Médée, la fascination de l’horreur Horreur et sortilèges dans Médée de Corneille

, par BERNOLLE Marie-Anne, Chargée de mission pour l’Inspection de Lettres

Le 8 avril 2019, une journée d’étude - organisée conjointement par M. Bernard, M. Desmets et B. Bortolussi de l’Université de Paris-Nanterre, par les IPR de Lettres de l’académie de Versailles et par l’ÉSPÉ de l’académie de Versailles - a été proposée à l’Université Paris-Nanterre autour de la thématique : actualités de Corneille.
Comment appréhender une œuvre vieille de près de quatre siècles ? Comment dire et montrer Corneille aujourd’hui ? Sa voix peut-elle toujours être actuelle ? [1]

Dans ce cadre, Florence Poirson, Maître de conférences émérite de l’université Cergy-Pontoise, a proposé une communication dont le titre était « Médée : la fascination de l’horreur ».
Le présent article a été réalisé à partir des notes que Florence Poirson a bien voulu nous confier, ce dont nous la remercions.

INTRODUCTION

Médée est aujourd’hui très étudiée en lycée et collège. Sont parues nombre d’éditions scolaires : Étonnants classiques, Profil d’une œuvre, Belin, Nathan, etc.

C’est surprenant quand on compare avec les manuels anciens.
Dans le volume 17e du manuel Mitterand (éd. 1987), aucun extrait ; il n’y est fait qu’une seule fois référence, dans la biographie de Corneille.
Dans le Lagarde et Michard, on trouve ces quelques mots :
« Médée contient de beaux vers, mais le caractère monstrueux de l’héroïne et ses sortilèges de magicienne enlèvent à la pièce toute vérité humaine ».
Donc aucun extrait ni étude de la pièce.

Le regain d’intérêt pour Médée s’explique par les programmes actuels. On peut aussi noter l’abondance de travaux universitaires récents sur Médée, qu’il s’agisse de la pièce de Corneille ou d’œuvres d’autres dramaturges.
Les études se focalisent souvent, notamment, sur la « violence » de la pièce,
sa « passion mortifère », sur l’infanticide situé « aux limites de la représentation ».
En somme, ce qui intéresse aujourd’hui est cela-même qui répugnait autrefois aux auteurs du Lagarde et Michard : les crimes hors norme de Médée, indissociables de ses pouvoirs magiques.

I - Médée dans la tradition

Caractérisation du personnage de Médée

Horace, dans son Art Poétique (v. 123) caractérise Médée par deux adjectifs :
Sit Medea ferox invictaque « que Médée soit “fière et indomptable” » selon la traduction des auteurs.
Corneille, dans le premier discours sur le poème dramatique Discours de l’utilité des parties du poème dramatique, note que fier au 17e signifie « sauvage, farouche, violent ». Budé donne comme traduction « farouche et indomptable » ; sous la plume de Ch. Batteux (1748), on trouve « cruelle, inflexible ».
Les dictionnaires donnent pour synonymes :
ferox : « impétueux, hardi, fougueux, intrépide » [farouche  : « qui a une rudesse sauvage »]
inuicta : « invaincue, dont on ne triomphe pas »
La variation des traductions est révélatrice de l’infléchissement qui s’est fait dans la perception du personnage-type défini par Horace :
intrépidité / cruauté ;
invincible / inflexible - « qui ne cède pas » dans les difficultés, mais aussi « qui ne cède pas à la pitié » (Ch. Batteux)

Médée est devenue une figure emblématique de l’infanticide, crime qui suscite l’horreur – d’autant plus s’il reste impuni.
Il reste impuni en effet, du moins dans la plupart des adaptations dramatiques de la légende ; parfois néanmoins, cela aboutit au suicide de Médée, que l’on peut lire comme une autopunition.
Médée s’est rendue coupable d’autres crimes, dans le contexte de la conquête de la Toison d’or par Jason et les Argonautes [2]

Mythe de Médée - Quelques rappels

Jason est fils d’Éson, roi d’Iolcos. Pélias (demi-frère d’Éson) se rend coupable d’usurpation du trône. Jason conclut alors un marché avec Pélias : il doit conquérir la Toison d’or, possession du roi de Colchide Ætés, en échange de la restitution du trône paternel.
Médée (fille d’Ætés), séduite par Jason, l’aide à voler la Toison grâce à ses pouvoirs de magicienne et s’enfuit avec les Argonautes ; pour ralentir Ætés qui les poursuit, elle tue son frère Absyrte et en disperse les membres.
De retour à Iolcos, Jason épouse Médée. La magie de Médée rajeunit le vieil Éson. Les filles de Pélias lui demandent alors de rajeunir également leur père. Médée tue un vieux bélier, le dépèce, le découpe et en fait bouillir les morceaux. Grâce à des herbes magiques, elle donne ainsi vie à un tout jeune agneau. Elle incite alors les fille de Pélias à faire avec leur père ce qu’elles ont fait avec le bélier. Mais les herbes n’ont aucun pouvoir et les filles de Pélias se retrouvent ainsi responsables du meurtre de leur père.
Pour échapper à la vengeance d’Acaste, fils de Pélias, Jason et Médée se réfugient auprès de Créon, roi de Corinthe. Jason obtient la main de Créüse, fille de Créon, et répudie Médée. Bannie par Créon, Médée se venge : elle fait porter à Créüse une robe empoisonnée qui s’enflamme sur elle ; le feu se communique à Créon, puis au palais royal. Elle tue ensuite les deux fils qu’elle avait eus avec Jason, et s’enfuit sur un char tiré par des dragons ailés pour se réfugier chez le roi d’Athènes, Égée, qui lui avait offert l’hospitalité.

Exploitation de la légende

Les dramaturges choisissent le plus souvent l’épisode du divorce et de l’infanticide.
On notera néanmoins que Corneille, en 1660, dans sa pièce La Conquête de la Toison d’or exploite une autre facette du personnage de Médée. Elle y est présentée, conformément à la légende, comme une magicienne invincible, mais aussi comme une jeune fille naïve qui fait confiance aux serments d’amour de Jason.

Tragédies de Médée avant Corneille

  • Antiquité : Euripide, Sénèque
  • Renaissance :
    traduction latine de la pièce d’Euripide par George Buchanan (1544)
    Jean de La Péruse (1553)
    Coriolano Martirano (1556), pièce en latin
    Lodovico Dolce (1558)
    Maffeo Galladei (1558)

Il est à noter la tendance des dramaturges à inventer des épisodes.
Euripide, par exemple, est le premier à attribuer à Médée le meurtre des enfants ; dans une version antérieure du mythe, c’était les Corinthiens qui s’en rendaient coupables.
Le suicide de Jason après l’infanticide est un épisode que l’on doit à l’italien Galladei, repris ensuite par Corneille.
Corneille invente également le suicide de Créon cherchant ainsi à échapper à la torture du feu ; cette invention a pour objectif d’accentuer la noirceur du drame.

II – Émotions tragiques vues par Aristote, Horace et Corneille

Le sujet tragique

Médée, l’héroïne tragique par excellence

Pour Aristote, le sujet tragique est « le surgissement des violences au cœur des alliances » : « un meurtre ou un acte de ce genre accompli ou projeté par le frère contre le frère, par le fils contre le père, par la mère contre le fils ou le fils contre la mère » [3].

Corneille fait référence à ce passage dans le deuxième discours, Discours de la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire. Mais il s’éloigne d’Aristote pour la hiérarchie dans les sujets tragiques.
Aristote y voit une action violente « accomplie (…) par des agents qui connaissent leurs victimes et les identifient - c’est ainsi qu’Euripide fait tuer ses enfants par Médée » ; cela ne constitue pas pour lui le meilleur sujet [4].
Au contraire, Corneille trouve cette action « plus belle » que celle qu’Aristote juge la meilleure - quand « celui qui se dispose à accomplir un acte irréparable en pleine ignorance reconnaît sa victime avant d’agir » comme par exemple « Mérope [qui], prête à tuer son fils, ne le tue pas mais le reconnaît ».

Le plaisir de la tragédie

Il reste que, pour Aristote et Corneille, les meurtres en famille sont les actions les plus susceptibles de produire crainte et pitié, ce qui constitue le « plaisir de la tragédie » [5].

Ce plaisir peut sembler paradoxal : crainte et pitié sont, si l’on se fie à l’expérience que l’on en a dans la vie courante, des émotions pénibles.

Aristote conduit un parallèle avec la peinture [6] :
« Nous avons plaisir à regarder les images les plus soignées des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, par exemple les formes d’animaux parfaitement ignobles et de cadavres ».
Le plaisir est d’ordre intellectuel et il tient au fait de reconnaître l’objet dans sa représentation. C’est aussi un plaisir esthétique, produit par le « fini de l’exécution » , la « couleur » ; la conscience qu’il s’agit d’une représentation crée la distance par rapport au spectateur, filtre les émotions.

D’autres buts pour la tragédie

Mais sous l’influence conjuguée de la tradition rhétorique [7] et de l’Art poétique d’Horace, on impute à la tragédie d’autres buts que le plaisir.
Les buts de l’éloquence sont traditionnellement : plaire, émouvoir, instruire.
Horace développe dans son Art poétique l’idée qu’il faut émouvoir, mais aussi plaire et instruire, l’idéal étant de « mêler l’utile (le didactisme) à l’agréable ».

Or, quand la Renaissance remet à l’honneur les genres dramatiques antiques, Horace est bien connu et la Poétique d’Aristote sera redécouverte plus tardivement. Il s’ensuit que jusqu’à l’Art de la Tragédie de J. de La Taille (1572) [8] , les poéticiens français mettent l’accent sur l’utilité du théâtre, le public devant tirer une leçon de l’action représentée. Pensons notamment à la fonction des chœurs qui commentent la tragédie.

1639, dans l’édition princeps de Médée, Corneille écrit dans la dédicace « A Monsieur PTNG » [9] : le but « de la Poésie dramatique est de plaire ». Il s’inscrit ainsi dans la lignée d’Aristote, mais en faux par rapport à la conception du théâtre des poéticiens de la Renaissance, à la conception qui prévaut à l’époque. Dans les années 1630 - la création de Médée date de la saison 1634-35 - Richelieu encourage le théâtre pour sa fonction d’utilité morale et sociale [10].
Rappelons que peu de temps après (1637), dans le cadre de la querelle du Cid [11] , Georges de Scudéry - dramaturge conduisant l’attaque contre le Cid avec Jean Mairet - voit en Chimène une « fille dénaturée », dont le vice « paraît récompensé ».
Scudéry écrit dans ses Observations sur le Cid : « le théâtre fut inventé pour instruire en divertissant, et […] c’est sous cet agréable habit que se déguise la philosophie, de peur de paraître trop austère aux yeux du monde. »
[plus loin :] « Aussi ne manque-telle jamais de montrer sur la scène la vertu récompensée, et le vice toujours puni. Que si quelquefois l’on y voit les méchants prospérer et les gens de bien persécutés, la face des choses ne manquant point de changer à la fin de la représentation, ne manque pas aussi de faire voir le triomphe des innocents, et le supplice des coupables ; et c’est ainsi qu’insensiblement on nous imprime en l’âme l’horreur du vice, et l’amour de la vertu »

La posture de Corneille

Corneille fait référence de façon implicite à cette prise de position moraliste dans la dédicace : « Ici vous trouverez le crime en son char de triomphe ».
Le début de la dédicace est tout aussi provocateur :
« Je vous donne Médée toute méchante qu’elle est, et ne vous dirai rien pour sa justification »

Méchante a deux sens.

  • L’adjectif rapporté à l’héroïne, Corneille affirme ne pas avoir à se « justifier » de montrer une criminelle impunie et triomphante, car Médée est représentée conformément à la tradition.
    Il s’appuie sur le parallèle entre peinture et poésie en reformulant l’analogie d’Aristote ut pictura poesis [12] : la peinture et la poésie « ont cela de commun […] que l’une fait souvent de beaux portraits d’une femme laide, et l’autre de belles imitations d’une action qu’il ne faut pas imiter. Dans la portraiture il n’est pas question si un visage est beau, mais s’il ressemble, et dans la poésie il ne faut pas considérer si les mœurs sont vertueuses, mais si elles sont pareille à celles de la personne qu’elle introduit ».
    Il n’y a donc pas lieu de se justifier puisque le portrait est ressemblant.
    D’ailleurs, la poésie décrit « indifféremment les bonnes et les mauvaises actions sans nous proposer les dernières pour exemple, et si elle veut nous en faire quelque horreur, ce n’est point par leur punition qu’elle n’affecte pas de nous faire voir, mais par leur laideur qu’elle s’efforce de nous représenter au naturel. Il n’est pas besoin d’avertir ici le public que celles de cette tragédie ne sont pas à imiter, elles paraissent assez à découvert pour n’en faire envie à personne ».
    Corneille vise ainsi les recommandations de Georges de Scudéry [13].
  • Méchante qualifie aussi la pièce ; « méchante », la pièce ne vaut rien. Le qualificatif concerne les questions dramaturgiques, pour lesquelles Corneille refuse aussi de se justifier : la question de la vraisemblance,
    « cette difficulté qui est la plus délicate de la Poésie, et peut-être la moins entendue, demanderait un discours trop long pour une épître ».
    Corneille traitera en détail des défauts que l’on pourrait reprocher à la pièce dans l’Examen de 1660 .

Mais en 1634, Médée est une pièce expérimentale. C’est la première tragédie de Corneille, dans le contexte du renouveau de la tragédie régulière : Mairet - Sophonisbe, Marc-Antoine, 1634 ; Rotrou - Hercule mourant , 1634 ; Scudéry - La Mort de César, 1635 ; La Calprenède - La Mort de Mithridate, 1635 ; La Pinelière - Hippolyte, 1635.
Comme leurs prédécesseurs de la tragédie humaniste du 16e, les dramaturges s’emparent de sujets mythologiques ou historiques et imitent les Anciens. Sénèque est l’un de leurs principaux modèles [14].
Par exemple, le personnage d’Hercule dans l’Hercule mourant de Rotrou, inspiré de l’ Hercule sur l‘Œta, présente avec Médée des points communs : mort horrible du héros, tunique empoisonnée, femme qui se venge [15].

Corneille développe sa dette envers Sénèque dans une lettre adressée à M. de Zuylichem (1648) et dans l’Examen de Médée (1660). À comparer la Médée d’Euripide et celle de Sénèque :
Euripide : « tremblante et adressant à Créon d’indignes prières »
Sénèque : « cruelle et terrible à l’excès pour Jason, pour Créüse »
la Médée de Corneille est « vieille et nouvelle tout à la fois ».

III - Cruauté et magie : le spectaculaire au service de l’horreur

Une cruauté mise en évidence

La Médée de Sénèque est « terrible à l’excès ». Pourtant, chez Corneille, la cruauté des événements est mise en évidence car ils sont montrés sur la scène :

  • la mort de Créon et Créüse qui, dans les pièces antérieures, est mentionnée dans un récit.
  • le suicide de Jason après le meurtre des enfants ; une invention de Galladei, mais également mentionnée dans un récit.
  • Créon qui se tue.

Seul le meurtre des enfants est hors scène chez Corneille.

Par ailleurs, dans le dialogue, il est fait rappel des crimes antérieurs de Médée :

  • Absyrte coupé en morceaux.
    NB : dans certaines versions du mythe, Absyrte est tué et démembré par les Argonautes. Il est une victime de plus de Médée et le crime est d’autant plus horrible que cette victime est son propre frère.
  • récit par Jason de la mort de Pélias. [16]

Pouvoirs magiques de Médée

La Médée de Corneille propose des scènes inédites.

Le rôle d’Égée y est développé par rapport à l’œuvre d’Euripide.
Chez Euripide : « Il n’est qu’un passant à qui Médée fait ses plaintes ».
Chez Corneille, la délivrance est l’œuvre de Médée : les chaînes qui tombent, l’ invisibilité.
Theudas est paralysé, obligé à raconter le sort de Créon et de Créüse. Le récit est dans les faits inutile pour l’information du public, qui assistera à la mort des victimes lors de la scène suivante. Mais il a pour utilité de montrer le pouvoir de Médée.

Scène de la préparation du poison
Elle a déjà été montrée au public par Sénèque et La Péruse. Chez Euripide, la préparation du poison se fait hors scène.
Corneille, quant à lui, modifie l’agencement des événements et les rend plus spectaculaires encore.
Chez Sénèque, la nourrice raconte dans un monologue la fabrication du poison proprement dite (v.670-739) ; puis Médée prononce une incantation qui lui donnera son pouvoir (v.750-843) [17].
Corneille fusionne les deux scènes et donne à voir Médée en action, Acte IV, sc. 1.

Moyens de mise en scène disponibles en 1634-1635 pour réaliser ces scènes.
Médée est créée au théâtre du Marais. Nous n’avons pas de documents sur les scénographies du Marais dans les années 1630.
Mais Médée est au répertoire de l’Hôtel de Bourgogne en 1646-47.
Le Mémoire de Mahelot [18] fait mention des dispositifs scénographiques et accessoires que Corneille avait à disposition à l’Hôtel de Bourgogne.
Il y dispose de la scène tragique utilisée pour la tragi-comédie : elle offre des décors multiples, propose des compartiments laissant voir simultanément les divers lieux de l’action : au centre, un espace vide « place publique », où a lieu par exemple la rencontre de Jason et Pollux [19].
Les différents lieux de la Médée de Corneille correspondent aux lieux-types les plus fréquents dans le Mémoire de Mahelot : la place publique, la maison de Médée, le palais, la prison où Égée est enfermé ; le temple d’où Créüse sort pour retrouver Jason [20] ; la « grotte magique ».
La scène finale a lieu sur le balcon de Médée, soit sur le « petit théâtre » ou « ciel » qui correspond à une seconde scène, située au-dessus du plateau.
Le « vol » du char est rendu possible à une « machine », suspendue à des câbles.
Corneille avait ainsi à sa disposition tous les moyens nécessaires pour que la réalisation du spectacle soit à la hauteur des scènes impressionnantes qu’il avait conçues [21].

L’objectif de Corneille : provoquer un choc

Montrer les morts sur scène et les événements surnaturels, c’est déroger aux préceptes d’Horace et d’Aristote.

Horace
« Il est bien des choses qu’on écartera des yeux pour en confier ensuite le récit à l’éloquence d’un témoin. Que Médée n’égorge pas ses enfants devant le public, que l’abominable Atrée ne fasse pas cuire devant tous des chairs humaines, qu’on ne voie point Procné se changeant en oiseau ou Cadmus en serpent. Tout ce que vous me montrez de cette sorte ne m’inspire qu’incrédulité et révolte « incredulus odi » [22]
Les actes horribles, tels les meurtres d’enfants ou la cuisson cannibale, n’excluent pas forcément les meurtres et suicides plus « ordinaires » tel le suicide de Jason dans la pièce de Corneille. Placer tous les meurtres en coulisses, ce serait outrepasser l’interdiction d’Horace.

Horace invoque deux raisons pour ne pas montrer ces actions :
 elles sont révoltantes : elles choquent la morale et la sensibilité « odi » ;
 le public n’y croit pas « incredulus ».
Le sens de incredulus odi s’explique mieux par celui de nefarius Atreus - nefarius traduit par « abominable ».
Le sens exact de nefarius « qui a commis un acte nefas », soit un acte contraire à la volonté divine, aux lois religieuses, aux lois de la nature. Ainsi, les crimes d’Atrée et de Médée sont monstrueux, aux deux sens du terme : ils sortent de l’ordre naturel, au sens physique du terme (ex. : monstres mythologiques, dragons) ; et, par extension, ils sont d’une laideur morale extrême.

Horace n’interdit pas de faire de ces crimes un sujet de tragédie. Il interdit seulement qu’ils soient montrés sur la scène, sous les yeux du public.

Aristote Poétique, 14
« Produire cet effet [i.e. la pitié] par les moyens du spectacle ne relève guère de l’art : c’est affaire de mise en scène. Ceux qui, par les moyens du spectacle, produisent non l’effrayant, mais seulement le monstrueux, n’ont rien à voir avec la tragédie ; car c’est non pas n’importe quel plaisir qu’il faut demander à la tragédie, mais le plaisir qui lui est propre », soit le plaisir produit par l’art du poète.
Le spectacle produit par la mise en scène n’est pas de l’art, car celui-ci consiste à représenter un « système de faits » et participe de la construction de l’action.
La mise en scène d’un meurtre, par exemple, produit le « monstrueux », et non la pitié ; la distinction entre crainte et pitié se fait dans la réaction face au « monstrueux ».
La crainte et la pitié, produites par l’agencement harmonieux des faits dans le travail de l’artiste, donnent du plaisir car la perception du travail de l’artiste permet une épuration [23] de l’émotion. Pensons par exemple aux peintures représentant des animaux ignobles ou des cadavres, à un beau portait d’une femme laide.
Au contraire, le « monstrueux » induit une réaction violente, de « la frayeur à l’état brut, la frayeur immédiate, trouble physique qui ne laisse place à aucune réflexion » (R. Dupont-Roc/J. Lallot ). Ainsi, la mort de Créüse n’est pas répulsive en soi pour Aristote, elle est acceptable dans un récit, même terrible, comme chez Euripide :
« on ne distinguait plus ses yeux, la forme de son front ni de son beau visage. Du sommet de sa tête tombaient les gouttes de sang mêlé de feu. Les chairs coulaient des os comme de la résine sous les dents invisibles du poison… »
Le travail du style - les métaphores de la résine, des dents… - rend émotionnellement acceptable l’horreur de cette mort.
L’effet est différent si on voit Créüse se débattre sur la scène, même si le feu est « invisible ».

Corneille veut provoquer un choc, empêcher le public de mettre à distance les faits.
Il emprunte par exemple à Euripide l’agonie de Créon :
« Loin de me secourir vous croissez mes tourments,
Le poison à mon corps unit mes vêtements,
Et ma peau qu’avec eux votre pitié m’arrache
Pour suivre votre main de mes os se détache. […]
Ne me déchirez plus, bourreaux officieux,
Fuyez… » (v.1379-85)
Créon s’adresse à ses serviteurs, qui essaient de lui ôter ses vêtements enflammés.
Chez Euripide, c’est parce qu’il s’est pris dans la tunique de Créüse, qu’en voulant se dégager sa chair se détache des os.
La présence des serviteurs donne lieu à un jeu de scène :
« Quoi, vous continuez, canailles infidèles ? […]
Si mes commandements ont trop peu d’efficace,
Ma rage pour le moins me fera faire place… » (v.1389, v.1394-95)
Et il « les chasse à coups d’épée » (didascalie).
Chez Sénèque, dans Hercule sur l’Oeta, Hercule placé dans la même situation est aussi plein de « rage ». C’est cette fureur qui l’amène à tuer son ami Lichas, mais hors scène.

Mise en scène de métamorphoses ou autres événements surnaturels

Métamorphoses et autres éléments surnaturels sont « monstrueux » car ils provoquent une réaction non distanciée. Et aussi, parce qu’il serait impossible de croire à un fait « irrationnel ».
Par exemple, le char magique de Médée est objet de critique à la fois chez Horace et Aristote.
Horace : « Qu’un Dieu n’intervienne pas, à moins qu’il ne se présente un nœud digne d’un pareil libérateur » [24]
Aristote : « le dénouement de l’histoire doit (…) résulter de l’histoire elle-même, et non d’un recours à la machine [25] comme dans Médée » [26]
Dans ce cas, Horace et Aristote invoquent des raisons dramaturgiques ; le dénouement artificiel permet de dénouer l’action, mais ne procède pas de l’enchaînement des faits. L’expression et processus du deus ex machina doit être pris au seul sens figuré.
Mais plus généralement : « il ne doit y avoir rien d’irrationnel dans les faits » ; les événements irrationnels doivent être situés en dehors du drame et faire donc l’objet de récits. Exemple : la narration par Jason de la mort de Pélias, antérieure à l’action [27].
Il y a là chez Aristote et Horace, une forme de radicalité ; mais ils sont théoriciens, pas dramaturges.

Quelle est la pratique des dramaturges quant aux événements surnaturels ?
Il n’y a pas de métamorphose dans Médée, mais d’autres sortilèges :

  • le char tiré par des dragons.
    C’est déjà le cas chez Euripide, visé par Aristote, puis chez Sénèque, chez La Péruse.
    Mais pour Corneille [28], Aristote est trop rigoureux, car Médée est une magicienne, qui a donné la preuve de ses pouvoirs ; donc « ce char volant n’est point hors de la vraisemblance ». De plus, l’apparition du char a été également préparée aussi par une réplique de Médée, chez Sénèque et dans sa propre pièce :
    « Je vous suivrai demain par un chemin nouveau » (v.1291)
  • les effets de la baguette magique (Egée, Theudas) et de la robe empoisonnée. Ils ne sont pas surprenants, puisque les pouvoirs de Médée ont été déjà décrits en exposition par Jason dans le récit de la mort de Pélias]. Ils s’intègrent donc à l’action.

IV – Diversité des émotions tragiques dans Médée

L’horreur

Les adieux du père et de la fille, que Corneille qualifiera plus tard péjorativement de « spectacle de mourants » dans l’Examen de Médée, n’ont « pas l’effet que demande la tragédie », selon Aristote, c’est-à-dire l’émotion inspirée par « l’homme qui n’a pas mérité son malheur » – ce qui est loin d’être le cas pour Créon et Créüse. Le jugement a posteriori de Corneille sur cette scène, où les victimes « importunent plus par leurs cris et par leurs gémissements qu’ils ne font pitié par leur malheur », en dit long sur le type d’émotions qu’il voulait susciter à l’époque des premières représentations de Médée : le sursaut devant l’horrible, le « monstrueux » produit par le spectacle.
Et pour réduire encore la distance entre le spectacle du « monstrueux » et le public, il l’invite ouvertement à la compassion, par l’intermédiaire de la suivante Cléone. Spectateur interne de la scène, elle commente les adieux du père et de la fille :
« A ces embrassements
Qui retiendrait ses pleurs, et ses gémissements ? » (v.1439-40)
La réplique s’adresse au public, spectateur externe qui doit s’associer à la douleur des personnages.
Pourtant l’exhibition du « monstrueux » n’est pas gratuite : elle participe au « système des faits » puisqu’elle rend visible, dans toute son horreur, la vengeance de Médée, et son triomphe absolu sur ses persécuteurs.

Autre scène violente : l’infanticide
Sénèque fait tuer les enfants coram populo - « en secret », « loin des regards » -, La Péruse et autres auteurs de tragédies de Médée aussi.
Deux exceptions : Euripide, mais on entend crier les enfants en coulisses, et Corneille.
Chez Corneille, les cadavres sont visibles : v.1539, Jason : « enlevez ces deux corps » ; mais le meurtre lui-même est situé hors scène. Corneille lui substitue poignard brandi par Médée (v.1569). Le spectacle y est moins « monstrueux » que celui de Médée jetant les corps des enfants aux pieds de Jason dans la pièce de La Péruse :
« Tiens, voilà un des fils […] Tiens, voilà l’autre fils » (Acte V, v.1190, 1197)
Le poignard sanglant produit pourtant un effet de choc, parce qu’il fournit un support visuel pour imaginer la scène.
Un spectacle moins cruel pour autant ?
Corneille reproduit le même dispositif que dans l’intervention de Cléone ; cette fois le spectateur interne est Jason.
Le dispositif emprunté à la pièce de Sénèque où Jason est le témoin impuissant du second meurtre ; lors du premier, Jason n’est pas encore entré en scène. Pour le second enfant, Jason est cette fois présent sur la scène. Médée souligne qu’il va être témoin du meurtre :
derat hoc unum mihi/spectator iste - « il ne me manquait plus que ta présence comme spectateur » (v.992-93)
Ainsi la souffrance de Jason sera poussée à son paroxysme par le spectacle du meurtre.
Chez Corneille, l’effet est moins violent puisque ni Jason ni le public ne sont témoins du meurtre proprement dit. Mais Médée, en montrant le poignard sanglant qui représente indirectement la mort des enfants, capte le regard de Jason – et en même temps celui du public :
« Lève les yeux, perfide, et reconnais ce bras
Qui t’a déjà vengé de ces petits ingrats.
Ce poignard que tu vois vient de chasser leurs âmes
Et noyer dans le sang le reste de nos flammes ». (v.1570-74)

L’horreur est provoquée par la jouissance dans le crime.
François Lecercle [29] met en évidence le caractère particulièrement « monstrueux » de la mise à mort des enfants dans la pièce de Sénèque. Cette monstruosité tient à la jouissance qui envahit Médée en perpétrant le meurtre lui-même, indépendamment de celle causée par la torture morale de Jason.

  • 1er enfant : « Une intense volupté - voluptas magna - me pénètre malgré moi, et voici qu’elle s’accroît » (v. 991-92).
    Médée découvre en elle des instincts sadiques qu’elle ignorait jusque-là.
  • 2nd enfant : « Jouis avec lenteur de ton crime - lento scelere (= mot à mot « de ton crime lent »), ne te hâte pas, ô mon ressentiment - dolor  » (v. 1016)
    Cette fois elle prend son temps, pour profiter pleinement du supplice de Jason, et aussi pour le seul plaisir du meurtre. Plaisir contre nature, donc proprement « monstrueux », et destiné à produire dans le public une réaction d’horreur, causée par ses paroles, mais aussi par le spectacle du « crime lent » ; entre sa première réplique à Jason et le moment où elle poignarde l’enfant , 24 vers sont prononcés par les deux personnages.

Corneille évite au spectateur la vision du « crime lent », mais sa Médée proclame à plusieurs reprises la jouissance qu’elle éprouve à faire le mal.
Elle se félicite que l’enlèvement de Créüse par Égée ait échoué : il n’aurait pas rendu sa rivale assez malheureuse pour satisfaire sa vengeance. En revanche les « invisibles feux » qu’elle destine à Créüse
« Produiront des effets bien plus doux à [sa] haine » (v. 1045)
Quand Égée, qu’elle vient de délivrer, lui conseille de s’enfuir avec lui, elle refuse :
« Ma vengeance n’aurait qu’un succès imparfait,
Je ne me venge pas si je n’en vois l’effet,
Je dois à mon courroux l’heur d’un si doux spectacle » (v.1283-85)
Après avoir appris que sa robe empoisonnée a fait son effet, elle se prépare à immoler « avec joie » ses fils (v.1349).

L’ironie tragique

On a déjà vu que l’horreur visuelle est souvent renforcée par le dialogue.

C’est en particulier le cas de l’ironie de Médée à l’égard de Jason au dénouement – ironie presque aussi sadique que le spectacle qui lui est infligé dans la pièce de Sénèque : ayant entendu Jason traiter ses fils de « petits ingrats » (v.1568), elle lui retourne l’expression :
« reconnais ce bras / Qui t’a déjà vengé de ces petits ingrats. » (v.1567-68)
Elle poursuit :
« Heureux père et mari, ma fuite et leur tombeau
Laisse la place vide à ton hymen nouveau.
Réjouis-t-en, Jason, va posséder Créuse… » (v.1571-73)
[…]
« Va, bienheureux amant, cajoler ta maîtresse,
A cet objet si cher tu dois tous tes discours […]
Va lui, va lui conter tes rares aventures… » (v.1578-82)

D’autres répliques soulignent l’ironie tragique de certaines situations :

  • Humour noir involontaire de Cléone quand elle dit que Créüse « brûle d’envie » d’essayer la robe (v. 1154) : Créuse a exigé qu’on lui remette l’instrument de sa mort.
  • C’est Créon qui donne à Médée le temps de préparer sa vengeance : Corneille lui fait prendre l’initiative de lui donner un jour de délai ; chez Euripide, Sénèque et La Péruse, c’est sur la demande de Médée qu’il le lui accorde. La Médée de Corneille insiste sur cette imprudence fatale :
    « Enfin je n’ai pas mal employé la journée
    Que la bonté du Roi de grâce m’a donnée ». (v.1601-1602)
  • Créon supplicié par ses serviteurs, « bourreaux officieux » qui le torturent en voulant le secourir.

Médée, objet de pitié

Si Corneille cherche tous les moyens de susciter la crainte et de l’exacerber jusqu’à l’horreur, il veut aussi que l’on ait pitié de Médée : il crée un personnage beaucoup plus ambivalent et complexe que les héroïnes de ses prédécesseurs.
Dans les pièces antérieures, après le divorce, il ne reste plus rien de la passion qui avait poussé Médée à quitter son royaume et à perpétrer ses crimes.
Chez Corneille, au début de l’acte II, elle croit que Jason l’aime encore et peut lui revenir, et elle lui « conserve » un « immuable amour » (v. 352-367). Elle le lui avoue même à l’acte III (v. 919-930) :
« Je t’aime encor, Jason, malgré ta lâcheté,
Je ne m’offense plus de ta légèreté,
Je sens à tes regards décroître ma colère… »
C’est seulement quand elle a perdu toute illusion qu’elle décide de punir Jason dans son amour paternel.

Elle aussi aime ses fils, comme l’héroïne d’Euripide et, à un moindre degré, celle de Sénèque, même si cet amour n’est peut-être que l’avatar de sa passion pour Jason, dont ils sont les « petits portraits » (v. 928).
Celle de La Péruse, au contraire, ne manifeste aucune tendresse pour eux. C’est pourquoi Corneille imite Sénèque dans le monologue délibératif desvers 1342-1376, où juste avant le meurtre des enfants, les « cruels élans de l’épouse abandonnée » se trouvent « balancés par l’amour maternel » :
« Mais quoi ! j’ai beau contre eux [les enfants] animer mon audace,
La pitié la combat, et se met en sa place,
Puis cédant tout à coup la place à ma fureur,
J’adore les projets qui me faisaient horreur,
De l’amour aussitôt je tombe à la colère,
Des sentiments de femme aux tendresses de mère. » (v.1357-62).

Corneille veut aussi que le public « excuse [la] vengeance [de Médée], après l’indigne traitement qu’elle a reçu de Créon et de son mari, afin qu’elle inspire « plus de compassion du désespoir où ils l’ont réduite, que de tout ce qu’elle leur fait souffrir » [30].
Pour la faire plaindre, il noircit systématiquement tous ses adversaires.
Quand il s’adresse à elle, Créon se montre aussi ironique et insultant que le personnage de Sénèque.
A partir de quelques vers de Sénèque (v.255-257) faisant allusion aux représailles dont Acaste menace Jason, Corneille construit une intrigue politique dans laquelle Créon négocie avec Acaste une paix déshonorante en échange du bannissement de Médée.
On pourrait donc croire qu’il agit en souverain machiavélique - il sacrifie l’intérêt de l’individu à celui de l’Etat - mais avisé. Imprudent cependant quand il sous-estime les pouvoirs de Médée malgré les avertissements de Pollux [31], il l’est tout autant en politique : en annulant le mariage diplomatique entre sa fille et Égée, il se prive d’un allié puissant qui, une fois délivré par Médée, envisage d’assiéger Corinthe.

L’infidélité de Jason, son ingratitude, s’expliquent dans la tradition par sa situation de paria ; il veut y échapper par un mariage princier qui lui garantira la protection de Créon.
Corneille aggrave son cas : il fait de lui un aventurier cynique, un séducteur volage. Il emprunte par exemple à Ovide et à Apollonios de Rhodes l’allusion à Hypsipile séduite et abandonnée [32]. On doute de la sincérité de ses sentiments pour Créüse. Pour la venger, il va même jusqu’à envisager lui aussi de tuer ses fils, tentation qu’aucun dramaturge n’avait encore osé lui attribuer :
« Indignes rejetons de mes amours passées,
[…] C’est vous petits ingrats, que malgré la nature,
Il me faut immoler dessus leur sépulture… » (v.1558, v.1561-62)
Et non seulement il se lance à la poursuite de Médée, comme dans la pièce de Sénèque, il veut également la faire torturer :
« Préparez seulement des gênes, des bourreaux,
Devenez inventifs en supplices nouveaux » (v.1543-44)

Créüse n’apparaît pas sur la scène dans les autres tragédies. Corneille fait d’elle un personnage à part entière, qui est loin d’être une innocente victime : elle est dure et manipulatrice. Elle éconduit Égée, qui l’aime, avec cruauté et désinvolture. Alors que, dans les autres pièces, c’est Médée qui prend l’initiative de lui offrir la robe empoisonnée, chez Corneille c’est Créüse qui la réclame : elle s’acharne sur l’épouse répudiée, en voulant la dépouiller du dernier vestige de sa grandeur passée, sa robe princière. Et pour l’obtenir, elle la négocie avec Jason contre la grâce de ses enfants. De plus, elle le manipule, en refusant d’abord de lui dire ce qu’elle veut obtenir : il conclut le marché sans se méfier [33] et elle ne lui en révèle la teneur exacte que quand il ne peut plus se dédire [34]. Aime-t-elle vraiment Jason ? Elle lui avoue qu’elle a presque autant « envie » de la robe que de lui… (v. 584)

Pour présenter Médée comme une victime totalement isolée et sans appui, Corneille va jusqu’à transformer le personnage stéréotypé de la confidente, traditionnellement dévouée à l’héroïne et qui lui porte souvent une affection sincère. Nérine, elle, craint Médée : sa solidarité avec elle n’est qu’une façade. Elle « lui prête à regret un silence complice » (v. 718), et va même jusqu’à servir d’intermédiaire à Jason qui n’ose réclamer lui-même la robe. Sa duplicité contribue à faire plaindre Médée : celle à qui elle devrait pouvoir se fier la trahit.

Bref, Médée est entourée de personnages « dont les mœurs [sont] plus mauvaises que bonnes » [35]. Faire de tous ces personnages des médiocres, uniquement motivés par des sentiments bas, fait ressortir par contraste la grandeur de Médée.

Médée objet d’admiration

Descendante du Soleil, elle évoque avec fierté sa grandeur passée. Dépouillée de tout, elle veut redevenir l’ancienne Médée. Elle s’oppose au destin, dans un effort de volonté qu’elle doit beaucoup au stoïcisme de l’héroïne sénéquienne. Corneille reprend toutes les répliques de la pièce latine où cette volonté s’exprime, par exemple quand Nérine lui demande :
« Dans un si grand revers que vous reste-t-il ? »
Médée répond :
« Moi,
Moi dis-je, et c’est assez » (v.316-17)
Elle se coupe volontairement du monde médiocre qui la rejette, pour retrouver sa grandeur et même la surpasser en réalisant un « chef d’œuvre » (v.249) qui outrepassera tous ses exploits criminels antérieurs, un forfait inouï qui va l’exclure de l’humanité, mais par lequel elle s’accomplira totalement.
Dans le premier discours, Corneille cite Médée parmi les personnages qui intéressent par « le caractère brillant et élevé » de leurs mœurs, qu’elles soient vertueuses ou criminelles. C’est le cas de Cléopâtre dans Rodogune, autre héroïne « fière et indomptable » qui ne recule pas devant l’infanticide ; « mais tous ses crimes sont accompagnés d’une grandeur d’âme qui a quelque chose de si haut, qu’en même temps qu’on déteste ses actions, on admire la source dont elles partent ». Autrement dit, les actions de Médée sont inhumaines, mais aussi surhumaines, parce qu’elles révèlent une énergie, une volonté de se dépasser qui est le propre de l’héroïsme, même s’il s’agit d’un héroïsme du mal.

V - Postérité de Médée

Une Médée pour les Français

En 1639, Corneille affirme que le spectacle du crime triomphant est censé plaire au public. Plus tard, il qualifie sa Médée de « vieille et nouvelle tout à la fois » [36], c’est-à-dire différente de celles d’Euripide et de Sénèque, car « offerte aux Français », donc adaptée à leurs goûts. Or le public de cette époque est habitué aux spectacles sanglants de la tragédie irrégulière, notamment les pièces de Hardy.
Médée est décrite, puis montrée, sous l’aspect d’une sorcière penchée sur son chaudron. « Sorcière » est d’ailleurs le terme employé par Jason à la fin de la pièce (v.1563). Ces représentations de magie noire font appel à la crainte de la sorcellerie, alors que l’affaire des possédées de Loudun [37], qui a fasciné l’opinion, vient juste de se terminer (v.1632-34).

Succès de Médée ?

Médée comporte donc tous les ingrédients pour avoir du succès en 1634.
Si l’on en croit Corneille, elle a été bien reçue du public à sa création : au dédicataire anonyme de l’édition de 1639, sans doute fictif et représentant le public de 1635, les actions de la tragédie lui « ont agréé autrefois sur le théâtre ». En 1648, il affirme qu’ « une nombreuse assemblée l’a reçue avec un murmure favorable » (vers à M de Zuylichem).

La pièce aurait donc eu du succès en 1635, mais après ?
Ce doute semble confirmé par le jugement de Voltaire [38] évoque un « succès médiocre ».
En tout cas, le succès critique est beaucoup plus mitigé. Si pour Racan [39], Médée est l’une des quatre tragédies qu’il juge « les plus belles qui soient venues à [sa] connaissance, du temps passé et du présent », la prétendue immoralité de la pièce choque Georges de Scudéry et les autres doctes [40]. Par exemple, dès 1640, La Mesnardière écrit que si le principal personnage est « absolument vicieux », il doit « recevoir un châtiment qui lui donne beaucoup de terreur ». Il donne pour exemple Médée, « où le héros est perfide et l’héroïne meurtrière, non seulement du sang royal, mais de ses propres enfants », sans qu’elle « soit punie d’une cruauté si horrible » [41].

Le goût a évolué : les émotions violentes passent de mode. Le spectacle de l’horreur ne plaît plus.
Corneille en est conscient, ce que prouvent les coupures effectuées dans les éditions postérieures de la pièce. Il abrège le « spectacle de mourants » : les adieux de Créon et Créüse sont raccourcis, ainsi que les lamentations de Jason sur le cadavre de la jeune fille ; la réplique de Cléone apostrophant le public pour l’associer davantage au drame est supprimée.
Ces concessions ne semblent pas suffire à assurer à Médée un franc succès, et surtout un succès durable.
Certes, la pièce est reprise par l’Hôtel de Bourgogne en 1646-47, puis par la Comédie Française en 1677. Mais elle sort du répertoire après la mort de Corneille (1684).
Après 1713 jusqu’à Révolution, une seule tragédie de Médée est répertoriée : celle de Jean-Bernard Clément (1779).
Au XIXe siècle et début du XXe, on citera les pièces d’Ernest Legouvé (1854), Hippolyte Lucas (1885), Catulle Mendès (1903), tragédie en 3 actes jouée en 1898 par S. Bernhardt (Affiche de Mucha).

Malédiction de Médée ?

La préface de Voltaire renseigne sur les raisons pour lesquelles la pièce de Corneille « n’a pu rester au théâtre », au XVIIe siècle et au-delà. Plus généralement, elle explique pourquoi l’intérêt pour le personnage de cette mère infanticide fléchit au XVIIIe siècle.

Voltaire admire Corneille, mais avec des réserves, notamment sur Médée. Il lui reproche entre autres, et surtout, qu’« on ne s’intéresse à aucun personnage. Médée est une méchante femme qui se venge d’un malhonnête homme. La manière dont Corneille a traité ce sujet nous révolte aujourd’hui ».
Cette méchanceté de l’héroïne, qui du point de vue de Corneille était censée plaire en 1639, est précisément ce qui « révolte » en 1764.
Pourquoi ?
« Le parricide qu’elle commet presque de sang-froid sur ses deux enfants […] et l’envie que Jason a de son côté de tuer ces mêmes enfants pour se venger de sa femme, forme un amas de monstres dégoûtants. »
Pourtant en 1694, Médée inspire Longepierre (un émule de Racine), mais au prix d’aménagements qui tendent à atténuer l’horreur de ses crimes : la mort des enfants n’est pas visible. L’accent est porté sur l’amour maternel de Médée - elle sacrifie ses fils surtout pour les soustraire au mauvais sort qui les attend -, qui exprime longuement son déchirement et ses remords. Ce rôle est très valorisant pour les tragédiennes. Tout cela explique que, d’abord accueillie froidement, après sa reprise en 1728, la pièce reste très longtemps au répertoire.

Voltaire ne tolère pas non plus le spectacle de la magie, car il est invraisemblable.
Comme Horace, il n’y croit pas :
« Un homme sensé […] a bien de la peine à supporter Médée traversant les airs dans un char traîné par des dragons ».
De plus,
« une magicienne ne nous paraît pas un sujet propre à la tragédie régulière, ni convenable à un peuple dont le goût s’est perfectionné ».

Le contexte historique a changé : les Français ne sont plus fascinés par la sorcellerie ; la magie n’est plus acceptée dans la tragédie.
Au XVIIe siècle, elle l’était toujours dans les pièces à machines (ex : La Toison d’Or P. Corneille, 1660), et aussi dans l’opéra. La persistance du personnage de Médée sur la scène lyrique s’explique par les mêmes raisons qui l’excluent de la scène tragique : les sortilèges spectaculaires conviennent à l’opéra qui est « le symétrique inversé de la tragédie parlée ».
Cinq opéras de 1675 à 1713, dont :

  • 1693 : « tragédie en musique » de M.-A. Charpentier, livret de Thomas Corneille :
    Scène de la grotte magique : Médée est aidée dans ses sortilèges par une « troupe de démons », puis elle fait apparaître des « monstres » sur lesquels elle essaie le poison.
    Avec cette foule d’êtres surnaturels qui envahit le plateau, on cherche moins à susciter l’horreur que le plaisir de l’œil.
  • Abbé Simon-Joseph Pellegrin (livret) /Joseph-François Salomon (musique).
    La reprise de cet opéra, en 1727, est un indice de son succès.
  • Cherubini, livret de François-Benoît Hoffmann.
    1e version en 1797 en France, 2e en 1802, à Vienne. Pas de char volant dans la scène finale ; à la place, Médée se rend aux enfers où elle est entraînée par les Euménides : elle disparaît dans une trappe qui s’ouvre sous le plateau ; des flammes en sortent et se communiquent au palais et au temple, qui s’écroulent : « tout le théâtre est en feu ». Cette vision de destruction totale consacre le triomphe de Médée, mais sa descente aux enfers signe la condamnation de ses crimes.

Métamorphoses de Médée

Après cette longue éclipse dans le théâtre parlé, aux XXe/XXIe siècles, Médée ressurgit, sur la scène et aussi à l’écran, parfois dans d’autres genres.
Les représentations de la Médée d’Euripide sont les plus fréquentes ; c’est peut-être la pièce de cet auteur la plus jouée et adaptée aujourd’hui.

On s’intéresse essentiellement à Médée en tant que femme persécutée et malheureuse.

  • I Huppert, dans une mise en scène de J. Lassalleau Festival Avignon, en 2000 ; puis au Théâtre de l’Odéon, en 2001 [42]
  • Théâtre du Nord-Ouest, mise en scène de Nathalie Hamel (2017) [ [Exploitation possible de l’affiche du spectacle ]]
  • Max Rouquette traduit et adapte Médée en occitan puis en français (1992). Médée y apparaît comme l’archétype de l’étrangère, dans un campement de bohémiens [43].
  • Dans la production du Théâtre des Amandiers de Nanterre (en 2003, puis en 2009), J.-L. Martinelli situe l’action en Afrique [44].

On a affaire à une réécriture, qui transpose le drame dans le monde contemporain, en même temps qu’elle le délocalise. C’est le cas d’autres réécritures.

  • Médée d’Anouilh, pièce publiée avec les Nouvelles pièces noires en 1946, créée en 1948 à Hambourg, puis à Paris en 1953 au Théâtre de l’Atelier. Médée est déjà présentée dans une roulotte. L’action est concentrée sur la désagrégation du couple. Anouilh donne une importance particulière au personnage de la nourrice qui ancre l’action dans le quotidien [45].
  • Dario Fo, 2006 : Ariane Ascaride en Médée ménagère, dans sa cuisine [46].

Moderniser le mythe permet de lui attribuer une dimension politique contemporaine.

  • Médée Matériau, texte de Heiner Müller publié en 1982 : dans ce quasi monologue de Médée, la Grèce est présentée comme une puissance colonisatrice des « barbares » de Colchide. [47]
  • Christa Wolf, dans le roman Voix (1996). Des personnages racontent les événements dont ils ont été témoins, dans une série de longs monologues. Il s’agit encore de confronter deux mondes ; mais derrière la Colchide, société matriarcale, égalitaire, et Corinthe, société patriarcale vivant dans l’abondance, transparaît l’image de l’Allemagne des années 1945-1989, déchirée entre l’est et l’ouest. [48]

Des réécritures où l’action ne se réduit pas à l’épisode de Corinthe.

  • Dans le film de Pasolini Médée (1969), avec Maria Callas dans le rôle-titre [49], décors et costumes ne sont pas modernisés. L’épisode de Corinthe est moins exploité que les aventures en Colchide, présentée encore comme un pays barbare, opposé à la civilisation grecque. En allant parfois jusqu’à l’horreur, Pasolini met l’accent sur la cruauté du mythe, et sur les pouvoirs surnaturels de Médée [50].
  • Mamma Medea, du belge Tom Lanoye, est écrite d’abord en flamand ; sa version française est mise en scène par Christophe Sermet en 2011 [51] .
  • Dans Médée Kali, pièce de Laurent Gaudé (2008), l’action se situe longtemps après l’infanticide. Médée est revenue dans les ruines de Corinthe ; elle va exhumer ses enfants pour les ensevelir en Inde. Trois figures féminines sont fusionnées dans le personnage principal : Médée, Méduse, et Kali (déesse du temps, de la mort, de la renaissance et de la délivrance). Médée, seule actrice visible, monologue pendant toute la pièce, avec le chœur des enfants morts en voix off [ [Laurent Gaudé parle de Médée Kali sur le site Classiques & Contemporains ; sur le site de Laurent Gaudé : http://www.laurent-gaude.com/laurent-gaude-3/theatre/medee-kali/] ]

Autres transpositions génériques

  • Bande dessinée : 3 albums de Blandine Le Callet (texte) et Nancy Peña (dessins) racontent toute la vie de Médée [52] .
  • Ballet d’A. Prejolcaj, Le songe de Médée, à l’opéra de Paris en 2007 [53].

Retour récent, à la scène ou à l’écran, de la Médée de Corneille.

  • Mise en scène et lectures de Brigitte Jaques-Wajemann, 2006. [54]
  • Des yeux à lire dans mon âme, film de Cornélia Geiser et Bertrand Brouder (2014) : sélection des seules scènes où apparaît Médée, l’unique comédienne y interprétant tous les rôles. Le film a été tourné dans le Paris moderne du quartier de Beaugrenelle, en costumes contemporains.
  • 2013 : Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, mise en scène de Paulo Correia et Gaëlle Boghossian. Inspirée de l’« heroic fantasy », la mise en scène recourt à de nombreux effets numériques, ce qui lui a valu d’être qualifiée de « Médée au multiplex » par un critique [55].

CONCLUSION

Corneille a conçu sa Médée pour satisfaire les attentes d’un public friand de drames horrifiques et d’actions spectaculaires, et obsédé par la sorcellerie. La pièce combine ces trois éléments : Médée est l’archétype de la sorcière ; les effets de sa magie, et en particulier le double meurtre de Créon et de Créüse, sont montrés sur la scène.
Même s’il est censé se produire en coulisses, l’infanticide reste impressionnant, grâce au couteau symbolique qui focalise les regards de Jason comme du public. Et quand le dialogue seul fait référence aux crimes de Médée, c’est en termes assez évocateurs pour mettre en branle l’imagination de l’auditeur.
Mais paradoxalement, Médée reste un personnage que l’on peut plaindre et même admirer, en raison même de la grandeur de ses crimes.

Avec l’émergence du goût classique, l’horreur n’est plus acceptée dans la tragédie, les sortilèges non plus, et la pièce de Corneille connaît une désaffection de trois siècles.
La vogue persistante de la figure mythique de Médée, sous divers avatars, s’explique par la plasticité de ce personnage, qui peut s’adapter à la sensibilité de chaque époque. L’attirance de la nôtre pour le fantastique et les spectacles gore, pour la figure du serial killer qui n’est pas sans rappeler les crimes multiples de Médée, montre qu’à nouveau l’horreur fascine.

Partager

Imprimer cette page (impression du contenu de la page)