LCA - L’élégie du tatouage, poème du IIIe siècle av. JC Entre culture littéraire et culture visuelle

, par BERNOLLE Marie-Anne, Chargée de mission pour l’Inspection de Lettres

Journée d’étude LCA - 4 juin 2019 Université Paris-Ouest-Nanterre
Evelyne PRIOUX et Pascale LINANT de BELLEFONDS (CNRS, UMR 7041 – équipe LIMC)

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Voir les mythes : lien entre la poésie hellénistique et les arts ; liens entre culture littéraire et culture visuelle.

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Textes - Elégie du tatouage

Le poème a été écrit sur un papyrus du IIe s. av JC connu par 2 fragments (l’un conservé à la Sorbonne, l’autre à Bruxelles), déchiffrés il y a 30 ans. Les deux fragments sont jointifs.
Il s’agit d’une longue menace à la 1ère pers. énumérant divers châtiments exemplaires à tatouer sur le corps de l’ennemi (reprise du verbe au futur stixo), reprenant des épisodes mythologiques connus. On a donc la description d’un ensemble de tatouages accompagnés de malédictions.
On ignore la raison de la rivalité entre les deux hommes, mais il s’agit peut-être d’une rivalité amoureuse.
On n’a conservé que les tatouages du dos, du front et du crâne, mais tout le corps était vraisemblablement recouvert de tatouages.
Le châtiment d’une faute est l’élément commun de chaque partie du corps décrite.
C’est un medium étonnant, mais il sert de facteur d’unité car est fait un rapprochement entre les parties du corps et les scènes représentées. L’imagination est sollicitée dans la mesure où le poète joue sur les capacités de visualisation du lecteur.
C’est une version hellénistique du bouclier d’Achille.

Les tatouages

1. Premier tatouage (sur le dos) : Combat d’Héraclès contre Eurythion

C’est un mythe peu connu aujourd’hui mais célèbre à cette période. Le centaure Eurythion est présent à la cour de Dexamenos (cf chant XXI de l’Odyssée). Ixion, châtié aux enfers, était le père d’Eurytion. Ce mythe est lié à d’autres associant un centaure et un sanglier, représentant tous des symboles de sauvagerie et de barbarie et de lutte entre civilisation et barbarie :

  • cratère à volutes attique (Spina, vers 400-390) qui montre l’association d’une centauromachie (panse) et d’une chasse au sanglier de Calydon (col).
  • Bacchylide dans Epinicie, 5, expose la nekyia d’Héraclès avec le récit du combat contre le sanglier de Calydon et l’épisode où Déjanire est ravie par Nessos. Ce pourrait être la source du tatoueur.
  • Bacchylide fragment P. Berol. 16140 v.25-31 : « modèle graphique » d’un combat d’Héraclès et de Nessos (centaure qui aide Héraclès et qui abuse de Déjanire). Héraclès le tue par une flèche dans les versions les plus connues, mais ici, la version le donne écrasant le crâne de Nessos par sa massue, comme dans le texte de l’Elégie du tatouage.
    Le poète semble avoir rassemblé ces trois récits.

Nous avons de nombreuses représentations figurées du mythe de Nessos : les premières versions montrent un combat rapproché avec Héraclès, mais ces versions textuelles ne nous ont pas été transmises.
Sur les vases, il est difficile aujourd’hui de distinguer Nessos d’Eurytion, sauf si le nom des personnages est clairement indiqué.
2 stamnos présentent un combat d’Héraclès contre un centaure : 1 sans inscription ; 1 autre (MAN 81535) a une inscription et cite Dexamenos, au lieu d’Eurytion. Cette confusion des noms mène à l’ambiguïté des deux scènes. Déjà à l’époque, l’identification n’allait pas de soi, mais la scène avait valeur de stéréotype. Il était donc facile pour le lecteur de l’Elégie du tatouage de se forger une image mentale à partir du texte.

2. 2ème Tatouage (sur le crâne) : supplice de Tantale

Les souffrances de Tantale doivent être ressenties par le tatoué (« magie sympathique »), qu’on peut supposer chauve ou qui devait être rasé pour que le tatouage soit apposé à cet endroit du corps. L’exiguïté du support et l’immensité du supplice amènent un contraste important.

Le vocabulaire utilisé dans l’Elégie du tatouage adopte une coloration homérique [1].
Cf. Chant XI Odyssée (Nekyia) présentant le supplice de Tantale avec un cours d’eau qui disparaît et les branches qui s’écartent, mais pas de rocher suspendu qui menace le supplicié. Ce motif, connu par la tradition textuelle (Pindare, Euripide) vient certainement de représentations graphiques, comme le montre le texte de Pausanias X, 31, 12 - texte 3- qui décrit la Nekyia de Polygnote dans la leschè des Cnidiens de Delphes, lui-même s’inspirant selon Pausanias d’Archiloque.

Le modèle homérique est écrasant, mais il existait certainement d’autres versions du mythe, disparues. Les Anciens s’interrogeaient toujours sur la conformité du motif représenté avec le texte homérique. Le texte de Pausanias se détourne des termes homériques, ce qui amène à une réflexion sur la mimesis.

Autre support : cratère à volutes apulien (Munich, « Peintre des Enfers », v. 320) avec l’image de Tantale menacé par un rocher, et derrière, Sisyphe qui retient le rocher

3. 3ème tatouage (sur le front)

Chasse au sanglier de Méléagre + Artémis, vignes, chiens de Méléagre et catalogue de chasseurs.

Le modèle est homérique : Iliade IX où Phoenix rappelle les causes de la dispute entre les chasseurs.
Chez Ovide, Méléagre meurt du fait que sa mère jette dans un feu invisible le tison qui le représente. C’est un épisode de magie noire. En outre, Phoenix est maudit par son père. Cette accumulation de traits renvoie à la malédiction lancée dans l’Elégie du tatouage.

Dès le VIe s. en céramique, est représentée la scène du sanglier de Méléagre sur le « Vase François » (Florence, v. 570). On la retrouve aussi sur le fronton est du temple d’Athéna à Tégée, censé renfermer la dépouille du sanglier.

L’Elégie du tatouage fournit en outre la liste des chasseurs participant à la battue. Cette liste mythologique s’inscrit dans la tradition des jeux de banquets de lettrés. Un intrus cependant : « Aithôn » (le « roux », le « flamboyant ») ne figure nulle part ailleurs. Il s’agit peut-être d’un chien ou d’un cheval.
Pistes d’interprétation : c’est le nom qu’Ulysse se donne en revenant à Ithaque, empli de son désir de vengeance (le « brûlant »). L’idée de brûlure renvoie aussi à celle que cause l’amour ; peut-être un lien avec une rivalité amoureuse entre l’auteur de l’Elégie du tatouage et sa cible.

Réflexions sur l’emplacement choisi : le front peut être comparé à un fronton (d’ailleurs le fronton est du temple d’Athéna à Tégée représente chasse de Calydon, qui abritait la dépouille du sanglier). Le front est aussi adapté à la scène de la chasse puisque la composition est vraisemblablement plus circulaire que linéaire, dans la mesure où la lance de Méléagre est représentée sous les flancs du sanglier, comme dans des vases du IVe s.

Questions

  • Y a-t-il un lien entre la localisation de la représentation de la violence et la souffrance que l’on veut voir infligée au tatoué ?
    Les références à la brûlure sont très fréquentes (référence au tatouage, mais aussi à l’amour qui à l’époque hellénistique est considéré comme une maladie).
  • Qui était tatoué dans l’Antiquité grecque ?
    Les tatouages concernent les femmes barbares : Thraces qui tuent Orphée et nourrices tatouées, danseuses nubiennes.
    Il est aussi des cas rares de prisonniers de guerre que l’on humilie ainsi.
    Mais le tatouage sur le front est très rare : prisonniers de guerre et esclaves qui ont fui (inscription avec mention de sa fuite). Sinon c’est la marque du sadisme et de la violence du maître.
    Finalement, le tatouage sur le crâne se retourne contre le tatoueur qui est alors considéré comme violent (Hérondas). De l’ironie se dégage donc de l’élégie où le tatoueur est décrédibilisé car il montre sa violence.
  • Pourquoi « élégie » ?
    Le poème est écrit en distiques élégiaques et on a un effet de catalogue d’érudition mythologique.

Prolongement proposé

Roman de Véronique Olmi, Bakhita
Née au Darfour dans les années 1870, enlevée à sept ans pour être vendue comme esclave, rachetée par le consul d’Italie, puis affranchie avant d’entrer dans les ordres et canonisée par Jean-Paul II.
Elle a été marquée de force par des tatouages.

Notes

[1exemple lexical : « Zeus nephelegêreos », « assembleur de nuées » ; « pierre impudente » ou « impudent rocher » (cf Od. XI) : il s’agit d’un effet de citation, mais le passage est aussi renommé pour son enargeia : le texte anime le rocher, et donne à voir une image mentale forte.

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