De la science dans la fiction à la science-fiction Parcours d’œuvres de Jules Verne à nos jours

, par BERNOLLE Marie-Anne, Chargée de mission pour l’Inspection de Lettres

Conférence de Luce ROUDIER - Inspé de Gennevilliers

Cette conférence fait partie des conférences et ateliers proposés par l’Inspection de Lettres de l’académie de Versailles autour des œuvres au programme de 1ère à l’E.A.F.

Une première journée a été consacrée à Jules Verne et au Voyage au centre de la terre le 16 octobre 2019.
Pour consulter l’ensemble du dossier

Le présent compte-rendu est illustré par le diaporama proposé lors de la conférence, mis à votre disposition au format pdf. Au fil du texte, vous trouverez référence aux diapositives sous la forme [DIAPO X].

Cette deuxième conférence s’est donné - en prolongement de la première conférence consacrée au roman lui-même du Voyage au centre de la terre - pour objectif de proposer un parcours à travers des œuvres diverses de façon à penser le rapport entre science ET fiction. Désolidariser science ...et...fiction n’est pas anodin en effet. Il s’est agi donc de questionner l’intitulé dans tous les sens pour questionner les liens entre science et fiction. Que cela engendre-t-il en matière de réflexion générique ?
À bien y réfléchir, ce travail de compréhension sur la notion, sur ce qu’elle implique, peut s’avérer nécessaire et fructueuse quand on sait à la fois combien elle est utilisée sans penser, et combien elle est signifiante. La notion de « science-fiction » est de fait particulièrement poreuse.

Une expression oxymorique ?

Associer science et fiction peut sembler de prime abord tenir de l’oxymore. La science s’attache au réel ; la fiction travaille sur l’imaginaire. La science inspire la fiction ; la fiction, d’une certain manière, affranchit la science des contraintes qu’elle connaît à un instant T. En ce sens, il n’est pas étonnant que la Science-Fiction émerge au XIXe siècle, siècle de la science positive, de la science triomphante.
Le « Nautilus » propose un exemple parlant de cette circularité entre science et fiction qui se nourrissent l’une l’autre. Les sous-marins existent déjà, en 1869 lorsque paraît le roman, mais l’invention est récente et la réalité technologique en cours de perfectionnement. À considérer le « nautilus » de Fulton, présenté en 1800 - dont on peut voir une réplique à la Cité de la mer à Cherbourg - avec le modèle imaginé par Jules Verne (Cf. illustration proposée par le musée Jules Verne- Nantes [DIAPO 3]), on est, dans Jules Verne [DIAPO 4], loin de la réalité de l’époque. Ce dernier exploite en effet l’électricité pour accéder à une vitesse extraordinaire, 20 000 lieues parcourues en sept mois. Il est tout électrique et assure ainsi son autonomie. Une telle version technologique d’un sous-marin, encore aujourd’hui, serait inenvisageable ; mais imaginer le Nautilus de Verne pour en faire un objet de Science-Fiction serait tout aussi impossible aujourd’hui. Notre niveau de connaissance ne pourrait par exemple pas s’accommoder des vastes baies vitrées du sous-marin vernien... En écrivant dans les années 1860, Jules Verne peut partir d’éléments scientifiquement attestés et a toute latitude pour imaginer les avancées de son choix. Il peut anticiper sur des problèmes technologiques futuristes et encore totalement irréalisables.

La question de la plausibilité

Dans l’association de science et fiction, on en arrive vite à la question de la plausibilité scientifique. La question suivante s’impose : les événements décrits sont-ils possibles ou non ? Peu importe si c’est réalisable, dans les faits. Mais il importe que le roman en ait l’air ; importe que ce soit crédible et vraisemblable, non pas que ce soit véridique.

C’est cette question qui a conduit à la diversification des sous-genres de la Science-Fiction. Imaginons comme une échelle du réalisable/du possible pour penser les œuvres de science & fiction.
À un bout de l’échelle, on trouvera ce qu’on appelle en anglais la « hard science fiction » ; celle-ci stipule que les éléments décrits dans les romans de Science-Fiction puissent être réalisés dans l’état actuel des connaissances.
À l’autre bout, on trouve des œuvres qui tendent à prouver par leur existence même que le plausible ne nécessite pas de coller à la réalité scientifique. On citera Altered Carbon de Richard Morgan [DIAPO 5] ; il s’agit d’un roman captivant à l’intrigue futuriste. Le corps n’est plus qu’une simple enveloppe, une sorte de véhicule. Toute la personne, tout ce qui la caractérise, est contenu dans une puce implantée dans la nuque. Le corps vient à faillir ; il suffit de transplanter la puce dans un autre corps. Le roman convoque ainsi une ribambelle de thématiques liées au corps, à l’identité, à l’éternité... A priori il n’est pas encore d’actualité de faire une sauvegarde de soi-même sur une clé USB ; mais en même temps, cela ne nous semble pas inimaginable et ne s’oppose pas à ce que l’on s’immerge dans le roman. Avec le deuxième exemple, on franchit encore un cran : Gustave Le Rouge, La Conspiration des Milliardaires [DIAPO 6]. Le présupposé scientifique sur lequel repose l’intrigue est totalement loufoque et s’assume comme improbable. Le point de départ, une conspiration de milliardaires américains contre l’Europe qui décident de faire construire la plus grosse bombe possible et songent à user d’hypnotisme pour se gagner les esprits de la vieille Europe. Face à ce dessein, les européens imaginent de construire un « accumulateur psychique » qui permettra d’ôter tout sentiment négatif par captation de la force psychique, pour ne garder que le positif des esprits. Dans ce roman pourtant, il y a bien cette forme de plausibilité scientifique qui fait la littérature de Science-Fiction. Le lexique utilisé fonde le discours scientifique sur lequel s’appuie le roman. On s’appuie également sur les travaux des prédécesseurs. Sur la photographie aussi. Le Rouge est plus ou moins contemporain de Jules Verne ; la photographie est encore une invention très récente et la marge de progression technologique encore grande. C’est en partant de la technologie de la photographie que le roman conduit à la « théorie des idées lumineuses ». Difficile de ne pas voir la re-motivation de l’expression « avoir une idée lumineuse » ; on glisse de façon évidente dans le calembour et dans l’imaginaire assumé. Dans le cadre de l’expérimentation, le savant en vient à développer des plaques végétales ; pour conduire la procédure, il prend appui sur des livres du Moyen Age ; le vieux grimoire de Jules Verne n’est pas loin. Plausibilité et vraisemblance ne se confondent pas avec rigueur scientifique !

Jules Verne tient comme un entre-deux. Il invente des choses scientifiques plausibles mais il s’accorde parallèlement une grande marge de liberté. Le gap entre plausibilité et rigueur scientifique ne choque ni ne gêne, et empêche encore moins de se plonger dans la narration. Le gap est comme avalé, effacé par la puissance de la fiction. Ainsi, on lit au chapitre 12 de Vingt mille lieues sous les mers « Tout par l’électricité » [DIAPO 4] , « c’est là tout ce que vous me permettrez de vous en dire ». Joyeuse prétérition qui n’empêche en rien des pages d’explications à suivre, éléments de tableaux scientifiques, discussions pleines de connivence entre scientifiques, raisonnement appuyé sur la réalité chimique, explications circonstanciées pour justifier de l’impossibilité d’envisager une chose ou une autre. Mais le même Jules Verne oublie de dire comment l’air est recyclé dans le Nautilus, comment on peut y respirer. Comment en effet l’air est-il récupéré, stocké, redistribué ? Quelle autonomie ? Pour combien de temps ? Combien de personnes ? Sans compter que tout ce petit monde fume tant et plus dans le Nautilus. Tout le monde devrait être mort. Mais ce n’est pas important. Jules Verne ne s’est-il simplement pas posé la question ou avons nous affaire à une sorte d’esquive narrative volontaire ? Peu importe en fait ; peu importe que la question ne soit pas traitée. Cela se fait aisément oublier tant le roman regorge d’autres explications scientifiques.

Comment distinguer les romans de science & fiction de la Science-Fiction ?

La règle est que la science tient dans l’intrigue de Science-Fiction une place primordiale ; une question d’ordre scientifique doit fonder l’intrigue.

Un détail propre à faire réfléchir. Si l’on consulte la page Science-Fiction de Wikipédia, sont donnés comme titre Pantagruel et Micromégas. Or si la science a une part dans ces romans, elle y fait figure de décor. C’est là un critère simple et essentiel pour faire la part entre ce qui relève de la Science-Fiction et ce qui n’en relève pas. La science n’est pas simple décor ; elle participe de l’intrigue.

Un exemple : La Recherche de l’absolu de Balzac [DIAPO 8 & 9]. Ce roman de Balzac occupe en effet une place particulière. Le personnage principal est un scientifique. L’intrigue y est de type scientifique : Balthazar Claës se consacre à la recherche de l’absolu ; il entend découvrir le principe de la matière. Mais l’intrigue dérive du scientifique vers le philosophique ; il n’est pas anodin que La Recherche de l’absolu soit rangée parmi les Études philosophiques. Claës, c’est l’idée faite homme. Il souffre de cette passion de découvrir le principe de l’absolu, au point de se consumer et d’en mourir. C’est à l’instant de mourir qu’il touche enfin son but ; mais, nous ne saurons rien. Il n’a pas le temps de le révéler. En fait, la quête scientifique n’a pas d’importance réelle dans le roman ; ce qui compte c’est la manière dont cette passion scientifique, pourrait-on dire, le consume et le détruit. D’une certaine manière, si le roman traite en effet de science, c’est pour en faire le champ de son étude qui est bien plutôt d’ordre philosophique. Le roman tend bien à un discours de vérité. Et il s’inscrit dans le grand ensemble de La Comédie humaine qui elle même obéit à une logique de quête scientifique dans son principe global.
Impossible de ranger ce roman au rang de la Science-Fiction ; nous avons bien affaire à un roman de science & fiction. Plus que quête scientifique, il s’agit de la quête d’un homme ; ce n’est pas un roman de Science-Fiction, c’est un roman sur la science.

De l’importance des paratextes

Les paratextes influent indubitablement sur la façon dont on perçoit un texte.
Nous proposons ici une petite étude des quatrièmes de couverture [DIAPO 10 & 11].

  • Fleurs de Venus de Philippe Curval [DIAPO 10]. « Le Rayon fantastique », nom de la collection [1ère collection éditoriale de Science de Fiction en France] apparaît à la place du titre.
    Il y est question de colonisation de Vénus ; même si le roman repose en partie sur une intrigue amoureuse, on est dans l’espace, dans le futur, la notion d’anticipation est très prégnante. Nous sommes bien dans un roman de S.F.
  • Les Thanatonautes de Werber [DIAPO 10]. Le roman est très représentatif de cette rhétorique de la science-fiction et de l’exploration propre au genre.
    « L’homme a tout exploré. Reste le monde de la mort. » le roman repose sur la double rhétorique de la frontière scientifique et du roman d’exploration.
    Nous avons là un exemple de 4ème de couverture qui nous place résolument dans un mode de SF.
  • La Nuit des temps Barjavel [DIAPO 11]. Ce roman-ci ne se présente pas dans une collection SF. Le pitch n’en est pas moins sans ambiguïté : une mission scientifique en antarctique, le froid, le silence, le grand désert blanc. C’est pour nous l’occasion de mentionner que la Science-Fiction a souvent, et ce de façon intrinsèque, une dimension géographique.
  • La tulipe noire Dumas [DIAPO 11]. Ici, un cas limite, comme pour La Recherche de l’absolu de Balzac, évoquée précédemment.
    Le roman s’inscrit cette fois dans le champ de l’horticulture. Pour ne pas être le premier domaine exploité par la Science-Fiction, l’horticulture n’en reste pas moins un domaine de la science, d’autant que notre scientifique s’est mis en tête de mettre au point une tulipe noire. Nous nageons en plein espionnage industriel. Néanmoins, l’intrigue scientifique s’efface au profit du roman d’amour avec Rosa. Le début de l’ouvrage relève bien plutôt du roman historique. L’œuvre nous permet de poser une question qui revient souvent ; comment catégoriser le roman ?

Pour finir, observons ces 1ères de couverture, issues pour les deux premières de la vieille Collection Anticipation et pour les deux autres de la collection SF Folio.
 Les deux premiers exemples [DIAPO 12] , qui datent des années 50, rendent compte de l’importance de l’imaginaire électrique à cette époque.
 Les deux autres exemples [DIAPO 13], plus récents, donnent à voir, pour l’un, un imaginaire spatial, pour l’autre un imaginaire humanoïde type cyborg. Pas de quatrième de couverture ; c’est l’illustration qui permet d’identifier le genre.

Dans les faits, la caractérisation reste floue même au niveau éditorial. L’atteste ce dernier exemple : Jean-Philippe Jaworski Même pas mort [DIAPO 14].
La couverture renvoie plus à l’univers de la fantaisie qu’à celui de la SF. Mais le roman est édité dans la collection SF Folio. En quatrième de couverture, deux mentions de prix, soulignées en gras : « Prix Imaginales 2014 du meilleur roman français de fantasy » / « Prix Planète-SF des blogueurs 2014 ».
Où se situe-t-on ? Fantaisie ? SF ?
Le texte de quatrième de couvert nous renvoie également aux codes de la littérature de fantaisie : « le haut roi », « a tué mon père », « guerroyer ». Rivalité fratricide pour un trône ; enfants épargnés, exilés, mis en danger pour régler définitivement la question. Nous sommes bien en plein univers de fantaisie ; mais le roman est publié chez folio SF.

La porosité des limites du genre est un fait et même consubstantielle au genre. En réalité, on peut discerner deux types : d’un côté, le « bon élève » qui présente tous les ingrédients attendus et est édité dans une collection SF ; de l’autre, des ouvrages fondamentalement hybrides.
En cela aussi, Jules Verne est précurseur, car il ne rentre totalement dans aucun des genres, et pas plus dans ce genre de la Science-Fiction qui n’existe pas encore à son époque.

Nommer et délimiter la Science-Fiction

L’histoire du mot et de la catégorie générique est brève et peut être instructive [DIAPO 18]. Le terme « science-fiction » est isolé et apparaît en 1851. Il vient du domaine anglophone et sous la plume de William Wilson commentant une œuvre de R.H. Horne [DIAPO 16]. Il impute à la Science-Fiction - qui est donc un genre à venir - le but de familiariser avec la science, de la vulgariser.
Le terme vit alors sa vie, souterraine, jusque 1927 avec l’édition d’Amazing stories H.G. Wells 1926 [DIAPO 17] ; on y lit une référence à Jules Verne - « Remember that Jules Verne was a sort of Shakespeare in science fiction. » - où ce dernier est présenté comme le Shakespeare de la « science fiction ». Jules Verne est ainsi érigé en référence absolue d’une littérature qui est en train de naître.
Le genre prend le chemin de la fiction spéculative et perd en partie de vue la science elle-même. Le terme de « science-fiction » est une sorte de mot valise pour un genre ouvert en quête d’identité.
Le terme de « science-fiction » et le genre de la SF s’imposent à partir des années 50 ; le genre se développe selon deux axes principaux, le merveilleux scientifique et l’anticipation.

Pour Jules Verne il s’agit donc de faire attention et de prendre des précautions. Difficile d’étudier le rapport d’un auteur avec un genre qui n’a pas encore émergé. Il faut donc se méfier de tout anachronisme. Il faut prendre garde à bien mettre en perspective la représentation que l’on se fait de Jules Verne et du rapport que son œuvre entretient avec le genre encore à venir de la Science-Fiction.
Du reste, si l’on se fie aux résultats donnés par l’outil de catégorisation et de classification générique fondé sur l’analyse lexicale - mis au point par Pierre-Carl Langlais et Matthieu Letourneux [DIAPO 19-21] -, les Voyages extraordinaires ressortissent à l’anticipation, mais non à la Science-Fiction.
Toute la littérature qui vient de la fin du XIXème siècle et qui peut se prêter à cette interrogation ne relève pas de la Science-Fiction à proprement parler mais peut être identifiée comme étant des récits d’aventures scientifiques.

Pour en revenir au Voyages extraordinaires [DIAPO 22-26], sont présentes les dimensions de voyage, d’excentricité, d’aventure, de conditions extrêmes. Mais, dans l’absolu, pas de scientificité de l’intrigue.
La science chez Jules Verne a rôle de décor. Bien des romans n’ont rien de scientifique ; ils mettent en revanche en scène des voyages d’aventure. Nous nous arrêterons néanmoins sur La Maison à vapeur ou encore De la Terre à la Lune qui eux portent dans leur titre même leur inscription scientifique. D’autres encore sont portés par un présupposé scientifique, la volonté de trouver le nord absolu par exemple, ou encore dans Le Tour du Monde en 80 jours la variété même des modes de transport et jusqu’au twist final fondé sur la notion très scientifique du décalage horaire.
Certes, nous retrouvons chez Jules Verne certains traits qui nous renvoient à la Science-Fiction mais en définitive les éléments scientifiques qui seraient éléments moteurs de l’intrigue et non pas simple décor sont rares.
Nous sommes avec Jules Verne dans de l’anticipation au sens le plus large possible, chronologique, ou technologique comme avec le Nautilus.
Il y a bien chez Jules Verne une dimension d’exotisme géographique, d’étrangement, de dépaysement sur des plans divers, géographique (sous terre, air, espace …), mais aussi dans le temps. Ainsi, dans Voyage au centre de la terre, l’étrangement géographique qui se fait dans la verticalité, sous la forme d’un voyage sous terre, se double d’un voyage chronologique qui nous emmène loin en arrière.
Mais ces éléments - qui entrent dans la constitution de la Science-Fiction - sont chez Jules Verne à mettre en perspective en lien avec les thématiques du voyage et de l’aventure.

On peut donc isoler pour le genre de la Science-Fiction des traits définitoires [DIAPO 27] :

  • 1. La science y est présente comme moteur de l’intrigue  ; celle-ci prend la forme d’une recherche : qu’est-ce qui se passerait si...
  • 2. Une forme d’anticipation au sens large
  • 3. Un exotisme géographique, un étrangement, qui crée une distance cognitive indispensable – ce qui peut, mais pas nécessairement, prendre la forme aussi d’un éloignement dans le temps.

L’hybridité du genre

S’ajoute à cela une hybridité fondamentale. Évoquer cette notion d’hybridité n’est pas qu’une commodité intellectuelle qui permettrait de penser la Science-Fiction en s’adaptant à tout. Penser le genre comme fondamentalement hybride, c’est poser la question de sa porosité et s’interroger sur les croisements possibles. L’hybridation se fait à tous les niveaux, hybridation des genres, des tonalités, des registres.

Prenons l’exemple de Herbe rouge de Boris Vian. C’est l’un des romans de Vian qui se rapproche le plus du genre de la SF. Il s’inspire en effet de textes fondateurs dont Wells. On trouve dans Herbe rouge des touches de science-fiction comme le pianocktail. Par ailleurs, le synopsis confirme ce rapprochement avec le genre de la Science-Fiction : le roman met en scène un ingénieur, Wolf, qui, aidé de son mécanicien, invente une machine capable de lui faire oublier son passé. L’ouvrage raconte la construction de la machine, évoque les voyages dans le passé. La fin y est relativement tragique, mais compensée positivement par l’émancipation des deux personnages féminins. La science y est bien moteur de l’intrigue, la dimension d’anticipation est présente, l’exotisme et l’effet d’étrangement qui s’ensuit au rendez-vous. Un roman qui peut s’inscrire dans le genre de la Science-Fiction, donc.
Mais, dès l’incipit, et de par l’incipit peut-être, ce roman présente une approche originale des thématiques de la Science-Fiction. D’ordinaire, le héros de Science-Fiction est arraché à un univers rationnel pour entrer dans une nouvelle dimension, un monde imaginaire. Or dans Vian, le lecteur assiste à l’exact contraire : Wolf quitte son présent loufoque pour tenter de retrouver le monde réel de son enfance.
Pour apprécier le traitement spécifique de Vian, nous proposons de nous arrêter sur cet extrait [DIAPO 29], le plus long passage de description de la machine dans le roman, au moment où Wolf manipule sa machine et cherche à vérifier qu’elle calcule juste. Soulignés en vert, les éléments de description de la machine. Il y a dans cette description quelque chose qui bouscule. Elle ne permet pas de comprendre la machine ; elle n’apporte pas d’explication et jette bien au contraire le trouble. Se rencontrent en effet un certain nombre d’éléments étonnants qui retiennent l’attention. Soulignés en orange, les deux termes carré et herbe rouge font entrer le lecteur dans un monde entre deux dont l’étrangeté fait entrer la dimension SF dans un autre univers.
De fait, les éléments, soulignés en bleu, contribuent à faire basculer dans l’absurde : la comparaison de la combinaison du mécanicien qui s’agite comme un gros hanneton cachou, l’effet de dissociation entre la combinaison et celui qui la porte. Est introduite l’idée que la combinaison pourrait bouger toute seule ; s’ouvre ainsi comme une faille. La comparaison au gros hanneton relève de l’assimilation kafkaïenne. Et l’entrée dans un univers parallèle, hors rationalité, se poursuit. La précision de Saphir, J’apprends le brenouillou, pourrait de prime abord sembler une blague. Mais la réplique de Wolf Je l’apprends aussi fait d’un coup du brenouillou une réalité, dans ce monde-là.
C’est là toute la poésie des univers de Vian, poésie de l’absurde qui, dans Herbe rouge, se mêle de science-fiction.

Deuxième exemple pour étudier la multiplicité des combinaisons offertes par ce processus d’hybridation que présentent bon nom d’œuvres gravitant autour du genre de la Science-Fiction : Mémoires, par lady Trent, Une histoire naturelle des dragons de Mary Brennan, 2016 [DIAPO 30].
Ce roman illustre parfaitement l’imbrication possible entre Science-Fiction et Fantaisie. Les deux genres en effet entretiennent des relations étroites et s’entre-croisent depuis le début de leur histoire. Au début, ils sont parus dans les mêmes collections et sous les mêmes labels. « La Science-Fiction c’est de la Fantaisie avec des boulons ».
La trilogie de Mary Brennan renvoie bien à un monde imaginaire propre à la Fantaisie avec la présence de dragons et autres créatures imaginaires. L’histoire s’inscrit parallèlement dans l’univers réaliste d’un XIXème siècle de l’époque victorienne auquel se rattache une thématique féministe, notamment portée par la revendication de lady Trent de s’habiller en pantalon dans ses expéditions. Se met en place un véritable roman d’aventure sur les pas de lady Trent qui parcourt tous les pays possibles à la poursuite des dragons pour conduire son étude scientifique.
Et, la prégnance scientifique est indubitable. L’ensemble du roman repose bien sur une intrigue scientifique. La quête scientifique n’est pas placée hors champ, comme chez Balzac, mais constitue le cœur du roman. Pour être originale et hors des stéréotypes de la Science-Fiction, l’interrogation scientifique est bien fondatrice ici, ce que tend à confirmer l’illustration de couverture [DIAPO 30] proposant la planche anatomique progressive d’un dragon. Le roman de Brennan conjugue ainsi Science-Fiction et Fantaisie au point de relever consubstantiellement des deux genres.
Dans l’extrait proposé [DIAPO 31], extrait du volume 3 Le Voyage du basilic, lady Trent et ses compagnons ont pris la mer pour étudier les serpents de mer et s’attacher à prouver que ce sont bien des dragons. Le discours scientifique est omniprésent. Le propos même de l’expédition : trouver, tuer et rapporter un serpent de mer de façon à l’étudier et confirmer l’hypothèse que le serpent de mer appartient bien à la famille des dragons. Dans la présente péripétie, les considérations scientifiques sont nombreuses : comment procéder pour attirer le serpent, la nature du sang, le matériel nécessaire et la procédure à suivre pour conserver le fragment d’os.
La particularité de Brennan est donc la manière qu’elle a de faire fusionner intrigue scientifique et intrigue d’aventure et de fantaisie.

Statut axiologique, plasticité stylistique

Les œuvres qui s’inscrivent ainsi entre science et fiction - tel cet autre ouvrage canonique qu’est L’Ève future de Villiers de l’Isle Adam [DIAPO 33] -, qu’elles relèvent ou non strictement de la Science-Fiction, se retrouvent dans une vaste catégorie fourre-tout « littérature de l’imaginaire ». À ce titre, et comme signe de reconnaissance qu’il existe bien une littérature à part entière, au statut axiologique clair, que Jules Verne soit inscrit au programme de l’éducation nationale n’est pas anodin.
Avec un statut axiologique déterminé, donc, selon les trois critères définitionnels que nous avons développés, le genre se démarque en définitive par sa grande plasticité. Et sa richesse tient notamment au fait qu’il constitue, parce qu’espace de liberté, un lieu de création stylistique et formelle. Il est un véritable laboratoire de recherche littéraire.
Pour illustrer ce point, nous finirons avec La Zone du Dehors d’Alain Damasio [DIAPO 34-38]. La guerre chimique a totalement dévasté la surface terrestre. Sur saturne, un petit espace a été ménagé pour permettre la vie. L’extrait retenu du chapitre 1, « La Volte respire ici » donne à voir l’organisation particulière dans la narration [DIAPO 34]. L’ensemble du récit est en focalisation interne, mais avec des changements successifs de personnages. Rien n’indique ces sauts d’une focalisation interne à l’autre, sinon un symbole typographique particulier qui tout à la fois marque le changement de regard et permet au lecteur d’identifier le personnage à travers lequel se fait la narration. Ces temps de focalisation interne sont entrecoupés de moments de focalisation externe sans aucun relais narratif ; tout se fait sous la forme d’un dialogue brut qui ancre le lecteur dans une immédiateté chronologique totale. Ce système garantit une fluidité absolue en mettant tout à la fois le lecteur en prise directe avec l’action par le biais des dialogues bruts et en lui donnant la possibilité de naviguer à l’intérieur de la conscience des différents personnages au gré de la succession des passages en focalisation interne. Notons néanmoins que l’identification du narrateur peut devenir compliquée quand se mêlent en un même temps six personnages différents.
S’ajoute dans ce roman une autre particularité, l’exploration de jeux typographiques signifiants, mais qui supposent de la part du lecteur un effort de décodage [DIAPO 35-37]. Plus on avance dans le roman, plus les jeux sont fréquents. Un tel jeu typographique questionne sur les frontières du texte. Les symboles se font en effet de plus en plus contaminants, au fil du roman, intrusifs. Ils en viennent à contaminer les mots ; les symboles s’entendent ; la tempête est passée sur le texte et s’inscrit dans une sorte de dislocation du langage qui perd sa forme.

Aventure du langage pour celui qui écrit, aventure aussi pour celui qui lit : aventure des mots, aventure du langage, aventure du sens. Le jeu stylistique va de pair et fait un tout avec la dimension d’anticipation dans le genre dit de « la littérature d’imagination ». Le lecteur est en quelque sorte conduit à réajuster en permanence son système de compréhension du texte.
Une petite pensée en guise de conclusion pour les lecteurs qui malgré eux se sont lancés dans la lecture de La Horde du Contrevent du même Alain Damasio indûment privés du garde-page donné avec l’ouvrage neuf [DIAPO 38]. Chaque intervention d’un nouveau narrataire est signalée pour un signe typographique distinctif indiquant l’identité du personnage. Le garde-page constituait en quelque sorte la clé de décodage pour pouvoir mener à bien la mission du lecteur...

À votre disposition, l’enregistrement de la conférence

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