ÉLÉA - Quelle différenciation ? Réflexion sur les possibilités de parcours différenciés avec ÉLÉA

, par Cécile LE CHEVALIER

Constat de départ

Actuellement, les écarts entre élèves d’un même niveau, d’un même établissement, d’une même classe, ont tendance à se creuser de plus en plus. En Français, les habiletés en maîtrise et en étude de la langue se retrouvent souvent au cœur de ces écarts, et nous sommes régulièrement confrontés, dans nos classes, à quelques élèves qui, parfois pénalisés par de lourdes lacunes, peinent à construire les notions élémentaires permettant d’accéder à une compréhension de base des énoncés. Établir une différenciation efficace au sein de la classe devient de plus en plus nécessaire.

Dans un article de 1993, Jean Houssaye [1], présentant son concept de « triangle pédagogique », positionne l’enseignement assisté par ordinateur sur l’axe « Apprendre », du côté du Savoir. C’est sur ce même axe « Apprendre » qu’il situe les pédagogies différenciées :

Le triangle pédagogique, d’après Jean Houssaye

La plateforme ÉLÉA, mise en place dans l’Éducation Nationale en 2016, et accessible, pour les établissements qui en font la demande, aux élèves et aux enseignants depuis les Environnements Numériques de Travail, paraît donc à première vue tout indiquée pour mettre en place cette différenciation si nécessaire. En Lettres, il paraît possible et relativement simple de créer et de mettre à la disposition des élèves des parcours, soit d’initiation soit d’entraînement, destinés à leur apporter une meilleure maîtrise de la langue.

Pourtant, en 2017, Franck Amadieu [2] dresse un bilan mitigé de l’apport de ce qu’il appelle les « tuteurs intelligents » : à l’usage, ces derniers, en proposant un diagnostic cognitif « en direct » et en offrant la possibilité d’une remédiation adaptative, apportent une plus-value dans l’apprentissage par rapport aux outils qui ne réagissent pas, mais pas par rapport aux « tuteurs humains ».

La tentation existe, pour les professeurs de Lettres, d’utiliser ÉLÉA comme outil d’entraînement, notamment sur des points d’analyse et de maniement de la langue. ÉLÉA présente des avantages : possibilité de mettre un parcours à disposition à distance, en-dehors des heures de cours ; possibilité d’établir des parcours intégrant des remédiations, et, sur des questions « fermées », de proposer un feedback et une correction quasi-instantanés. En termes d’entraînement et de motivation, cela peut paraître plus porteur que des exercices sur un manuel associés à une correction différée.

Cette approche soulève plusieurs questions :

  • dans quelle mesure un parcours intégrant une remédiation lève-t-il les difficultés pour tous les élèves ?
  • faut-il limiter la « différenciation » à la « remédiation » ?
  • comment aborder la conception du parcours ÉLÉA pour en faire un vecteur de différenciation plus complet ? 

Pour apporter des éléments de réponse à ces interrogations, nous décrivons ici deux expérimentations menées successivement dans le second semestre de l’année 2017-2018.

Première expérimentation : un parcours « différencié » sur les expansions du nom

Du point de vue de la différenciation pédagogique, la plateforme ÉLÉA semble offrir des atouts, avec entre autres la possibilité : 

  • par les quizz, QCM et autres appariements, de tester simplement mais efficacement la connaissance et la compréhension de certaines notions ; 
  • par le feedback donné à l’élève, lorsqu’il est associé à la possibilité d’un ou plusieurs nouveaux essais, de pointer les erreurs et de l’aider à les rectifier ;
  • par la création de parcours différenciés, de « nourrir » tous les élèves, en proposant des rappels et un guidage plus serré aux élèves les plus fragiles, et des approfondissements à ceux qui maîtrisent déjà suffisamment les notions de base.

Dans ce type de fonctionnement, on imagine l’élève seul devant son ordinateur ou sa tablette, à la maison ou dans l’établissement, sur les heures dévolues à des dispositifs comme « devoirs faits ».

Structure du parcours ÉLÉA : comment créer un embranchement ?

Un premier parcours « différencié » est proposé à une classe de 5e, alors que les élèves viennent de découvrir, dans un cours « classique », les notions d’expansion nominale et de complément du nom. Ils semblent avoir bien compris que ce dernier est introduit par une préposition, mais le professeur souhaite vérifier s’ils font la différence entre le Complément Du Nom (CDN) qui complète un nom, le COI qui complète un verbe, et éventuellement les Compléments Circonstanciels (CC) qui complètent une phrase ou une proposition.

En début de parcours, on utilise un module « Test » pour proposer des phrases aux élèves, en leur demandant de repérer les CDN à l’intérieur : 

Un premier biais réside dans le fait que cette évaluation, si l’on veut qu’elle soit « automatique », se fait nécessairement sur le mode du QCM, avec des réponses prédéfinies : elle ne garantit pas que les élèves, placés en totale autonomie face aux phrases, seront capables d’identifier les CDN avec la même efficacité. Mais on peut au moins déterminer s’ils font, dans cet exemple, la différence entre le CCL et les CDN, et s’ils repèrent les deux CDN imbriqués ou un seul d’entre eux.

En passant, nous faisons le constat d’un second problème : l’identification des CDN, et de leurs limites, se fait a priori uniquement mentalement. Il ne peut être question ici de souligner au crayon, de relier le CDN au mot qu’il complète, de gommer. Si l’élève essaie d’effectuer des manipulations, par exemple de déplacer un groupe de mots dans la phrase, cela se fait également mentalement. L’opération est aisée pour un élève déjà au point, plus compliquée pour un élève en difficulté.

Poursuivons cependant l’expérience. Le module « Test », accessible en cliquant sur « ajouter une activité ou une ressource » et en cochant le « mode avancé », présente, par rapport aux appariements et autres jeux du millionnaire, l’avantage de pouvoir fixer une « note de passage » ; ici, elle est de 5/7 : 

ÉLÉA - Fixer la « note de passage »

En fonction de cette note, les élèves vont se voir proposer, soit un parcours d’approfondissement plus complexe, soit une remédiation : 

La séparation en deux branches se fait au niveau des activités qui suivent le test, dans « Restreindre l’accès » : 

ÉLÉA - Première branche
ÉLÉA - Deuxième branche

Les deux branches se réunissent ensuite lors du retour au parcours commun par le biais d’une double condition d’accès : 

ÉLÉA - Retour au parcours commun

Pour le professeur, le parcours apparaîtra toujours de façon linéaire, mais certains élèves n’auront pas accès à l’étape d’approfondissement, tandis que d’autres « sauteront » la partie « remédiation ».

La démarche « pas à pas »

Dans l’étape de remédiation, après un rappel du cours, les élèves passent ici par un exercice de repérage très guidé, dans lequel la démarche est décomposée étape par étape, sous forme de QCM : 

  • identification des groupes introduits par une préposition ;
  • question : ces groupes complètent-ils un nom ? Tests de déplacement ou de suppression ;
  • distinction entre les groupes CDN et ceux qui ne sont pas des CDN.

L’idée directrice est d’attirer l’attention des élèves sur les « points de vigilance », et de les entraîner à systématiquement opérer les vérifications nécessaires.

Le paramétrage des feedbacks

Lors des étapes de test comme de remédiation, il est possible, en paramétrant les feedbacks, d’expliquer pourquoi une réponse est fausse. Cette « correction », qui peut apparaître de façon immédiate (pendant le test) ou différée (à la fin du test), donne à l’élève, s’il la lit, les moyens de ne pas retomber dans le même piège par la suite.

Dans ÉLÉA, le paramétrage des feedbacks se fait, à l’intérieur du module « test », de façon très simple. Il est en effet possible, dans ce module, de paramétrer un commentaire pour chaque réponse envisagée, vraie ou fausse : cela permet d’identifier différents types d’erreurs (par exemple confusion CDN/CC, confusion CDN/COI…), et de les expliquer aux élèves qui les commettent (à l’élève qui a confondu un CDN et un CC, on peut faire remarquer que le CDN est supprimable comme le CC, mais pas déplaçable ; à celui qui a confondu un CDN et un COI, simplement que l’un est supprimable, l’autre non).

Les feedbacks peuvent se faire par écrit, mais aussi par une image, un fichier audio, ou une vidéo.

Dans la pratique, l’apport est évident : l’élève sait immédiatement si sa réponse est juste ou fausse, et a immédiatement accès à une explication sur l’erreur qu’il a commise. De plus, le feedback, appliqué aux réponses justes, permet la valorisation et le renforcement des raisonnements exacts.

Bilan de ce type de parcours

Après avoir testé ce premier mode de fonctionnement avec une classe de 25 élèves, sur tablettes (une tablette par élève), pendant une séance d’une heure, on constate que pour une partie des élèves, la remédiation a permis un progrès : sur les 25 élèves, 15 ont eu besoin de la remédiation ; sur ces 15 élèves, 7 ont terminé le second test avec succès.

Parmi les 8 élèves restants, 4 n’ont tout simplement pas eu le temps de terminer le second test, parce qu’ils allaient lentement ; parmi les 4 derniers, une est restée bloquée sur la démarche « pas à pas », trois sur le rappel du cours qui précédait.

Parmi ces trois élèves bloqués sur le rappel du cours (ici simplement proposé sous forme écrite, sans oralisation ni mise en vidéo), une, arrivée récemment en France, semblait être en difficulté sur la langue et la compréhension du cours ; une autre, présentant des symptômes de Trouble du Déficit de l’Attention, n’arrivait semble-t-il pas à se concentrer suffisamment ; le dernier, lui, paraissait plutôt démotivé. Il est à noter que le passage par une vidéo leur aurait peut-être permis de dépasser, ou de contourner, ces blocages.

Les élèves avaient été laissés libres de choisir leurs places lors de cette séance : les plus en difficulté avaient eu, à la fin, tendance à demander de l’aide à leurs voisins, mais sans grande efficacité car ils s’étaient regroupés entre élèves fragiles.

Effectué à la maison, pas forcément en présence d’un adulte à même d’aider, ce type de parcours peut entraîner une bonne partie des élèves ; mais il paraît peu probable qu’il suffise à lui seul à lever les obstacles pour tous.

Du point de vue de l’enseignant, en classe, ce mode de fonctionnement permet théoriquement d’être un peu plus présent aux côtés des plus en difficulté ; en pratique, il faut également gérer les élèves très rapides, ainsi que les inévitables bugs qui peuvent se produire sur les tablettes ou sur le matériel informatique.

Seconde expérimentation : différencier par le débat cognitif et l’interaction entre les pairs

Le nœud du problème, dans les démarches que l’on met en place avec ÉLÉA, se trouve dans la question : « Qu’entend-on par différenciation ? »

Différencier, c’est d’abord offrir une variété de méthodes, et de modes de réalisation. Avec un parcours de remédiation comme celui que nous venons de décrire, la méthode comme le mode de réalisation se retrouvent très vite figés. Différencier, c’est aussi anticiper les difficultés, et préparer certains élèves en amont, de façon à ce qu’ils puissent surmonter les premiers obstacles et conserver une certaine motivation. Dans un parcours qui se contente de remédier, la motivation des élèves qui auront connu un échec à l’évaluation de départ risque de se trouver, pour certains, considérablement amoindrie. Différencier, c’est enfin, pour les plus fragiles, rendre perceptibles, expliciter les processus métacognitifs. Certes, dans le parcours précédent, c’était un peu ce que l’étape « pas à pas » tentait de faire. Mais dans ce type de parcours, l’intégration de cette « méthode » se fait principalement par une répétition mécanique et imposée, dont on peut se demander si elle constitue la façon de faire la plus efficace pour les élèves.

Le parcours ÉLÉA peut donner à l’enseignant l’illusion qu’il est en train de différencier : il permet une certaine personnalisation, ainsi qu’un suivi plus précis et rigoureux de la progression de chaque élève. Mais il risque de laisser certains élèves de côté et ne suffit, à lui seul, ni à établir, ni à maintenir dans la durée la différenciation nécessaire.

Pour contourner cette difficulté, il est possible, lors d’une utilisation en classe et, avec une plus grande expertise de l’enseignant et des élèves, sur des parcours à la maison, de jouer non plus sur la simple remédiation, mais sur l’interaction entre pairs.

Quelles modifications ? 

Pour ce faire, si l’on utilise des tablettes, peu de modifications sont nécessaires. On peut reprendre un parcours intégrant une étape de remédiation, ou se contenter d’un parcours simple, comportant par exemple un contrôle de l’apprentissage de la leçon, un exercice de repérage, et, pour les plus rapides, un exercice d’approfondissement.

L’idée va alors consister à disposer les élèves en îlots et à introduire, lors de chaque étape importante, une négociation entre pairs. Par exemple, si le premier exercice comporte sept phrases, on peut imaginer que, pour les trois premières, le choix des bonnes réponses devra se faire en commun, tous les membres du groupe devant donner la ou les mêmes réponses à ces questions. Dans la note finale, des points bonus sont réservés au fonctionnement du groupe : 3 points si à chaque fois, tous les membres ont bien indiqué la même réponse, 2 si c’est le cas pour deux réponses seulement, etc.

À la suite de chaque réponse négociée, on peut demander à chaque élève, individuellement, d’expliciter la démarche qui a conduit le groupe à cette réponse. Cela donne, dans ÉLÉA, une « réponse longue », qui doit être relue et corrigée manuellement par le professeur, mais pour les élèves les plus en difficulté, cela fournit l’occasion de redemander des explications à leurs camarades, et d’entrer dans une démarche métacognitive. Par ces interactions « préparées », on les place bien plus en position de réussite qu’en les confrontant d’emblée à un résultat de test négatif. Jouant sur la congruence, les explications des pairs ont des chances de faciliter la compréhension de ce qui avait pu paraître obscur en classe. Enfin, ceux qui, dans ce processus, se retrouvent de façon plus ou moins formelle en position de « tuteur » y trouvent aussi leur compte, puisque cela leur permet de reformuler plus explicitement ce qu’ils avaient parfois compris de façon très intuitive : eux aussi entrent dans une démarche de métacognition.

On obtient alors un parcours davantage centré sur un seul exercice, mais avec une partie effectuée en groupe, dont l’enjeu n’est pas seulement de trouver la bonne solution mais encore, et surtout, d’arriver à formuler la manière dont on l’a découverte ; et une partie en individuel, où l’on peut également demander d’expliciter la démarche, et par laquelle le professeur pourra contrôler la compréhension de chaque membre du groupe.

Quels résultats ?

Testées avec la même classe, puis avec une autre 5e, cette fois-ci sur le repérage des adjectifs qualificatifs, épithètes et attributs, ces nouvelles modalités de travail ont donné de bons résultats dans le sens où plus aucun élève ne s’est retrouvé « à l’écart », seul face à un écran qu’il ne comprenait pas.

Dans ce cas précis, le parcours proposait de nouveau une remédiation : sur les deux classes, 12 élèves (donc trois groupes de 4) y ont eu recours. Sur les 12 élèves, seuls deux ne sont pas arrivés au bout du parcours : ils ont été freinés par leurs grandes difficultés face à l’écrit, mais ont tout de même franchi les étapes de remédiation et ont pu entamer le test final.

Il est intéressant de noter que, dans ce type de fonctionnement, aucun des trois élèves restés précédemment sur la touche n’est demeuré bloqué. La difficulté s’est déplacée d’un problème de réception (compréhension, concentration, attention) à un problème de production d’écrit, les deux élèves en difficulté ici l’étant du fait de leur lenteur à formuler les explications.

Ce fonctionnement « hybride », faisant intervenir des interactions structurées entre pairs dans ce qui apparaît alors comme une « tâche de groupe », paraît donc plus efficace que celui qui consiste à laisser les élèves en autonomie totale face à leurs écrans. Accessoirement, il produit une séance plus entraînante et plus agréable, que ce soit pour les élèves ou pour l’enseignant.

Quels prolongements ?

Plus satisfaisant en classe que la simple réalisation d’un parcours en autonomie, ce mode de travail centré sur les interactions entre pairs peut paraître difficilement transposable dès lors que l’on déplace le travail sur ÉLÉA en-dehors du cours proprement dit. À la maison, alors qu’ils ne se connectent pas nécessairement aux mêmes heures et qu’ils ne travaillent pas forcément dans les mêmes conditions, les élèves d’un même groupe peuvent rencontrer des difficultés à se concerter.

Des interactions à distance entre pairs ont pourtant été testées, notamment en lycée, par le biais de forums incorporés aux ENT ou, pour l’élaboration de réponses ou de textes plus complexes, en passant par des pads permettant l’écriture collaborative. Dans son article « Baccalauréat et numérique : la plate-forme d’échanges collaboratifs », Elsa Copete présente la plateforme d’échanges numériques interactifs « Classroom », proposée par Google ; un forum d’échanges analogue est intégré à certains ENT, par exemple à monlycee.net. Sur ÉLÉA, il existe un module « Forum » dont la vocation est justement de permettre la concertation asynchrone entre étudiants ne se connectant pas nécessairement au même moment.

Naturellement, la mise en place et la gestion de ce forum demandent une plus grande expertise à la fois de l’enseignant et de ses élèves : pour ces derniers, il est probable qu’une période d’apprentissage (et du fonctionnement, et des codes) sera utile, particulièrement au collège. Un temps est nécessaire pour faire entrer l’utilisation de ces outils dans la culture d’une classe ou d’un établissement. Ce mode de fonctionnement paraît néanmoins intéressant et utile, en particulier si l’on fonctionne en classe inversée : dans ce cas, imposer une première série d’échanges via le forum avant la séance en présentiel pourrait contribuer à lever certaines difficultés et permettrait ensuite un travail plus efficace avec l’enseignant.

Sitographie et bibliographie 

Sitographie

Bibliographie

  • pour situer l’enseignement assisté par ordinateur dans la pédagogie : Jean Houssaye, « Le triangle pédagogique ou comment comprendre la situation pédagogique », in La Pédagogie, une encyclopédie pour aujourd’hui, ESF éditeur, 1993.
  • pour démythifier la portée des usages du numérique dans l’enseignement et l’éducation, un état de la recherche clair et complet : Franck Amadieu et André Tricot, Apprendre avec le numérique, Retz, 2014.

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