Pourquoi renouer avec la pratique de la lecture linéaire ? Série : la lecture linéaire

, par BERNOLLE Marie-Anne, Chargée de mission pour l’Inspection de Lettres

Le présent article appartient à un ensemble consacré à la lecture linéaire. Il entend préciser les enjeux d’une pratique à la fois ancienne et pourtant nouvelle, parce que repensée, et baliser, autant que faire se peut, l’exercice, de la préparation du professeur à son bureau à l’exercice attendu de la part de l’élève de 1ère à l’E.A.F.

L’article se propose de faire le point sur le grand retour de la lecture linéaire dans les programmes de lettres au lycée.
Il a été rédigé en s’appuyant :

  • sur les préconisations de l’Inspection générale de Lettres, telles que reprises et exposées par M. Olivier Barbarant, Inspecteur Général de Lettres, lors d’une conférence donnée le 3 octobre 2019 à l’Inspé de Gennevilliers lors de la Journée de la formation de l’académie de Versailles.
  • sur les documents d’accompagnement : « L’explication linéaire » et « Exemple de mise en œuvre »
  • sur les préconisations de l’Inspection Académique de Lettres de Versailles

Doit-on parler d’un retour d’ailleurs ?
Non ; parce que si les nouveaux programmes mis en œuvre à compter de cette rentrée 2019 préconisent la pratique de la lecture linéaire pour faire entrer les élèves dans les textes, « les faire s’engager dans la littérature », il ne s’agit pas de l’explication linéaire “à la grand papa” - pourrait-on dire - ni de l’explication experte qui est toujours restée de mise dans les concours de recrutement de l’enseignement. Une forme de lecture linéaire, donc, mais repensée.

Avant d’expliciter les attendus de cette nouvelle pratique de classe, il paraît opportun de revenir sur les considérations qui ont conduit à réintroduire – tout en la repensant – la lecture linéaire.

Pour quelle vision de la discipline ?

Mise en perspective historique

Pour comprendre les enjeux et les attendus de la pratique renouvelée de la lecture linéaire, il peut être utile de faire le lien avec les finalités, les valeurs et les ambitions que la discipline se donne.
Après une grande stabilité de la discipline et de ses pratiques depuis les années 1880 jusque vers 1960, celle-ci a été prise, plus particulièrement à partir des années 80, dans une sorte de tourbillon de réformes qui a pu traduire ses difficultés à s’adapter et à se penser dans un contexte socio-intellectuel qui a beaucoup évolué et l’interroge dans sa fonction et ses finalités.

Une discipline intrinsèquement en tension

« La discipline naît d’abord de l’articulation décisive de la langue et de la littérature ».
Nous vous invitons à écouter directement la vision de la discipline partagée par Olivier Barbarant, Inspecteur Général de Lettres, lors de cette conférence du 3 octobre 2019. [1]

Pourquoi la lecture linéaire ?

Olivier Barbarant invite ainsi à voir dans ce choix de la lecture linéaire l’image que la discipline veut se donner d’elle-même dans la mission qui est la sienne.

À la recherche du sens

La question première qui se pose est celle du sens.
Un écueil guette notre enseignement, celui de la fragmentation en un millier d’activités qui - si elles ont toutes leur légitimité et leur valeur -, à trop les cloisonner, font perdre de vue le sens global de ce que l’on fait et propose aux élèves.

À sa manière, la préconisation d’en revenir à la lecture linéaire est une réponse à la question du sens de notre enseignement. La pratique de la lecture linéaire s’inscrit dans la recherche globale du sens, de ce qui est dit et de ce que l’on fait. Proposer aux élèves la lecture d’un texte dans sa linéarité répond à la volonté de les faire se mettre, individuellement et collectivement, en quête d’un sens. Une telle pratique s’entend comme une manière d’enquête collective après le sens de cet objet-texte proposé à la lecture et à la compréhension des individualités qui composent le groupe classe.

Pour un engagement dans le texte

Le retour à la pratique de l’explication linéaire avec les classes répond à la volonté de permettre aux élèves d’« accéder à un engagement dans la littérature  ».

La pratique de la lecture linéaire est à penser comme une manière de donner à la parole de l’élève une place différente. Il s’agit de créer un espace, où par sa parole et dans la parole, l’élève construit in vivo - et avec le concours de la parole de l’autre - le sens du texte.
C’est dans ce moment de parole collaborative - dans le vif de la confrontation au texte - que l’élève est appelé à vivre vraiment l’expérience d’un engagement dans le texte, dans le sens du texte, et par-delà dans la littérature dont celui-ci constitue une expression particulière.

À la croisée des enjeux

Reprenons l’enjeu majeur de notre discipline énoncé par Olivier Barbarant en ces termes.

Cet enjeu est donc de penser en permanence la symbiose entre ce qui relève de la langue et de sa maîtrise ET ce qui relève de la littérature et de la culture.

Continuons d’écouter Olivier Barbarant :

Si l’on entend la pratique de la lecture linéaire comme une tentative de réponse à cet enjeu - ces enjeux croisés - le temps de la lecture linéaire est à penser comme le lieu privilégié de la rencontre entre culture, lecture et expression.

Comment penser donc ce moment pour favoriser la rencontre, l’articulation, la circulation entre ces trois visées qui doivent être envisagées, ensemble et dans leur interaction, pour forger au mieux l’individu ?
Telle est en somme la question qui doit présider à la construction d’une séance de lecture.

Comment faire ? Qu’est-il possible de faire ?

La mise en voix du texte

La lecture expressive du texte est en soi déjà interprétation et elle revêt en cela une importance primordiale.
Affirmation qui peut résonner comme un poncif mais qui nous met face à une difficulté en tant que professeur.
Que faire ?
Prendre en main cette lecture expressive ou faire lire ? Comment laisser les élèves libres de leur interprétation si l’entrée dans le texte est notre lecture interprétative ? Mais comment faire vivre le texte, si la voix qu’on lui prête est malhabile, ânonnante parfois ? Si le professeur prend en charge la lecture, comment entraîner les élèves à cette lecture expressive sur laquelle ils seront justement évalués à l’EAF ?
Nous ne prétendons pas apporter une réponse, une, ferme et définitive à ces questions. Une piste première, tout au plus. L’importance d’une lecture expressive par le professeur est fortement réaffirmée. Prendre plaisir à lire. Partager ce plaisir. Donner le texte à entendre aux élèves pour le plaisir d’écouter.
Mais cette lecture ne doit pas toujours être première et inaugurale. Elle n’est pas exclusive non plus. Où placer cette lecture ? Pourquoi ? Quand les élèves lisent-ils ? Comment les faire s’entraîner à cette lecture à voix haute ? Autant de questions à prendre en compte à chaque fois.

Et, pour le plaisir, écoutons cette lecture du début de Ferragus, passage qui illustrera le reste du propos [2].

A votre disposition, le passage choisi au format .pdf

L’entrée dans le texte

« Si on peut se poser la question de la place du sujet lecteur dans le dispositif et les visées multiples de l’enseignement des lettres, il y a un sujet lecteur qu’il faut remettre en selle en permanence, c’est le professeur. Et je souhaiterais que le sujet lecteur professeur soit le premier des sujets lecteurs, qu’il vienne en classe avec aussi des impressions, des émotions et ce pourquoi il souhaite défendre ce texte. » [3]

De l’impression du lecteur à l’entrée dans le texte.

Cette posture assumée est une invitation pour tout professeur à assumer ses choix de textes dans leur subjectivité, tout en restant conscient de cette part de subjectivité pour ne pas rester fermé à celle des ses élèves.
C’est de son rapport subjectif au texte qu’il peut tirer aussi cet horizon qui le conduira dans le travail avec la classe.

Choisir un texte pour en faire la lecture avec les élèves suppose d’« être d’accord avec soi-même sur la nécessité qu’on a de l’enseigner et sur l’intérêt qu’il aurait à être enseigné ».

Quelles démarches ?

Le texte support est long, difficile, et assumé comme tel [4].
Olivier Barbarant de conclure :
« Bref. Un texte, très beau, dont on pense qu’il dit quelque chose d’essentiel sur la littérature, qu’il devrait pouvoir être partageable comme un objet de plaisir – et il nous a fait sourire -, mais pour lequel les voies d’accès et les difficultés d’accès sont très nombreuses. »

D’entrée, l’idée sous-tendue est que les aspérités mêmes du texte peuvent fournir les éléments de programmation pour faire vivre une expérience de lecture aux élèves. Elles peuvent en soi fournir des portes d’entrées successives dans le texte. Pour exemple, dans le texte balzacien qui nous occupe, l’idée même que l’on s’y perd. À partir de quand et pourquoi s’y perd-on ? On finit par s’y perdre en effet, tôt ou tard. Le jeune lecteur, plus vite que le lecteur expert. Mais on s’y perd.
Se perdre donc dans le texte avec les élèves ; comprendre pourquoi ; comprendre comment Balzac s’y prend pour nous perdre ; analyser l’effet que cela a sur le lecteur que nous sommes.
On fera de ce fait partir les élèves de leurs impressions, fussent-elles négatives. Il s’agit au gré de la lecture de construire avec eux la visée du texte, en pensant cette visée comme elle-même évolutive.

Il s’agit en somme pour le professeur de changer de posture, du moins de posture première. Pour fonder sa stratégie de lecture avec les élèves, non plus partir de ses intentionnalités didactiques et pédagogiques, mais partir de son ressenti littéraire, en tant que sujet lecteur soi-même. Les catégories littéraires et esthétiques, si elles doivent être mobilisées, doivent l’être au fil du texte et à la mesure des besoins.
Nous sortons de décennies technicistes qui ont fini par nous faire perdre de vue l’essentiel, le texte lui-même, dans ce qu’il nous dit et dans la manière dont il nous parle, à nous lecteurs, dans notre sensibilité.

La lecture linéaire est une manière de mettre au cœur des pratiques le débat interprétatif. Cela suppose aussi beaucoup de souplesse ; cela suppose de hiérarchiser, de faire des choix, au gré de ce à quoi les élèves seront sensibles ou non, réagiront ou non.

Il s’agit en définitive « de trouver des lignes de force un peu importantes » qu’un élève peut s’approprier et par lesquelles il doit passer pour construire le sens du texte - tel qu’il l’a perçu et vécu dans son expérience de lecture - et pour faire montre - dans la perspective de l’épreuve du baccalauréat - de ce qu’il est « un suffisant lecteur ».

In fine, la pratique de la lecture linéaire se veut l’occasion donnée au professeur de se faire, comme le dit joliment monsieur Barbarant, professeur de désir de texte dans le cadre de sa mission qui consiste certes à transmettre du savoir, mais aussi à transmettre du goût, et peut-être même du désir. Nous proposons, pour conclure, d’écouter Olivier Barbarant faire lui même la synthèse de ce qu’il faudrait retenir.

Notes

[1Inspé de Gennevilliers, Journée de la formation de l’académie de Versailles.

[2Ferragus Balzac, 1833 - Lecture proposée par Olivier Barbarant

[3Olivier Barbarant, Inspecteur Général de Lettres - Conférence du 3 octobre 2019, Journée des formateurs de l’académie de Versailles, Inspé de Gennevilliers.

[4En annexe, à votre disposition, l’enregistrement du passage « Un texte difficile » dans lequel Olivier Barbarant fait la synthèse de toutes les difficultés que présente le texte, et partant synthèse de toutes les difficultés fréquemment invoquées pour se refuser un texte qui a pourtant attiré notre attention de lecteur passionné.

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