de Stendhal.

2ème élément – L’idée de neutralité

La deuxième notion impliquée par l’esthétique du miroir est l’idée d’impartialité, de neutralité du roman et du romancier. Stendhal insiste sur ce point à plusieurs reprises ; il dit en substance qu’un miroir n’a pas de parti, il ne fait que refléter ce qu’il a devant lui. Il reflète sans choisir, sans tri sélectif.
Là est le risque de dépolitisation du roman, préparé par Stendhal lui-même. L’esthétique du miroir est pensée comme un objectivisme qui donnerait au romancier un rôle passif, celui qui enregistre sans interpréter. Dans l’Avant-Propos d’Armance, on trouve cette formule de Stendhal : « De quel parti est un miroir ? » ; d’aucun, donc. Le miroir reflète de façon neutre ce qu’il a sous les yeux.
Pour Xavier Bourdenet, il est essentiel de nuancer.

Une neutralité à nuancer

Il s’agit de fortement nuancer l’idée de l’ambition enregistreuse du miroir, l’idée d’une ambition de neutralité qui fonderait l’ambition sociologique du roman.

La matière du Rouge et Noir

En gardant cela à l’esprit pour l’appliquer au Rouge et Noir, il est intéressant de se reporter à l’entrée des matières. Cette dernière traduit en effet la visée sociologique du roman. Reconstituer la logique des titres nous permet de comprendre ce que sont pour le romancier lui-même les matières du Rouge et le Noir, le matériau du Rouge. Cela constitue une entrée dans le roman pertinente et certainement efficace avec les élèves.

« Le Rouge et le Noir » - Table des matières
  • Un projet sociologique, une nouveauté
    Si l’on prend en considération les titres du début,

    « Une petit ville », « Un maire », « Le bien des pauvres », « Un père et un fils », « Négociation », « L’ennui », « Des affinités électives », « Petits événements », « Les plaisirs de la campagne », « Façon d’agir en 1830 », « Chagrin des grandes places », « Une capitale », « Le séminaire », « Le monde »

    fonde en 1830 la nouveauté du Rouge et le Noir le projet sociologique qui sous-tend le roman.
    Stendhal a fait le choix de titres brefs, nominaux, qui posent un ensemble de réalités, de motifs : une petite ville, un maire, un père et un fils. Cela correspond à un projet cognitif nouveau ; le roman semble progresser par petites vignettes pour rendre compte de la France contemporaine. Le roman se donne à lire, au moins en son début, comme une série de scènes de genre : un père et un fils, une soirée à la campagne.

  • Une typologie à petites touches
    Par petites touches, les titres suggèrent comme une typologie analytique de la France de 1830.
    Les titres ont une forte valeur de typisation. Si on regarde les titres concernant les personnages de la fiction, il apparaît qu’ils sont systématiquement anonymisés. Les personnages sont ainsi ramenés à un type, à la fonction qui les identifie : Un maire / Monsieur de Rénal, Le premier adjoint / Monsieur Valenod, Chagrin d’un fonctionnaire / M. de Rénal. Un roi à Verrières – sans que jamais, ni dans le titre ni dans le chapitre, le roi soit identifié. La classe générique s’impose et l’individualité des personnages s’abolit.
    De la même manière, on a Un père et un fils, là où l’on pourrait avoir Sorel, père et fils, ou encore Un ambitieux pour Julien, Une grande dame dévote pour la Marquise de la Mole, Un homme puissant, l’abbé de Besançon.
    On pourrait du reste demander aux élèves de partir des titres et d’identifier les personnages dont il est question.
    L’onomastique fictionnelle des personnages est gommée par la table des matières ; l’anonymat vise à établir des types plus que des individualités.
  • Une socialité peu réjouissante
    À cette peinture à petites touches, s’ajoute une socialité très prégnante et peu réjouissante. Les titres laissent transparaître un univers de pouvoir fait de rapports de force. Ils traduisent la pesanteur d’un système social et familial fortement hiérarchisé.
    Au fil des titres, on croise un premier adjoint, un roi, un maire, désigné comme étant un fonctionnaire ; se donne à voir une socialité où un fils dépend de son père. La communication avec autrui se fait sur le mode d’une relation hiérarchisée Dialogue avec un maître (1-21), d’un rapport de force qui confine à la violence Lettres anonymes (1-20) ; le réel fait l’objet d’Une négociation.
    Tel est l’univers posé dans la première partie.
    La deuxième partie du roman ne fait que confirmer des rapports interpersonnels sur le mode de perpétuels rapports de force en posant L’empire d’une jeune fille (2-11) qui enjoint à Un tigre (2.32) de Lui faire peur (2.31) en supposant Un complot (2.13) [Et Est-ce un complot ? (2.15)] ; un monde où la faiblesse est un enfer, L’enfer de la faiblesse (2.33), un monde où Un homme puissant (2.38) est placé Au cœur de l’intrigue (2.39).
    La socialité est marquée au coin de la violence et d’une constante hiérarchisation des rapports interpersonnels.
    Cette question de la hiérarchisation est modulée dans la deuxième partie (Cf. les titres de la deuxième partie) par la thématique de la distinction qui prend tout son sens dans ce système au sein duquel se pose une question : Quelle est la décoration qui distingue ? (2.8). C’est un univers où compte La manière de prononcer (2.6), où l’on va trouver – et c’est un devoir- sa loge Aux bouffes (2.30) ; on y croise Deux grandes dames (2.5) qui aident à envisager Les plus belles places de l’église (2.27).

Pour quelle neutralité ?

  • « Façon d’agir en 1830 »
    En deux pages et 75 titres se déploie une socialité parfaitement datée et circonstanciée qui rend compte des Façon(s) d’agir en 1830 (1.22). Ce monde de 1830 se caractérise par une structure sociale étouffante, visiblement bloquée, qui laisse peu de place à l’individu. On doit occuper une place, on peut y être maire, premier adjoint, fonctionnaire ; mais pour un individu en propre, c’est plus difficile.
    On oscille, dans le roman stendhalien, entre description « réaliste » - soit pour être exact la manière dont Stendhal voit la société de 1830, une vision singulièrement noire – ET clichés romanesques qui ont la vie dure. Nous renvoyons pour exemple au titre du chapitre 2.35 : Un orage.
  • Un romanesque historicisé
    À consulter la table des titres, il est évident que le malheur, la souffrance, les orages sont un matériau romanesque, depuis longtemps ; plus que le bonheur sans tâche. Dans cette table des matières se joue un glissement entre prise en charge de l’histoire et du contemporain et un romanesque qui réactive des topoi très anciens. L’effet de conjonction des deux induit que le romanesque traditionnel se trouve, dans ce contexte-là, parfaitement historicisé. Travailler sur la table des titres permet ainsi d’entrer dans la nouveauté du Rouge et le Noir, la teneur sociologique du roman, ce sur quoi Stendhal insiste dans son canevas d’article.
  • La politique, fatalité du siècle
    Mais le miroir n’est pas aussi neutre que Stendhal veut bien le dire. La raison tient au projet de la peinture du monde contemporain de 1830. Stendhal ne cesse de répéter que la politique est devenue une donnée prioritaire des habitudes morales de 1830. On ne peut échapper à la politique ; le roman non plus donc. Telle est l’idée récurrente, basse continue de l’œuvre de Stendhal, la politique est la plaie moderne qui affecte tous les sujets. C’est le sens-même du chapitre 2.1 qui ouvre la deuxième partie Les Plaisirs de campagne. Il montre qu’il est devenu impossible d’échapper à la politique, nouvelle fatalité du monde moderne, fatalité du siècle. Dans ce chapitre, Julien prend une malle-poste pour se rendre à Paris et il y surprend la conversation de deux amis. L’un deux, Saint-Giraud, explique qu’il a voulu se retirer à la campagne, pour raisons politiques, pour échapper à la politique, aux tracasseries. Et il se voit obligé de fuir la campagne pour des raisons politiques : il a refusé sa voix à un candidat qu’il sait malhonnête et incompétent. Et depuis, sa vie est devenue un enfer.

    « Je ne voulais de ma vie entendre parler de politique. Et la politique me chasse. »

    La politique est pour Stendhal la nouvelle fatalité moderne, donc. Notons dans l’explication de Saint-Giraud la référence faite à la tragédie, précisément à la Phèdre de Racine : « Mon mal vient de plus loin ». Historiquement et littérairement, la campagne est le lieu de l’otium où l’on se retire pour être à soi, coupé du negotium. Or, la campagne - celle du Rouge et le Noir à tout le moins - est devenue l’exact contraire ; elle est aussi marquée que la ville par la politique. Cela justifie la conclusion du chapitre ; il n’y a plus de lieu qui serait un hors lieu du politique.
    De même, dans la première partie du Rouge, Vergy - le jardin de Vergy - participe de la campagne, mais c’est aussi l’espace de monsieur le maire, un espace que ce dernier s’approprie et fait construire en chassant les petites paysannes qui passent à coup de pierre.
    Le romancier déplore le fait mais ne peut l’éviter. Rappelons ici ce propos de l’éditeur évoqué précédemment : « Mais si vos personnages ne parlent pas politique, ce ne sont plus des français de 1830. »

La dimension politique dans Le Rouge et le Noir

Le point de vue du narrateur

Le narrateur du Rouge et Noir  : un homme de son temps

Quand on ouvre Le Rouge et le Noir à la recherche du premier personnage à parler politique, on se rend compte que le premier à le faire est le narrateur. En cela, il est parfaitement de son temps, homme de 1830. Le narrateur évoque alors monsieur de Rénal, maire de Verrières, et les manœuvres politiques qui lui ont permis grâce à ses liens au ministère de faire construire le mur de soutènement et de créer le très beau « Cours de la fidélité » qui permet la promenade à côté de Verrières. Le narrateur salue l’entreprise de ce commentaire : « Quoiqu’il soit ultra et moi libéral, je l’en loue ». Voilà qui est on ne peut plus clair. Le narrateur se situe sur l’échiquier politique comme ses personnages et pose un point de vue depuis lequel s’écrit le roman : le point de vue d’un homme libéral, de gauche, décrivant un univers dominé par les forces de droite, les ultra-royalistes.
Narrateur et auteur affichent hautement la couleur et préviennent le lecteur. Le miroir est un miroir orienté, donc pas neutre.

L’affichage politique : un dispositif récurrent

Le même dispositif se retrouve dans tous les romans stendhaliens. C’est en général ce qu’on oublie quand on aborde le roman réaliste. Les romans stendhaliens s’ouvrent sur cette prise de position politique du narrateur, comme si l’appartenance politique était devenue un des éléments fondateurs de l’ethos du romancier moderne. Stendhal se soumet à cette injonction intériorisée par le romancier de devoir montrer sa carte.

  • Armance, Avant-propos, 1827

    « L’auteur n’est pas entré depuis 1814 au premier étage du palais des tuileries. Il a tant d’orgueil qu’il ne connaît pas même le nom des personnes qui se font sans doute remarquer dans un certain monde. »

    L’affichage politique est moins explicite que dans le Rouge, mais du même ordre.
    Depuis 1814, date de la chute de Napoléon, c’est Louis XVIII qui occupe le premier étage du Palais des Tuileries – lieu du pouvoir. Refuser d’entrer, c’est une manière de refuser la monarchie restaurées et tous les nobles ultra qu’elle ramène sur le devant de la scène politique. Le point de vue politique allusif mais lisible pour tout lecteur de 1827

  • Lucien Leuwen
    Dans Lucien Leuwen, on trouve une prise de position du même ordre. On est sous la Monarchie de Juillet. La position de Stendhal vis-à-vis du régime en place est différente ; il est fonctionnaire de la Monarchie de Juillet, au poste de consul à Civitavecchia en Italie. La vision politique est de ce fait plus nuancée.

    « Pour peu qu’un roman s’avise de peindre les habitudes de la société actuelle, avant d’avoir de la sympathie pour les personnages, le lecteur se dit : « De quel parti est cet homme là ? » Voici la réponse. L’auteur est simplement partisan modéré de la Charte de 1830. C’est pourquoi il a osé copier jusque dans le détail des conversations républicaines et des conversations légitimistes. »

    On a là la totalité de l’échiquier politique ; et se dire « partisan modéré de la Charte de 1830 », c’est ce qu’on peut appeler - pour ainsi dire - le juste milieu, avec plus à gauche les républicains, plus à droite les légitimistes.

    « ... sans prêter à ces partis opposés plus d’absurdité qu’ils n’en ont réellement, sans faire des caricatures, d’où il résultera peut-être que chaque parti croira l’auteur un partisan forcené du parti contraire. A vrai dire, puisqu’on est forcé de faire un aveu si sérieux, crainte de pis, l’auteur serait au désespoir de vivre sous le gouvernement de New York. Voilà pourquoi il n’est pas totalement républicain. Il aime mieux faire la cour à Monsieur Guizot que faire la cour à son bottier. Au XIXe siècle la démocratie amène nécessairement dans la littérature le règne des gens médiocres, raisonnables, bornés et plats littérairement parlant. En fait de parti extrême, ce sont toujours ceux qu’on a vu en dernier lieu qui semblent les plus ridicules. Au reste, quel triste temps que celui où l’éditeur d’un roman frivole demande instamment à l’auteur une préface du genre de celle-ci. »

    Se situer sur l’échiquier politique est devenu une injonction du moment. Impossible d’y échapper.
    Il est également à noter que Stendhal se dit partisan modéré de la Charte de 1830 et non pas partisan de la Monarchie de Juillet, et encore moins de Louis-Philippe. Il se dit partisan, non pas d’un régime, mais d’une constitution, de quelque chose qui garantit une forme de liberté civile minimale.

  • La Chartreuse de Parme
    Dans La Chartreuse de Parme, grand roman italien, l’affichage politique est encore un peu plus retors. Dans l’Avertissement Stendhal procède en effet par dénégation.

    « C’est dans l’hiver 1830, et à trois cents lieues de Paris, que cette nouvelle fut écrite. Ainsi, aucune allusion aux choses de 1839. »

    C’est pour l’auteur une manière de dire : « Ne cherchez pas le contexte politique de 1839, il n’est pas dans mon roman. » Mais, après cette phrase qui a en quelque sorte fonction de paratonnerre, Stendhal, dans le passage qui suit, se présente comme un ancien soldat de la grande armée napoléonienne.

    « Bien des années avant 1830, dans le temps où nos armées parcouraient l’Europe, le hasard me donna un billet de logement pour la maison d’un chanoine. C’était à Padoue, charmante ville d’Italie. Le séjour s’étant prolongé nous devînmes amis. »

    Par la bande il précise avoir fait une partie de son parcours avec Napoléon.
    Et le premier chapitre s’ouvre ainsi :

    « Milan 1796.
    Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur. Les miracles de bravoure et de génie dont l’Italie fut témoin en quelques mois réveillèrent un peuple endormi. »

    L’incipit célèbre l’entrée de Bonaparte dans Milan à la tête de la jeune république et inscrit Bonaparte dans une lignée glorieuse, après César et Alexandre. La prise de position du narrateur est moins directe mais très lisible.

Le roman stendhalien est toujours expressément situé, politiquement situé. C’est ce qu’on oublie quand on glisse trop vite à l’étiquette de roman réaliste.

Une forme de relativisme

Cette manière de situer politiquement le point de vue rencontre une conviction de Stendhal, simple et pleinement romantique, relativiste :

« Chacun pense, s’exprime, depuis un point de vue, c’est-à-dire aussi depuis ses intérêts dont il est difficile de faire abstraction. »

Tout discours est autrement dit situé. Nous pouvons convoquer à ce propos le témoignage de Mérimée à la mort de Stendhal.

« Cependant il se piquait de n’agir jamais que conformément à la raison. Il faut en tout se guider par la lo-gique, disait-il en mettant un intervalle entre la première syllabe et le reste du mot. Mais il souffrait impatiemment que la logique des autres ne fût pas la sienne. D’ailleurs il ne discutait guère. Ceux qui ne le connaissaient pas attribuaient à un excès d’orgueil ce qui n’était peut-être que respect pour les convictions des autres. Vous êtes un chat, je suis un rat, disait-il souvent pour terminer les discussions. »

On retrouve ce relativisme des points de vue plus clair encore dans l’Avant-propos d’Armance dans ce passage que l’on peut désigner sous le nom d’apologue des tourterelles.

« Si l’on demandait des nouvelles du Jardin des Tuileries aux tourterelles qui soupirent au fait des grands arbres elles diraient : « C’est une immense plaine de verdure où l’on jouit de la plus vive clarté ». Évidemment, elles sont au-dessus des arbres. Nous, promeneurs qui sommes sous les arbres, nous répondrions : « C’est une promenade délicieuse et sombre où l’on est à l’abri de la chaleur et surtout du grand jour désolant en été ». C’est ainsi que la même chose chacun la juge d’après sa position. C’est dans des termes aussi opposés que parlent de l’état actuel de la société des personnes également respectables qui veulent suivre des routes différentes pour conduire au bonheur. Mais chacun prête des ridicules au parti contraire. »

Le Rouge, roman libéral

Si l’on tire ce fil, cela implique une vision de la société et du lectorat du roman forcément divisée en partis opposés. Le lecteur n’est pas épargné par une prise de position politique. La politisation implique une fragmentation du public, en cela non homogène, et oblige le romancier à se situer.
Pour répondre à cette question de la préface de Lucien Leuwen : « Mais de quel parti est cet homme-là ? », dans Le Rouge, le parti est clair, le libéralisme. Et ce libéralisme y est sensible par bien des aspects.

Les grandes séquences politiques du roman

On peut identifier, dans Le Rouge et le Noir une demi douzaine de passages longs ou chapitres qui constituent les séquences politiques du roman et montrent la politique comme un jeu d’intérêts, conflit de partis, manœuvres peu ragoutantes. Jamais la politique n’est évoquée comme idéal, comme une forme d’idéal portant l’individu. Chez Stendhal, la politique n’est présente que sous la forme de manœuvres et friponneries.

  • Séquence 1 - Un roi à Verrières 1.18
    L’épisode peint le passage d’un roi à Verrières, restant anonyme, qui vient s’agenouiller devant un saint. Il souligne en cela l’alliance du trône et de l’autel, socle fondateur du régime de la Restauration.
    L’anecdote est aussi, et plus largement, à penser de façon contextuelle dans l’entreprise de re-christianisation de la France à laquelle s’emploie la Restauration en multipliant notamment toutes les missions jésuites.
  • Séquence 2 - Les plaisirs de la campagne 2.1
    Dans ce qui constitue le texte d’ouverture de la seconde partie du roman, la politique fait l’objet d’un dialogue entre Falcoz et saint-Giraud. L’idée générale en est que la question politique gangrène tous les rapports sociaux.
    L’épisode est moins intégré d’un point de vue romanesque à la fiction que l’épisode du roi à Verrières, et surtout que le 3ème qui constitue la grande séquence politique du Rouge.
  • Séquence 3 - Le bal du duc de Retz, partie 2
    L’épisode est intégralement politique. Se pose la question de Danton : a-t-il bien fait d’être le révolutionnaire violent et radical qu’il a été ? Cela explique la présence au bal du comte Altamira, émigré italien qui a essayé de conduire une révolution libérale mais qui a échoué.
    C’est le moment où Julien et Mathilde s’interrogent sur la question de la violence en politique. Est-elle légitime ?
  • Séquence 4 - La note secrète
    L’épisode s’étend sur trois chapitres qui décrivent longuement une conspiration mêlant la fine fleur de l’aristocratie du moment et les représentants les plus importants du clergé – le trône et l’ autel ; le complot vise à écraser la jeunesse libérale et à rendre au clergé sa toute puissance en lui redonnant ce qui lui a été confisqué pendant la Révolution, les biens nationaux, dans l’idée de revenir à une monarchie absolue, et non plus une monarchie constitutionnelle.
  • Séquence 5 - Le procès de Julien
    L’épisode donne à voir une bourgeoisie devenue toute puissante, aux côtés voire en lieu et place de l’aristocratie. Dans le procès de Julien, celui qui va jusqu’à faire pencher le verdict, c’est Valnod, qui représente les intérêts d’argent, et non pas l’Abbé de Friler qui a tout fait pour disculper Julien.

Quelle image de la Restauration ?

Toutes les séquences vont dans le même sens et donnent une image négative, noire, noircie même de la Restauration.
On y constate une justice injuste (procès). Plus largement l’injustice règle tous les rapports sociaux. Nous en avons un exemple avec la destitution de l’abbé Chélan, homme intègre qui déplaît aux trois hommes qui font la loi à Verrières, soit Monsieur de Rénal, Valnod et l’abbé Maslon, jésuite chargé de surveiller Chélan et quelques curés de environs.
On voit à Verrières tous les traficotages municipaux et électoraux ; nous en voulons pour preuve l’épisode de l’adjudication. L’affaire est difficile à démêler et à expliquer, pour les élèves comme pour nous-mêmes. Ce qu’on y comprend et qui est à retenir, c’est qu’on manigance. Peu importe le mécanisme. Il y a manigance, friponnerie ; c’est là l’essentiel à retenir. Interviennent à pleines mains les autorités municipales et ecclésiastiques, Friler, Maslon…
Ajoutons à cela le passage d’Un roi à Verrières - où il s’agit de fanatiser les foules et de renforcer ainsi le pouvoir de l’Église -, le complot de la note secrète, où ultras et haut-représentants du clergé entendent renforcer leurs pouvoirs. Si on fait le compte, le miroir stendhalien va toujours dans le même sens ; il est assurément déformant.
Et si l’on revient au dialogue entre l’auteur et son éditeur, plusieurs fois cité déjà :
« Et, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. »,
à observer le roman du Rouge et Noir, la fange est bien là, dans la peinture de la Restauration. Et l’azur ? Il n’apparaît nulle part. Il y a bien de la part de Stendhal parti pris.

L’exemple du séminaire

On pourrait inclure l’épisode du séminaire dans les séquences politiques. Il est en effet indirectement politique et c’est un épisode où le libéralisme du romancier se fait sentir à plein.

La position religieuse de Stendhal

L’épisode pose la question de la place de la religion dans le roman.

Une réalité politique

La religion y est vue d’abord comme une réalité politique, un moyen de pouvoir, jamais comme une réalité spirituelle. La religion, chez et par Stendhal, n’est jamais vécue comme ouverture à une transcendance. Elle est systématiquement ramenée sur terre, où les jésuites, « la congrégation », constituent une bête noire, assimilée à une force occulte, toute puissante, qui complote contre les citoyens. Le Rouge et le Noir hérite en cela de toute l’activité de Stendhal comme journaliste sous la Restauration. Stendhal eut un problème sous la Restauration, nous l’avons rappelé, trouver à s’employer. Il n’avait alors plus de revenus ; l’un de ces moyens sera le journalisme. L’expérience du journalisme qui précède l’entrée dans le roman pour Stendhal est une des étapes qui le conduit au roman. Son travail comme journaliste l’oblige à observer le monde contemporain. Il est alors journaliste pour le compte de journaux anglais à qui il envoie périodiquement des radiographies de l’état culturel de la France des années 1820. Cela constitue un matériau formidable pour le romancier à venir. Le roman s’inscrit dans la lignée des analyses de Stendhal journaliste sur la place des Jésuites dans la Restauration.
Stendhal, sur la question religieuse, se situe aux antipodes de Chateaubriand. Il en souligne la nature profondément politique ; il y voit d’abord une force de coercition, de contrôle des corps comme des esprits. Il retient dans la religion l’institution sociale à l’exclusion de toute spiritualité. La religion est pour lui le « royaume du noir ». Nous renvoyons ici à l’interprétation traditionnelle du Rouge et du Noir, apocryphe, explicitée et commentée dans le paragraphe suivant.

Symbolique du titre

Origine de l’interprétation traditionnelle apocryphe
L’interprétation traditionnelle du titre, donc, n’est nullement due à Stendhal. Celui-ci ne s’est jamais expliqué sur le titre mystérieux et poétique du Rouge et du Noir. Cette lecture traditionnelle voudrait que le rouge symbolise l’armée, la carrière désormais interdite à Julien depuis la chute de Napoléon, et le noir symboliserait l’église, la carrière ecclésiastique, que doit emprunter un ambitieux sous un régime caractérisé par l’alliance du trône et de l’autel. Ladite interprétation n’est pas inscrite dans le texte et est totalement apocryphe. On la doit à Émile Forgues, journaliste, à la mort de Stendhal, dans son article nécrologique du National en 1842 :

« Le titre du second roman de monsieur Beyle nous avait longtemps donné à penser. Que voulait-il dire ? Comment se rattachait-il au sujet du livre ? Certain jour, après bien des circonlocutions, un de nos amis s’avisa de questionner l’auteur sur ce point. La réponse passa par nos mains et sous nos yeux et nous lûmes avec avidité l’explication suivante. Le rouge signifie que venu plus tôt Julien, le héros du livre, eût été soldat. Mais à l’époque où il vécut il fut forcé de prendre la soutane. De là le noir. Il était clair que notre ingénieux confrère se moquait et de son correspondant, et de nous. »

On a tendance à oublier la dernière phrase. Il s’agit là d’une interprétation figée, qui se transmet à travers le temps ; il est pourtant difficile de lire le titre ainsi. À aucun moment dans le roman le rouge n’est associé à la carrière militaire et à Napoléon. Pour une cause simple, jamais le rouge n’a été la couleur de l’uniforme sous Napoléon, et pas plus à la Restauration. Les habits rouges sont la caractéristique des soldats anglais, évoqués du reste comme tels dans la Chartreuse de Parme.
Cela ne résout pas le titre. Il faut lui laisser sa part de mystère.

Titres de couleur chez Stendhal
Les titres colorés sont comme une marque chez Stendhal.

  • Le Rouge et la Blanche est un des titres pensés pour Lucien Leuwen. Le titre final n’a en effet pas été arrêté par Stendhal puisque c’est un roman inachevé. Le Rouge et la Blanche a donc fait partie des titres qu’il retenait. « Cela fournira une phrase aux journalistes », disait-il.
    Il s’agit de comprendre : « le rouge », qui a de convictions républicaines, Lucien, et « la blanche », l’héroïne qui a des convictions royalistes.
    Nous avons donc bien affaire à une lecture politique.
  • Le Rose et le Vert
    Texte inachevé.

Une description au vitriol

Le noir, c’est le séminaire. L’épisode est l’occasion d’une vaste peinture satirique de l’institution du séminaire et constitue une des grandes séquences libérales du roman. Il s’agit d’une étape majeure de la formation de Julien Sorel. Or, paradoxalement, il n’y apprend pas grand-chose. Rien d’utile pour la suite en tout cas. C’est pour lui une épreuve.

« Ce moment fut le plus éprouvant de sa vie. »

Et le narrateur voudrait passer un peu vite au motif que

« peut-être ce qu’il vit au séminaire est-il trop noir pour le coloris modéré que l’on a cherché à conserver dans ces feuilles. »

Coloris modéré ? Cela reste à voir. Stendhal n’y va pourtant pas de main morte. Il fait du séminaire une description au vitriol. Nous avons affaire à une description à charge où rien n’est à sauver sauf peut-être l’abbé Pirard qui prend Julien en sympathie. Mais justement, l’abbé comme julien quittera le séminaire pour devenir secrétaire du marquis de la Mole, avant que la fonction ne soit dévolue à Julien. Le roman propose du séminaire un tableau noir où se perçoit la position d’un Stendhal, athée, farouchement anti-jésuite, dégoûté de ce qui fait la nature même du régime de la Restauration, l’alliance du trône et de l’autel.

Le séminaire, une institution totalitaire

Yves Ansel, qui a consacré une étude à l’épisode du séminaire, et plus largement à la dimension politique du roman [10], montre que le séminaire du Rouge et Noir peut être considéré comme une institution totalitaire selon la définition qu’en donne Erwin Goffman, sociologue américain [11].

« On peut définir une institution totalitaire comme un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus placés dans la même situation, coupés du monde extérieur, pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées. Les prisons constituent un bon exemple de ce type d’institutions. »

Un univers carcéral

Si l’on adopte cette définition pour lire le séminaire, ce dernier est de fait décrit par Stendhal sur un mode carcéral. En atteste ce monologue intérieur de Julien :

« Pour un pauvre diable comme moi, se dit Julien, sans protecteur et sans argent, il n’y aura pas grande différence entre un séminaire et une prison. »

Il qualifie plus loin le séminaire d’« enfer sur la terre » et de « lieu terrible ».
Les deux principes qui organisent la vie au séminaire, donnés par l’abbé Pirard à l’arrivée de Julien : obéissance et surveillance.

« Vous me devez la sainte obéissance ». « Dans cette maison, entendre c’est obéir ».

Pour ce qui est de la surveillance, rappelons ce détail qui n’en est pas un. À son arrivée, la malle de Julien est dûment fouillée par l’abbé Castanède.
Dans un autre passage, le séminaire est défini comme un lieu

« plein de délations et de méchancetés de tous les genres où l’espionnage et la dénonciation entre camarades sont encouragés. »

De fait, l’épisode du séminaire ne permet à Julien de trouver aucun ami, aucun camarade. Le séminaire s’avère un monde plein de conflits plus ou moins larvés.
Claustration, privation de liberté et d’intimité, contrôle permanent qui vise à briser toute velléité d’indépendance et de singularité. Tel est le problème de Julien au séminaire. Comment se fondre dans la masse ? Comment s’intégrer au groupe et à la norme du groupe ? Le crime majeur y est de se faire remarquer, de sortir du rang, de passer pour « un esprit fort », selon les termes des séminaristes.

Un lieu d’endoctrinement

L’entreprise de domestication, de dressage, si l’on suit la lecture d’Yves Ansel du séminaire comme institution totalitaire, se perçoit sur deux volets complémentaires : assujettissement de l’esprit / dressage du corps de l’autre. C’est pour Stendhal le fonctionnement concret de la criminelle alliance du trône et de l’autel.
L’endoctrinement ne pose aucun problème à Julien. Il est capable de garder son quant à soi. Apprendre par cœur des inepties sans y croire, il sait faire. Il l’a déjà fait pendant la première partie, à Verrières. Il a appris par cœur la Bible et la récite quand on le lui demande pour épater le bourgeois. Mais il n’y croit pas une seconde.

« Pour gagner le vieux Chélan duquel il voyait bien que dépendait son sort à venir il avait appris par cœur tout le nouveau testament en latin. Il savait aussi le livre Du Pape de monsieur de Maistre et croyait aussi peu à l’un qu’à l’autre. »

Julien est tout à fait capable de réciter deux piliers fondateurs de la religion catholique sans y croire. Le problème pour Julien, au séminaire, ce n’est pas cela.
Il faut entendre ce que cela dit du point de vue de Stendhal : on peut entrer au séminaire, faire une très belle carrière ecclésiastique sans y croire une seconde. La religion pour Stendhal c’est une institution sociale.

« Il travaillait beaucoup et réussissait à apprendre des choses très utiles à un prêtre, très fausses à ses yeux, et auxquelles il ne mettait aucun intérêt ».

L’enseignement aux yeux du narrateur relève de l’endoctrinement et de l’abrutissement  :

« enseigner des choses très fausses à des imbéciles ».

Les séminaristes sont décrits comme

« des êtres grossiers qui n’étaient pas bien sûrs de comprendre les mots latins qu’ils répétaient tous les jours. »

Le séminaire les confirme dans l’abrutissement, dans le psittacisme. Ils y subissent une forme de lavage de cerveau comme l’explicite le discours du narrateur que l’on retrouve à l’identique sous la plume de Stendhal dans les textes journalistiques.

« Depuis Voltaire, depuis le gouvernement des deux chambres, qui n’est au fond que méfiance et examen personnel et donne à l’esprit des peuples cette mauvaise habitude de se méfier, l’Église de France semble avoir compris que les livres sont ses vrais ennemis. [...] C’est la soumission de cœur qui est tout à ses yeux. L’Église tremblante s’attache au pape comme à la seule chance de salut. Le pape seul peut essayer de paralyser l’examen personnel. »

Nous avons là un morceau de texte journalistique de Stendhal que l’on retrouve comme collé dans le roman.

Le dressage du corps

Le dressage du corps est le réel problème de Julien, soit l’incorporation de la norme, stricto sensu de l’habitus, du corps de conduite. C’est le corps de Julien qui se rebelle ; le séminaire est pour Julien une violence faite au corps. Rappelons que l’entrée au séminaire se traduit par l’évanouissement de julien comme si le corps lâchait. Dans un lieu censé être dévoué à la spiritualité, Stendhal ne cesse d’insister sur le corps. Plus que sur l’âme. Pour Julien, il est difficile d’adopter la démarche du séminariste, d’attraper le mouvement des bras, des yeux, qui n’annonce rien de mondain.

« Après plusieurs mois d’application de tous les instants Julien avait encore l’air de penser. Sa façon de remuer les yeux et de porter la bouche n’annonçaient pas la foi implicite et prête à tout croire, et à tout soutenir même par le martyr. De même il doit se forcer à baisser le regard, adopter une nouvelle posture. Il s’agissait de se dessiner un caractère tout nouveau. Les mouvements de ses yeux par exemple lui donnèrent beaucoup de peine. Ce n’est pas sans raison qu’en ces lieux là on les porte baissés. »

Derrière cette manière de lire le séminaire, qui évacue toute forme de spiritualité, on perçoit pleinement le romancier. Il peint donc le corps, plus que tout autre chose. Il remplace la spiritualité par la matérialité et cela participe de la déformation libérale du miroir romanesque.

Le matérialisme stendhalien

Les motivations des séminaristes

Se laisse entendre le matérialisme foncier de Stendhal dans la peinture qu’il donne du séminariste. On peut continuer l’analyse en examinant les motivations que Stendhal donne des séminaristes. À aucun moment ils ne sont montrés animés d’une foi réelle. Ils sont d’abord mus par un régime alimentaire un peu plus riche que la moyenne et l’espoir d’obtenir une bonne cure, non pas dans le dessein de sauver les âmes, mais pour les bénéfices matériels. On ne peut qu’être frappé par l’insistance lourde sur la nourriture dans l’épisode sur le séminaire. Ailleurs dans le roman, il n’est jamais question de ce qu’on mange. Il est fait mention des échanges lors de repas, mais on ne sait pas ce qu’on mange, pas plus chez les Rénal, chez les de la Mole ou au bal du duc de Retz. Au séminaire au contraire, l’insistance est constante sur le réfectoire et les menus, qui nous sont connus - « saucisse et choucroute les jours de fête ». C’est une épreuve pour Julien qui fait la fine bouche ; les autres y voient un véritable crime, et il s’en trouve stigmatisé.

« Voyez ce bourgeois, ce dédaigneux, disaient-ils, qui fait semblant de mépriser la meilleure pitance, des saucisses avec de la choucroute. Fi ! Le vilain, l’orgueilleux, le damné. »

Quant à la vocation des séminaristes :

« Mes camarades ont une vocation ferme, c’est-à-dire qu’ils voient dans l’état ecclésiastique une longue continuation de bonheurs, bien dîner et avoir un habit chaud en hiver. Ce sont des gloutons qui ne songent qu’à l’omelette au lard qu’ils dévoreront au dîner. »

À lire donc l’épisode du séminaire en contraste avec le reste du roman ressort clairement le libéralisme stendhalien qui passe ici par une forme de matérialisme.

La topographie du séminaire

Ce matérialisme foncier s’exprime de la même manière dans la description des lieux du séminaire. Dans la topographie du séminaire sont évoqués des murs, la porte d’entrée, des corridors, les cellules. Il est question de l’infirmerie, parce que s’y trouvent quelques mystiques, assimilés par Stendhal à des malades. Revient dans la topographie des lieux le réfectoire, lieu des nourritures non pas célestes mais terrestres.
On n’entre jamais dans les salles de cours. Jamais dans une chapelle, dont on a juste une mention très rapide. On n’assiste à aucun office, à aucune messe au séminaire. Julien y reste quatorze mois pourtant.
La sélection faite est parfaitement parlante. Le miroir n’est pas neutre.

Un discours de propagande libérale

Le fantasme de la leçon d’arme

Le miroir peut aller même jusqu’à la déformation comme le laisse voir un petit détail, une phrase qui pourrait passer totalement inaperçue.

« Un soir, au milieu de la leçon d’arme, Julien fut appelé chez l’abbé Pirard. »

Que fait-on au séminaire ? des leçon d’armes ? On forme des soldats ? On connaît le goût de Stendhal pour les petits faits vrais ; mais il se fait ici le champion du « petit fait faux ».
Volontairement, délibérément. Le détail est faux donc, mais il en dit long sur la représentation stendhalienne de la religion et de l’institution religieuse. Il reprend là une rumeur, un fantasme de la propagande libérale des années 1820, et il le fait tout à fait consciemment. On retrouve déjà cette notation dans des textes journalistiques : compte-rendu d’un roman de Mortonval Le Tartufe [12] moderne.

« C’est une peinture fidèle de ce que font, loin de Paris, vingt-cinq mille jeunes sans instruction que depuis six ans l’on a métamorphosés en curés de campagne. On leur apprend surtout dans les séminaires à faire des armes. Le fait est historique. »

Le Rouge et le Noir fait écho à cette analyse.

Le clergé, force de frappe idéologique

Dans l’épisode de la note secrète, les représentants du clergé, qui occupent une place centrale, veulent reconquérir le pouvoir et recouvrer les biens perdus à la révolution. Ils sont prêts à recourir à la force armée.
Le cardinal affirme ainsi :

« Il faut tout donner au clergé. Et tout ira mieux. »

Il pose l’« impossibilité de former un parti armé en France sans le clergé ». Pourquoi ? Le cynisme en la matière est total.

« Le clergé guidé par Rome parle seul au petit peuple. Cinquante mille prêtres répètent les mêmes paroles au jour indiqué par les chefs et le peuple qui après tout fournit les soldats sera plus touché par les voix de ces prêtres que de tous les petits vers du monde. »

Le clergé constitue la force de frappe idéologique de l’Église par son maillage du territoire. Le discours des prêtres est sans ambiguïté. Il constitue de ce fait un outil politique, une véritable machine de guerre ; c’est en définitive une entreprise de lobbying efficace. On retrouve une idée analogue chez Balzac dans Les Chouans, roman contemporain du Rouge et Noir. L’abbé Gudin y est la démonstration vivante de l’efficacité immédiatement pragmatique du prêche. Le spirituel est totalement passé sous silence. On est au niveau de l’appareil d’état et de l’appareil idéologique visant au contrôle du pouvoir. Le discours de Castanède aux séminaristes est de la même eau :

« Rendez-vous dignes des bontés du pape par la sainteté de votre vie et par votre obéissance. Soyez comme un bâton entre ses mains, ajoutait-il, et vous allez obtenir une place superbe où vous commanderez en chef ».

Un roman polémique

Le discours ainsi développé par Stendhal dans son roman se place vraiment du côté de la dénonciation libérale. Il n’y a pas une once d’objectivité. Les contemporains ne s’y sont d’ailleurs pas trompés comme le montre ce propos de Jules Janin, 1830 :

« Je n’ai jamais vu nulle part plus de rage anti-jésuitique et anti-bourgeoise que dans le livre de monsieur de Stendhal. La partie remarquable de ce roman est le séjour de Julien au séminaire. Ici, l’auteur redouble de rage et d’horreur. Il est impossible de se faire une idée de cette hideuse peinture. Elle m’a frappé comme le premier conte de revenants que ma nourrice m’a conté. »

On sait que Stendhal était un grand relecteur de ses propres textes. Le Rouge et le Noir, comme d’autres, a fait de sa part l’objet d’une relecture et l’on a un exemplaire annoté par lui :

« Very well le séminaire ». Relu le 4 novembre 1831.

C’est le polémiste qui parle là et de fait le Rouge est un roman politique plus que réaliste.
Le séminaire cristallise de manière forte la donnée polémique dans Le Rouge et le Noir ; et de fait, la peinture d’univers carcéral, politique et polémique, du séminaire vient de loin chez Stendhal. Elle se nourrit à la fois d’un répertoire romanesque ancien et des obsessions de Stendhal. On peut entendre, dans cette peinture polémique, une référence à la « tyrannie Rayan » selon les propres termes de Stendhal. Dans son autobiographie Vie de Henry Brulard, Stendhal fait état de l’éducation que lui a prodiguée son précepteur, l’abbé Rayan, et il partage le sentiment d’avoir été « mis en cage ». Stendhal a de toute évidence un contentieux intime à régler avec la religion. Et cela infuse évidemment la peinture du séminaire.

Stendhal emprunte également à des modèles intertextuels.
Le Rouge et le Noir partage avec les romans gotiques et les romans sadiens l’insistance sur la claustration, l’évocation des murs qui enferment, de l’emprisonnement.
Le roman emprunte également aux contes notamment pour la dimension initiatique. L’entrée de Julien au séminaire est traité sur ce mode.

« Il vit de loin la croix de fer dorée sur la porte. Il approcha lentement. Ses jambes semblaient se dérober sous lui. Voilà donc cet enfer sur la terre dont je ne pourrai jamais sortir. Enfin il se décida à sonner. Le bruit de la cloche retentit comme dans un lieu solitaire. Au bout de dix minutes, un homme pâle, vêtu de noir, vint lui ouvrir. Julien le regarda et aussitôt baissa les yeux. Il trouva à ce portier une physionomie singulière. La pupille saillante et verte de ses yeux s’arrondissait comme celle d’un chat. Les contours immobiles de ses paupières annonçaient l’impossibilité de toute sympathie. Ses lèvres minces se développaient en demi-cercles sur des dents qui avançaient. Cependant cette physionomie ne montrait pas le crime, mais plutôt cette insensibilité parfaite qui inspire bien plus de terreur à la jeunesse. »

La croix dorée prend une dimension quasi fantastique. Le son de cloche semble résonner dans le silence. Le portier fait figure de passeur vers l’enfer. Ses « yeux verts » lui confèrent une empreinte satanique, ce que confirma la métaphore du chat, animal du sabbat. Ses lèvres « en demi-cercles » le transforment en monstre dévorateur.
Le motif est confirmé par première rencontre avec l’abbé Pirard qui tue ou pétrifie :

« Julien est immobile comme frappé à mort par le regard dont il était l’objet »

Pirard a

« deux petits yeux noirs faits pour effrayer le plus brave, avec une physionomie du tigre goûtant par avance le plaisir de dévorer sa proie. »

L’arrivé de Julien au séminaire est ainsi traitée selon le topos de la catabase, de l’entrée aux enfers.

Le Rouge et le Noir, roman à thèse ?

Certains dont Yves Ansel vont jusqu’à faire du Rouge un roman à thèse

La réception du roman par les contemporains

Dans les réactions des contemporains, le roman a parfois été reçu et perçu comme tel.
Dans Le Correspondant, janvier 1831 :

« Quant à la thèse de monsieur de Stendhal, car il en a une, elle est facile à formuler. Le régime de la Restauration étouffait ou dépravait le génie. Son héros est une espèce de grand homme avorté, abâtardi. Son roman est une satire en deux volumes et en prose contre les quinze dernières années et contre toutes les époques de paix et de tranquillité qui n’offrent pas de débouchés à ces quelques hommes fortement trempés et obscurs dont l’énergie sombre et ambitieuse a besoin d’un grand rôle dans les choses humaines. La Restauration telle nous la dépeint l’auteur était donc une mare d’eau dormante et fangeuse - Notons-ici l’image du miroir qui dépeint la fange, précise en passant Xavier Bourdenet - où se débattaient en vain les hommes comme Julien. Elle tendait à subalterniser le génie, à dégrader les esprits par la frivolité et les mesquineries du congréganisme. Elle forçait l’ambition à la bassesse. »

Voici la thèse de Stendhal telle que résumée dans cet article. Pas si mal vu, du reste, commente Xavier Bourdenet. Les contemporains ont parfaitement entendu la dimension polémique du roman.

Que manque-t-il pour en faire un roman à thèse ?

Cela justifie-t-il pour autant d’aller jusqu’au roman à thèse ? Si Yves Ansel pose cette hypothèse de lecture du Rouge et Noir comme roman à thèse, Xavier Bourdenet, convaincu de la dimension polémique et politique du roman, ne va pas jusqu’à faire du Rouge un roman à thèse.

Une thèse sous-tendue par le roman de bout en bout

À reprendre les analyse de S.R. Suleiman [13],

« Dans un roman à thèse la bonne interprétation de l’histoire racontée est cousue de fil blanc. Elle y est inscrite de sorte que personne ne puisse s’y tromper. »

le roman à thèse suppose un manichéisme parfaitement assumé. Cela dit, sur le séminaire, chez Stendhal, il n’y a pas moyen de se tromper non plus. Mais, il n’y a pas à proprement parler, dans Le Rouge et le Noir, de thèse qui soit sous-tendue par l’ensemble du roman. Pas de position défendue comme juste de bout en bout ; pas de ligne de partage nette.
Dans l’idée d’un roman à thèse, on serait fondé à attendre dans Le Rouge et le Noir une valorisation claire et sans ambiguïté de la position libérale. Or elle est justement absente du roman. Et si l’on s’intéresse dans le roman à la peinture des libéraux, elle n’est pas non plus vraiment à leur avantage. À Verrières, c’est Valnod qui incarne le parti libéral, face à monsieur de Rénal qui incarne pour sa part le parti ultra. On ne peut pas faire de Valnod un héros dans lequel on aimerait à s’identifier ; le nom lui-même, appelle en résonance bien plutôt des termes tels que « vil », « sale », « salaud »... Il remplace Rénal à la mairie de Verrières à la fin du roman. De façon claire, il est dans le roman le prototype du anti-héros.
Pour ce qui est des autres libéraux dans le roman, nous avons également Altamira. Il est plus héroïsé que Valnod ; mais il a échoué. Il n’a pas réussi à conduire sa révolution libérale. Il a dû s’exiler et il est condamné par contumace. La révolution qu’il portait, soit il la portait mal, soit elle n’est pas encore tout à fait à l’ordre du jour.
Toujours chez Stendhal, dans Vanina Vanini, on retrouve une figure de libéral, en la personne de Missirilli. Il entend défendre la liberté de l’Italie, mais il échoue. Il est de ce fait ridiculisé par Vanina et par le romancier comme politique impuissant.

Un héros libéral

Julien n’est pas un héros libéral.
L’ambition de Julien n’est pas politique, elle est sociale. Preuve en est, il n’hésite pas à devenir chevalier de la Vernaye. Cela ne le gêne pas. Dans la première partie du Rouge Julien a pour modèle Napoléon ; dans la deuxième partie, la grande référence de Julien s’efface au profit d’un autre modèle donné et imposé par Mathilde, Boniface de la Mole, héros de la lignée de la Mole, tout sauf un héros libéral.
De surcroît, dans le cadre de la conspiration ultra, organisée par les ultra-royalistes, le secrétaire chargé de porter la lettre aux armées étrangères, c’est Julien. Cela ne fait pas vraiment de lui un héros révolutionnaire d’inspiration libérale. Il n’y a donc pas dans le roman de porte drapeau libéral, personnage qui serait nécessaire à l’existence même d’un roman à thèse.
À aucun moment, même si dans le procès Julien se dit guillotiné en tant que représentant d’une classe, on ne le voit en groupe, avec cette classe-là, au nom de laquelle il est censé être guillotiné. À aucun moment on ne voit cette classe dans le roman. Pensons à ce qu’un Hugo, un Zola, un Vallès en auraient fait ! Dans Le Rouge et Noir, on n’y trouve pas trace.

La politisation du romanesque

Les conditions ne sont pas complètement réunies pour faire du Rouge un roman à thèse, même s’il y a bien une thèse dans le Rouge ; Le Rouge et le Noir est incontestablement un grand roman politique et polémique.
Ce que produit Le Rouge en tant que roman politique, c’est une politisation du romanesque. Le matériau romanesque y est présent dans la reprise des topoi anciens, mais inséré dans une chronique de 1830. Stendhal s’inscrit ainsi dans une perspective nouvelle qui consiste à politiser les topoi anciens.

Notes

[1Note de l’Auteur de l’Article (Noté désormais Note AA) - L’ensemble des citations qui émaillent la conférence ont fait l’objet d’une retranscription. Il était difficile de retrouver le texte original écrit de tous les extraits. Il est possible que la ponctuation soit à la marge quelque peu différente du texte original.

[2Auerbach vient de retracer la biographie de Stendhal

[3Consultable en ligne sur Gallica-BnF https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64966952.texteImage

[4Consultable en ligne sur Gallica-BnF https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6212441w

[5Garnier-Flammarion, Les classiques Garnier, 2017. Présentation sur le site fabula.org

[6La notion de libéralisme au sens du XIXème siècle correspond, pour simplifier, à un positionnement de gauche sur l’échiquier politique du 1er tiers du XIXème siècle.

[7Note Auteur de l’Article (désormais noté Note AA) – Pour une explication sur la notion de libéralisme Site belge tenu par Thérèse Jamin, Historienne à la retraite (de l’ESAS/HELMo), qui a lancé le site en 2001 et Florence Loriaux, titulaire actuelle des cours d’Histoire sociale et politique et d’Eléments de sciences politiques à l’ESAS, collaboratrice au CARHOP et à l’ISCO (formation permanente du MOC).

[8Citation exacte du propos de Xavier Bourdenet lors de la conférence

[9C’est-à-dire la Restauration dans son ensemble.

[10Yves Ansel, Pour un autre Stendhal, Classiques Garnier, 2012

[11Erving Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux

[12Orthographe usuelle de « Tartuffe » dans la première partie du XIXe siècle

[13Le roman à thèse ou l’autorité fictive, S.R. Suleiman, Classiques Garnier, 2018

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