Exploration souterraine et merveilleux géographique Parcours interne dans « Voyage au centre de la terre »

, par BERNOLLE Marie-Anne, Chargée de mission pour l’Inspection de Lettres

Conférence de Sophie BROS - Inspé de Gennevilliers

Cette conférence a été proposée dans le cadre de la journée Jules Verne, le premier volet d’une série de trois, organisées par l’inspection académique de lettres de Versailles sur certaines des œuvres au programme à l’E.A.F., session 2020. Les programmes des EAF ont évolué mais les ressources gardent leur intérêt pour l’enseignement des lettres.

Compte-rendu réalisé à partir de la prise de notes de Jade Massonnat, CMI.

Jules Verne est un auteur souvent classé comme scientifique ; ses ouvrages ont été publiés chez Hachette dans la collection « Mondes connus et inconnus ». Mais cela n’empêche aucunement sa dimension onirique.

I. Un roman de la science

Quelle science ?

Une science portée par des personnages qui sont symboliques de la manière de faire de la science au XIXème.
Une science qui serait connaissance plus qu’ingénierie, et connaissance du passé.
Dans Voyage au centre de la terre, le lecteur est confronté à une pluralité de sciences. Les sciences les plus présentes sont la minéralogie et géologie. Et, en tout premier lieu, c’est à la cryptologie que le lecteur a affaire. Apparaît en effet au début du roman un ouvrage jeu qui fonctionne comme un rébus : il faut comprendre comment aller au centre de la terre. Et la première des questions est de comprendre que faire de ce morceau de papier, que faire de ces signes. Pour ce qui est de la cryptologie, plus qu’une science, il s’agit d’un amusement, d’un rêve.
La paléontologie nourrit également le roman ; nos trois explorateurs vont tomber sur des dinosaures, sont confrontés à des manifestations biologiques qui datent de plusieurs millénaires.
La physique nous donne le fin mot de l’histoire. Phénomène rare chez Jules Verne : on n’atteint pas son but. On comprend non pourquoi ça fonctionne, mais pourquoi ça n’a pas fonctionné, à cause de l’inversion de la polarité d’une boussole.

Singularité du roman

Voyage au centre de la terre constitue en soit un hapax.
Pour porté sur la science qu’il soit, le roman met en œuvre une science tournée non vers le futur, mais vers le passé.
Il ne s’agit pas de la même science que celle dont il est question habituellement, telle que représentée par le nautilus du capitaine Nemo ou les hologrammes dans le Château des Carpates. Les romans de Jules Verne mettent d’ordinaire en œuvre des mécanismes très avancés.
Hapax dans sa forme ; il relève du journal de bord, écrit à la première personne. Hapax dans son contenu ; il évoque une multitude de sciences mais relève du merveilleux.
Hapax par sa fin, qui n’en est pas une. C’est une ouverture bien plutôt : on ne saura jamais ce qu’il y a au centre de la terre.

Une science théorique

La science y est théorique  ; elle est d’abord et avant tout l’objet du dialogue entre les différents personnages - le scientifique, le bras armé, le neveu formé. Jules Verne rend ainsi compte des affrontements théoriques de son époque ; son roman est la manifestation des débats contemporains.
Le récit permet des débats, des réflexions, au fur et à mesure de la descente. La dimension scientifique du roman est d’abord dans le symbole ; c’est le devoir de la science de s’affronter. Dans Voyage au centre de la terre, on trouve également l’écho d’un débat contemporain : « le centre est-il chaud ou froid ? »

Chapitre VI : « oui, il est parfaitement reconnu que la chaleur augmente environ d’un degré… ».

La science est une question de questionnement et entend prouver par les chiffres. Alex n’a de cesse de vouloir remonter ; cela renvoie à la conception d’une science qui veut prouver avant. Son oncle incarne à l’inverse une démarche empirique :
« la science est éminemment perfectible », « chaque théorie est incessamment détruite par une théorie nouvelle ». Il livre ainsi une leçon épistémique (que Jules Verne se garde bien de mener à son terme).

Un roman de la connaissance

La science est dans le roman appuyée par des outils scientifiques, certes expliqués, mais étranges. Il n’est qu’à évoquer les outils emportés, décrits au chapitre 11. Les objets scientifiques sont en effet relativement peu évolués : le thermomètre existe depuis plus d’un siècle ; quant au manomètre, on trouve mention des expériences de l’outil chez Pascal ; le chronomètre est une simple montre ; la boussole a un pôle magnétique.
Jules Verne prend dans ses autres romans tant de plaisir à décrire la façon dont on réussit à avoir des inventions futuristes ; ici nous avons plus affaire à un roman d’aventures traditionnel. L’émerveillement se fait ici par le réel. Pour Jules Verne, le réel suffit. Il propose en quelque sorte à ses lecteurs un conte de fées nouveau, basé sur le quotidien. Pensons à cette réplique, au chapitre XX, face au phénomène de la mer intérieure soumise à la marée : « C’est merveilleux / Non c’est naturel ».
Tout se passe comme si Jules Verne avait ressenti le besoin de parler de ce monde qu’on connaît encore trop mal.
L’originalité de la présence du scientifique dans ce roman réside dans le fait qu’il n’y a pas de nouveauté, pas d’ingénierie, pas de machinerie ; la science n’y est pas modernité, futurisme, mais connaissance.

II. Un voyage dans le temps qui crée le merveilleux

Rencontre des créatures

Le merveilleux dans le roman repose en tout premier lieu sur la rencontre des créatures. Cette évocation fait écho au débat scientifique contemporain sur l’existence de l’homme à l’ère quaternaire.

Une œuvre palimpseste

Le voyage qu’entreprennent les personnages se fait sur les traces d’un ouvrage du XVIe siècle, un manuscrit runique islandais. Tout n’est que redécouverte dans cet ouvrage. Jules Verne choisit en effet de donner à voir des personnages qui marchent sur les traces d’un autre, l’alchimiste islandais Arne Saknussemm. Le roman fait ainsi figure d’œuvre palimpseste. Les personnages vont eux-mêmes laisser des traces de leur passage, à l’instar des traces laissées par Saknussemm au XVI° siècle et suivies par eux.
Le roman se donne ainsi comme une leçon sur l’émerveillement possible même si des gens sont déjà passés.
C’est la terre elle-même qui s’offre à nous comme un vaste palimpseste.

L’inscription dans le temps

Jules Verne inscrit ses lecteurs dans un voyage à rebours hors de la science, hors du temps.
La première manifestation en est le trajet suivi par l’oncle et le neveu, qui les fait progressivement quitter la technologie - 1. Train = modernité / 2. Bateau relativement technologique car à vapeur / 3. Cheval / 4. Radeau construite de main d’œuvre avec des arbres fossilisés.
Mais le voyage dans le temps s’inscrit surtout et par dessus tout dans la verticalité qui se donne comme chronologie. Les lecteurs sont invités peu à peu dans un hors-temps qui les fait quitter la science, pour s’inscrire dans le merveilleux. Une manière pour Jules Verne de rappeler également que le merveilleux n’a pas toujours besoin de la science. La faune rencontrée est en cela symbolique. Les animaux, qui font plus d’une cinquantaine de mètres, sont présentés comme des chimères tant on ne parvient pas à les identifier. Les plantes et les êtres relèvent pour leur part de l’inconnu.
Peut-on y voir une influence de la science ? Le roman s’inscrit comme dans un temps géologique où « les siècles s’écoulent comme des jours ».

III. Un conte de fées moderne

Un décalage géographique et temporel

Au fur et à mesure, on a de moins en moins de dates et de repères temporels. Les personnages ne parviennent plus à noter le temps qui passe. Peu à peu et parallèlement, on entre dans le conte de fées.
L’œuvre en présente les personnages types : un mentor, un héros jeune, une force armée. Elle enferme en elle de l’extraordinaire : les créatures du vivant rencontrées. Elle présente une structure de conte entérinée par le mariage final.
L’impression est accentuée par une géographie progressivement merveilleuse. L’imaginaire prend en effet une part de plus en plus prépondérante. Hambourg et la description de la maison de l’oncle présentent un décalage ; on n’est pas dans le Paris de 1863. On a plus affaire à maison de conte de fée, ce que confirme le travail d’illustration. Les vêtements arborés par les personnages ne sont pas datables. Tout se teinte de merveilleux : Copenhague et son clocher, la Mer du Nord, l’Islande.
Jusqu’au volcan, présenté par une photographie. « Rien n’est plus facile. J’ai précisément reçu, il y a quelque temps, une carte de mon ami Augustus » … le rêve par la carte, support de l’imaginaire.

Les ingrédients

La part du mythe
Nous sommes, dans Voyage au centre de la terre, confrontés à une géographie symbolique qui fait appel au mythe de la descente aux enfers [Cf. l’Odyssée d’Homère, l’Énéïde de Virgile]. Jules Verne place du reste la référence dans la bouche de son narrateur. Ils vont affronter la mort (cadavre et risque de sa propre mort) pour en ressortir par une force plus vive, celle de la connaissance. Le narrateur est celui qui donnera la réponse ce qui fait du voyage également un voyage initiatique.

Du merveilleux géographique au merveilleux onirique
« j’oubliais qui j’étais, où j’étais, pour vivre de la vie des elfes ou des sylphes » dit Axel. Ajoutons également le nom du bateau, la Walkyrie.
Jules Verne en appelle au folklore, au mythe et à quelque chose d’épique plus que de scientifique.

Une part de magie
Il y a dans le roman une part de magie, voire du fantastique, car on ne sait plus si c’est rêve ou réalité.
Le livre du début est présenté comme un grimoire et son auteur comme un alchimiste. On retrouve cela dans Le Seigneur des anneaux et Harry Potter. Les personnages doivent déchiffrer les runes qui s’avèrent écrites à l’envers ; le grimoire se lit à la verticale et de la fin au début. Et détail qui a son importance dans la construction du merveilleux, son auteur a fini brûlé pour hérésie.

De la fiction à partir de la science

Tout ce qui est évoqué existe. Mais Jules Verne s’amuse à opérer des changements de dates, d’échelles, de lieux ; pour exemple cette réplique : « Ce n’est qu’une forêt de champignons ». Cela lui permet d’écrire un livre qui échappera à la péremption de la science.
Voyage au centre de la terre est un roman de l’inachevé, puisque le trio ne parvient pas à ses fins. Mais cela au profit de la terre. Deux tropismes traversent l’œuvre : la terre qui cherche à repousser les personnages vers le haut et les humains qui veulent eux aller vers le bas. Les personnages sont expulsés par la terre in fine vers le haut et n’atteignent pas le centre. Et pourtant. Le centre de la terre est-il chaud ou non ? Reste-t-on vraiment sans réponse ? Le trio remonte sur une coulée de lave. La terre en quelque sorte livre elle-même son secret et répond à la question.
Le roman met en scène une intelligence littéraire et scientifique, car il permet de poser des théories mais sans les vérifier. On n’a pas l’impression d’une science qui serait révolue. Le roman laisse au contraire la part à la science et au rêve, ce qui lui permet d’être lu. Jules Verne est l’auteur dont les livres sont les plus vendus après la Bible.

En complément, vous pouvez écouter la séance de questions qui a suivi la conférence :

Sources

La conférence s’appuie sur les travaux de Lionel Dupuy qui a consacré à Jules Verne une thèse en géographie en novembre 2009 (sous la direction de Vincent Berdoulay et Jean-Yves Puyo) : « Géographie et imaginaire géographique dans les Voyages Extraordinaires de Jules Verne, Le Superbe Orénoque (1898) ».

 Jules Verne, la géographie et l’imaginaire. Aux sources d’un Voyage extraordinaire : Le Superbe Orénoque (1898), Lionel Dupuy, La clef d’argent, Collection KhThOn n°3, 2000 [1]

 En relisant Jules Verne. Un autre regard sur les Voyages Extraordinaires, Lionel Dupuy, La clef d’argent, 2005. [2]

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