Du Texte à l’Histoire - Cheminements de l’œuvre vers son contexte Retours d’expériences

, par Cécile LE CHEVALIER

Constat de départ

La recherche met actuellement de plus en plus l’accent sur la nécessité de sortir de la simple analyse du texte pour inscrire l’œuvre dans un contexte de réception, ou plutôt dans des contextes de production et de réception, de nature historique.

En classe, sensibiliser les élèves à ce qu’on appelle encore l’ « histoire littéraire » se heurte à deux écueils : le peu de connaissances historiques, ou même simplement chronologiques, des élèves, et le risque, pour le professeur, de basculer dans le schématisme, en décrivant les genres, périodes, mouvements littéraires comme des entités figées et finies.

Afin de proposer des pistes pour dépasser ces écueils, nous mettrons ici en perspective deux expériences, l’une menée par Mesdames Thomas et Guilbaud, respectivement IA-IPR de Lettres et de Chinois, lors d’un atelier au PNF Lettres 2019, l’autre, à bien plus modeste échelle, menée par l’auteure de ces lignes lors de l’étude d’une fable de La Fontaine en 3e.

Résistances du texte : de la nécessité d’une recontextualisation - expérience menée en atelier au Plan National de Formation

Cette expérience a été menée en atelier lors du PNF Lettres 2019. Cet atelier confronte les participants (inspecteurs, formateurs et professeurs de Lettres) à une « Chanson au ton bref », composée par un certain Cao Cao, écrivain peu connu en Europe mais, nous explique-t-on, célèbre en Chine. Le texte, présenté dans la traduction de Ruhlmann et accompagné uniquement de la date de cette traduction, 1962, apparaît sous la forme de huit quatrains au message relativement énigmatique : 

Chanson au ton bref

Buvons et chantons !
La vie est si brève : 
Comme rosée le matin.
Que de jours, hélas ! ont fui !

Restons fiers dans notre tristesse ;
Les soucis secrets mal s’oublient.
Pour dissiper notre chagrin,
Le seul moyen est le Tou-k’ang.

« Votre collet est bien bleu,
Et mon cœur est bien troublé… »
Vous seul, Seigneur, êtes la cause
De mes soupirs jusqu’à ce jour.

« Entendez-vous bramer les cerfs,
Broutant le cresson dans la plaine ? 
J’ai des visiteurs de haut rang » :
Pincez luths, sonnez cornemuses !

Ah ! Le même éclat que la lune…
Comme elle impossible à prendre !
Le souci vient du fond du cœur,
Et rien ne peut y mettre fin.

Venus par talus et fossés,
Vous m’honorez de votre compagnie.
Séparés, retrouvés, causant à table,
Nous évoquons notre ancienne amitié.

La lune disperse les astres ;
Pie et corbeau volent au sud,
Tournent trois fois autour d’un arbre
Sans trouver de branche où percher.

Les monts ne se croient pas trop hauts ; 
La mer se voudrait plus profonde.
Le duc de Tcheou, qui crachait sa bouchée,
Rallia l’univers à sa loi.

(Cao Cao, traduction par Ruhlmann, in Paul Demiéville, Anthologie de la poésie chinoise classique, Gallimard, 1962)

Les difficultés

Comme on peut le constater, le texte pose problème à plusieurs niveaux. Du moins perturbant au plus perturbant – pour des lecteurs entraînés à ne pas rester bloqués sur un mot ou une expression, mais à tenter de déterminer leur sens d’après le contexte – on peut citer :

  • le vocabulaire : quel est, par exemple, ce fameux « Tou-K’ang » ?
  • certaines expressions, que l’on devine liées à des données culturelles : que signifie « Votre collet est bien bleu » ? Qui est ce « duc de Tcheou » qui « crachait sa bouchée » ? Comment interpréter son geste ? Quelle est la signification de ces « Pie et corbeau » qui « tournent trois fois autour d’un arbre / Sans trouver de branche où percher » ? Comment comprendre « Les monts ne se croient pas trop hauts ; / La mer se voudrait plus profonde » ? 
  • la complexité de la situation d’énonciation, avec un locuteur principal qui semble prendre part à un banquet (« Buvons et chantons »), mais aussi deux séries de paroles rapportées (« Votre collet est bien bleu, / Et mon cœur est bien troublé… », puis « Entendez-vous bramer les cerfs, / Broutant le cresson dans la plaine ? / J’ai des visiteurs de haut rang »), dont on ignore qui les prononce, pourquoi, et quand ;
  • la juxtaposition d’éléments apparemment disparates, sans explicitation des liens qui les unissent : par exemple, quel est le lien entre le contexte général du banquet, les « pie et corbeau [qui] volent au sud », les « monts [qui] ne se croient pas trop hauts » ?

Quelles contextualisations sont nécessaires pour lever ces difficultés ?

Première mise en contexte : explicitation des éléments les plus obscurs

Rapidement, une première mise en contexte intervient : ce poème date en réalité du IIe siècle après Jésus-Christ, une période qui correspondrait à notre antiquité, avec toutes les différences d’esthétique que ce large écart temporel peut engendrer. Les participants étant plus ou moins ignorants de l’histoire chinoise, cela ne leur apporte à peu près aucun éclaircissement.

Il faut proposer une interprétation, dégager un mouvement du poème : pêle-mêle, affleurent les idées d’un banquet, d’un amour déçu, d’une composition en patchwork, de la généralisation au « cosmos » d’une situation singulière… Les participants tâtonnent, dégagent des éléments de sens, mais le texte résiste.

Chemin faisant, les organisatrices confirment une hypothèse au sujet du « Tou-K’ang »  : il s’agit du nom chinois du vin ; le poème relève par conséquent bien du genre de la chanson de banquet ; ce type de chanson était chanté lors des banquets devant une assemblée de compagnons. Interrogées sur le « duc de Tcheou » , elles révèlent qu’il était considéré dans l’antiquité chinoise comme l’image du souverain modèle. Il « crachait sa bouchée » car, dévoué aux affaires de l’État, il ne prenait pas le temps de finir son repas pour répondre aux sollicitations des ministres. C’est donc un symbole du dévouement à la cause publique. La fin du poème, et sa visée, en paraissent-elles plus claires ? Pas du tout.

Deuxième mise en contexte : la question du genre

Interviennent alors, en seconde contextualisation, deux nouveaux poèmes : l’un, plutôt bref et très « général », se rattache au genre du yuefu (poème à chanter) ; l’autre, plus développé et plus ancré dans une situation d’énonciation singulière, à celui du shi (genre noble).

Texte complémentaire 1 : le yuefu
Yuefu anonyme (Jacques Pimpaneau, Anthologie de la littérature chinoise classique, Éditions P. Picquier, 2004)

Quand on naît

Quand on naît, on n’atteindra pas cent ans,

Mais on aura souvent mille années de soucis.

Le jour est bref, les nuits pénibles sont longues,

Pourquoi ne pas se promener une lanterne à la main ? 

Prenons du plaisir quand le moment le permet,

Que pouvons-nous attendre de l’avenir ? 

L’imbécile aime dépenser,

Cela ne lui vaudra que moqueries de la postérité.

L’immortel Wang Ziqiao,

Il est difficile de pouvoir l’égaler.

Texte complémentaire 2 : le shi
Shi de K’ong Jong (153-208), descendant de Confucius, conseiller du dernier empereur des Han (Paul Demiéville, Anthologie de la poésie chinoise classique, Gallimard, 1962)

Poème détaché

J’avais fort loin conduit un voyageur,
Et ne revins qu’au déclin de l’année.
Du seuil, mes yeux cherchaient l’enfant aimé…
Viennent à moi mes femmes éplorées.

Mon fils, j’apprends que plus ne le verrai,
Et du soleil la splendeur s’est voilée !
« C’est au Nord-Ouest, un tombeau solitaire…
Ton long retard, que je l’ai regretté ! »

Troussant ma robe, au tertre j’ai monté,
Pour n’y trouver qu’armoises et fougères.
Aux sombres bords gisent ses os blanchis ;
Ce qui fut chair vole avec les poussières !

Vivant, si jeune, il ignorait son père ;
Mort, à présent, saura-t-il qui je suis ?
Au long des nuits, son âme erre, esseulée,
Au gré des vents, sans havre et sans appui.

Qui n’a pour fin d’assurer sa lignée ?
Toi disparu, mon regret te poursuit.
Je cherche au sol, au ciel, l’âme navrée,
Et de mes pleurs ma tunique est baignée.

Soit ! Par le sort nos jours sont mesurés…
Mais que les tiens, mon fils, ont peu duré !

Le genre auquel se rattache Cao Cao est, théoriquement, celui du yuefu ; cependant, lorsque l’on projette au tableau les versions chinoises des trois poèmes, il apparaît clairement que Cao Cao reprend ici, par le tétrasyllabisme, la composition du shi, et non celle du yuefu.

Les participants prennent un peu de hauteur par rapport au texte et accédent à une nouvelle visée du poème : Cao Cao, par l’hybridation des genres, donne ici au yuefu ses lettres de noblesse. Mais s’agit-il de son principal objectif ?

Troisième mise en contexte : l’identité de l’auteur

En troisième étape de mise en contexte, nous sont livrés quelques éléments historiques supplémentaires : notamment le fait qu’à une époque où la dynastie des Han se trouvait en pleine déliquescence, Cao Cao était ministre de l’empereur. La question se pose de nouveau : quelle est la visée réelle de l’œuvre ?

De façon apparemment un peu anecdotique, on annonce que les deux citations sont tirées du Shijing, le « Canon des poèmes » de Confucius ; le « collet bleu » est le vêtement de l’étudiant, de l’homme de savoir et de compétence ; le brame des « cerfs » renvoie à un hymne traditionnel qui ouvre les banquets de cour.

Si l’on perçoit encore le lyrisme et la volonté de parler d’amour, avec la référence au duc de Tcheou, il s’agit, dans des circonstances politiques troubles où l’empire est sur le point de voler en éclats, d’un amour qui s’adresserait à une entité bien plus vaste et bien plus importante qu’une simple femme : la Chine elle-même !

Les thématiques des poèmes shi engagent vraiment leurs auteurs. Ici, la thématique de Cao Cao correspondrait à la grande œuvre : réunifier l’empire, puisqu’il était divisé. Par amour pour la Chine et l’Empire, il cherche à rassembler des hommes de talent qui viendront se battre à ses côtés. L’éclat de la lune impossible à prendre représente l’idéal de la grande œuvre. Les corbeaux représentent ses ennemis, mais des ennemis que le ministre voudrait rallier à sa cause ; le duc de Tcheou représente le modèle auquel il s’identifie.

Une nouvelle question se pose alors : Cao Cao voulait-il réellement restaurer l’empire des Han, ou prendre le pouvoir ? On perçoit une tentative d’auto-glorification : le duc de Tcheou était loyal ; les images des monts et de la mer, à l’époque, indiquent que celui qui parle n’est pas « trop » ambitieux, donc justifient son ambition en la mettant sous le couvert d’une ambition noble.

Masque de Cao Cao

Cependant, et c’est la dernière étape, Cao Cao est entré dans l’Histoire comme un personnage célèbre, mais controversé. Dans l’opéra de Pékin, le masque de Cao Cao est orné des couleurs rouge et noire, signes d’une personnalité complexe, ambivalente. Son nom est resté dans des expressions comme « Quand on parle de Cao Cao, Cao Cao arrive », équivalent chinois de notre « Quand on parle du loup, on en voit la queue ».

Dans ce poème, Cao Cao se défend des accusations d’ambition et de félonie auxquelles il devait déjà faire face de son vivant. Quelles étaient ses intentions réelles lorsqu’il a tenté de « sauver » l’empire ? Nul ne peut le dire. Quant aux participants, les voici enfin pleinement entrés, après avoir pu profiter de plusieurs paliers de lecture et d’interprétation, dans la signification historique, et la pleine portée, de cette « chanson ».

Bilan intermédiaire

Dans cette séance, les organisatrices avaient volontairement adopté, malgré la disposition en « U » de la salle, un fonctionnement de classe entière mettant les participants dans la situation d’une séance « classique ». Les participants avaient quelques échanges avec leurs voisins ou d’autres membres du groupe à certains moments, mais interagissaient majoritairement avec elles, en les questionnant ou en réagissant aux différents apports qu’elles proposaient.

Pour autant, les participants, dans cette séance, sont pratiquement tout le temps restés en activité, en interrogation, en quête du sens, parce que ce sens n’était pas donné, qu’il fallait réunir les éléments du puzzle et le reconstituer. C’était de leur questionnement que cette reconstitution dépendait.

Du point de vue du sujet de l’expérience, l’enseignement à retirer de cette séance serait que : 

  • le sens peut ne pas être donné, mais cela n’est pas « grave » ; 
  • « je » est le lieu où se construit ce sens ;
  • c’est par le questionnement de chacun, par son action, son enquête que progressera cette construction.

Le fait, de la part des organisatrices, de partir du texte comme énigme à résoudre, de ne dévoiler que progressivement, lorsque nous avions fini d’explorer chaque palier de l’interprétation, les différents pans du paysage global dans lequel l’œuvre s’inscrivait, est le mécanisme qui a permis de nous maintenir en activité, intéressés et attentifs, jusqu’à la fin de la séance.

Bien entendu, tous les textes que nous sommes amenés à étudier en français ne se présenteront pas comme aussi énigmatiques au premier abord. Néanmoins, organiser la progression de l’élève dans la construction du sens, ne pas lui assener des vérités toutes faites mais le confronter aux éléments de connaissance et de réflexion au fur et à mesure qu’ils deviennent nécessaires, paraît être un bon moyen de former les lecteurs actifs et autonomes que nous aspirons à côtoyer.

« Le Loup et le Chien », de Phèdre à La Fontaine : entrer dans le discours du XVIIe siècle en 3e

Menée aux abords des vacances de la Toussaint en 3e, cette expérience partage certains traits avec la précédente, bien qu’elle adopte sur le fond un fonctionnement légèrement différent.

La classe conclut la séquence « Dénoncer les travers de la société » par l’étude de la fable de La Fontaine intitulée « Le Loup et le Chien » (livre I, fable V). Pour rappel, en voici le texte :

Le Loup et le Chien

Un Loup n’avait que les os et la peau,

Tant les chiens faisaient bonne garde.

Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,

Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.

L’attaquer, le mettre en quartiers,

Sire Loup l’eût fait volontiers ;

Mais il fallait livrer bataille,

Et le Mâtin était de taille

À se défendre hardiment.

Le Loup donc l’aborde humblement,

Entre en propos, et lui fait compliment

Sur son embonpoint, qu’il admire.

« Il ne tiendra qu’à vous beau sire,

D’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.

Quittez les bois, vous ferez bien :

Vos pareils y sont misérables,

Cancres, haires, et pauvres diables,

Dont la condition est de mourir de faim.

Car quoi ? rien d’assuré : point de franche lippée :

Tout à la pointe de l’épée.

Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. »

Le Loup reprit : « Que me faudra-t-il faire ?

— Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens

Portants bâtons, et mendiants ;

Flatter ceux du logis, à son Maître complaire :

Moyennant quoi votre salaire

Sera force reliefs de toutes les façons :

Os de poulets, os de pigeons,

Sans parler de mainte caresse. »

Le Loup déjà se forge une félicité

Qui le fait pleurer de tendresse.

Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé.

« Qu’est-ce là ? lui dit-il. — Rien. — Quoi ? rien ? — Peu de chose.
— Mais encor ? — Le collier dont je suis attaché

De ce que vous voyez est peut-être la cause.

— Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas

Où vous voulez ? — Pas toujours ; mais qu’importe ?

— Il importe si bien, que de tous vos repas

Je ne veux en aucune sorte,

Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. »

Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor.

Jean de La Fontaine, Les Fables, Livre I (1668)

Les difficultés

Les obstacles à la compréhension que comporte cette fable ne sont pas les mêmes que ceux du poème de Cao Cao ; en particulier, les élèves n’ont pas le regard « neuf » qu’avaient les participants lors de l’expérience relatée plus haut : 

  • certains connaissent déjà la fable, ou croient la connaître ; ils s’en souviennent plus ou moins bien ; parfois, ils la connaissent pour l’avoir déjà travaillée en classe, parfois, ils y ont eu accès par le récit d’une tierce personne, de courtes vidéos, des reformulations diverses ;
  • la situation d’énonciation est posée de façon plus claire, l’enchaînement des répliques et des actions paraît, au lecteur déjà formé, plus logique ;
  • en revanche, le vocabulaire employé (« dogue », « mâtin », « haires », « lippée »…) pose problème, la syntaxe de certains passages (« Cancres, haires, et pauvres diables, / dont la condition est de mourir de faim » ; « force reliefs de toutes les façons »…) aussi ; 
  • pour finir, le texte comporte de nombreux implicites, en particulier celui de la morale, qui n’est pas formulée clairement mais laissée à l’interprétation du lecteur.

De deux choses l’une : soit l’on aborde le texte dans une lecture analytique classique, et l’on est à peu près sûr de perdre une bonne moitié de la classe ; soit l’on présente les choses un peu autrement pour permettre aux élèves d’entrer dans le texte, d’en percevoir la singularité, et de percevoir aussi les liens qu’il entretient avec l’époque de sa rédaction.

Le choix d’une version de départ

La première approche de ce texte était prévue en pédagogie inversée. Que ce soit à la maison ou en classe, sur ÉLÉA, le professeur ne peut envisager de confronter directement les élèves au texte de La Fontaine : le risque est trop grand qu’ils passent à côté du sens, ou d’éléments qui ont leur importance, et l’on sait qu’il est toujours plus difficile de rattraper des erreurs ou de ré-engager quelqu’un qui a d’abord perçu le texte comme difficile ou inintéressant, que de préparer le trajet pour aborder sereinement ces mêmes difficultés.

Je souhaitais confronter les élèves à la même histoire, la leur remettre en mémoire de façon claire, leur en faire percevoir les éléments principaux, et surtout, leur permettre une première série de réactions subjectives, afin qu’ils commencent à s’approprier la fable et puissent plus facilement parvenir à une lecture objectivée pendant le cours.

En se tournant vers les textes de l’Antiquité, on découvre d’abord cette version d’Ésope, beaucoup trop simplificatrice, et surtout, dotée d’une morale sommaire, bien différente de celle suggérée par La Fontaine : 

Le Loup et le Chien

Un loup voyant un très gros chien attaché par un collier lui demanda : « Qui t’a lié et nourri de la sorte ? — Un chasseur, » répondit le chien. « Ah ! Dieu garde de cela le loup qui m’est cher ! Autant la faim qu’un collier pesant. »

Cette fable montre que dans le malheur on n’a même pas les plaisirs du ventre.

Ésope, Fables, VIIe-VIe siècle av. J.-C.

En revanche, celle de Phèdre, donnée ici dans la traduction de E.M. Panckoucke, paraît plus intéressante : 

Le Loup et le Chien

Je dirai en peu de mots combien la liberté est douce.

Un loup d’une maigreur excessive rencontra un chien gros et replet. Après un salut, ils s’arrêtèrent : « D’où vient, dit le loup, que ton poil est si brillant ? où te nourris-tu, pour avoir un si bel embonpoint ? moi, qui suis bien plus fort, je meurs de faim. 
—  Ce bonheur sera le tien, répondit le Chien avec franchise, si tu peux rendre au maître les mêmes services que moi.
—  Quels sont-ils ?
—  Garder la porte, et la nuit, défendre la maison contre les voleurs.
—  Me voilà tout prêt : car maintenant j’ai à souffrir la neige, la pluie, et je traîne au fond des bois une vie misérable. Qu’il me sera plus facile de vivre à l’abri sous un toit, et de trouver un bon dîner sans me donner de mal !
—  Viens donc avec moi.
Chemin faisant, le loup voit le cou du Chien pelé par l’effet de la chaîne.
— Qu’est cela, ami ?
—  Rien.
—  Dis-le moi, je te prie.
—  Comme on me trouve vif, on m’attache pendant le jour pour que je dorme quand luit le soleil, et que je puisse veiller dès que vient la nuit ; le soir, on m’ôte ma chaîne, et je cours où je veux. On m’apporte du pain, mon maître me donne des os de sa table, les valets me jettent quelques bons morceaux, et me laissent leur soupe dont ils ne se soucient guère. Ainsi, sans travailler, je me remplis le ventre.
—  Mais, dis-moi, si tu veux sortir, le peux-tu ?
—  Pas tout à fait.
—  Jouis donc, mon ami, des douceurs que tu me vantes ; quant à moi, je ne changerais pas ma liberté contre une couronne.

Phèdre, Fables, Ier siècle ap. J.-C.

On y retrouve pratiquement les mêmes étapes que dans la version de La Fontaine : rencontre entre un loup affamé et un chien bien nourri, question du loup et explications du chien, invitation à venir vivre chez son maître avec lui ; découverte du cou pelé, nouvelles explications, gênées ; rejet par le loup de la vie du chien. La morale est annoncée de façon plus explicite que chez La Fontaine. Même si le niveau de langue reste soutenu, les termes employés, la syntaxe utilisée, sont relativement simples. À vrai dire, à l’usage, ce qui posa le plus problème aux élèves dans ce texte fut le terme d’ « embonpoint », ainsi que l’expression « quand luit le soleil ».

D’un palier d’interprétation à l’autre

Le choix de la version étant fait, le cours suivit la progression suivante : 

  • Sur ÉLÉA, en classe inversée, confrontation des élèves au texte de Phèdre, accompagné d’une illustration : en fonction des élèves, il s’agissait d’une image réalisée par Quellier, Rabier, Grandville, Aractingi ou Oudry. Les questions visaient à leur faire exprimer un ressenti, ou à les faire s’engager vis-à-vis des personnages.
  • En classe, confrontation et comparaison des différentes images qui accompagnaient la fable de Phèdre. Ce moment visait une prise de conscience de l’action de l’image sur notre perception du texte ; en même temps, cela permit un retour sur le texte de Phèdre et ses caractéristiques (par exemple, sur le fait que dans cette version, le chien est « gros et replet », ce qui coïncide avec certaines images conçues pour illustrer la fable de La Fontaine, mais pas avec toutes).
  • En classe, à la séance suivante, passage à la version de La Fontaine, et confrontation des deux versions.

L’objectif était, en ayant traité en amont les aspects les plus évidents du récit, de pouvoir se concentrer dans la dernière séance sur l’identification et l’analyse des spécificités du texte de La Fontaine, celle-ci conduisant nécessairement à replacer la fable dans le contexte historique et politique de l’époque de sa rédaction.

Si les proximités entre la fable de Phèdre et celle de La Fontaine sautent aux yeux, plusieurs différences, à la deuxième lecture, apparaissent clairement. En les analysant, pour changer un peu, sous l’angle de la répartition des prises de parole (sans que les élèves surlignent eux-mêmes tous leurs textes, ce qui serait un peu dommage, mais en leur projetant les documents sur le TNI et en le faisant éventuellement avec eux) : 

Phèdre - Le Loup et le Chien
La Fontaine - Le Loup et le Chien
  • Dans le texte de Phèdre, le Loup (en orange) prend la parole en premier, pour questionner le Chien (en jaune) ; celui-ci ne fait que répondre assez simplement à ses questions, et ne prend la parole plus longuement qu’au moment où il lui faut argumenter et justifier la décision de rester aux côtés de son maître, bien qu’il soit attaché. Dans le texte de La Fontaine, les premières paroles du Loup ne sont qu’évoquées par le narrateur : c’est le Chien qui a le beau rôle et qui parle le plus, surtout dans la première partie de l’échange ; il présente d’ailleurs une argumentation élaborée, dans laquelle les loups sont décrits comme de pauvres « haires », alors que dans le texte de Phèdre c’était le loup qui exposait la misère dans laquelle il se trouvait.
  • Dans le texte de Phèdre, le narrateur (en vert) reste extrêmement discret ; partant, le cadre est posé de façon particulièrement laconique : tout au plus savons-nous qu’un Loup « rencontre » un Chien. Dans le texte de La Fontaine, au contraire, le narrateur, très présent, prend le temps de poser un cadre beaucoup plus détaillé.
  • Justement, ce cadre plus détaillé permet à La Fontaine d’évoquer une situation beaucoup plus conflictuelle que dans le texte de Phèdre : dans cette version, si le Loup n’a « que les os et la peau », c’est parce que les chiens font (trop) « bonne garde » ; lorsqu’il aperçoit le Chien, il pense d’abord à le mettre en pièces pour le dévorer (« L’attaquer, le mettre en quartiers / Sire Loup l’eût fait volontiers »), et ne renonce, nouveau changement, que parce que son adversaire est plus fort que lui : « Et le mâtin était de taille / À se défendre hardiment ». Il s’agit, non plus du chien « gros et replet » (en latin, perpastus, « bien repus, gras ») de Phèdre, mais d’ « un Dogue aussi puissant que beau », et l’on peut bien sûr analyser et commenter chaque terme de cette expression.
  • Écrasant par son physique, le « puissant » de La Fontaine l’est aussi par son discours. C’est lui, le grand seigneur, qui s’exprime le plus, et de la façon la plus suivie ; s’il manifeste une certaine bienveillance à l’égard du Loup, puisqu’il l’invite à le rejoindre aux côtés de son maître, il porte également un regard assez condescendant sur la condition de ses « semblables », en les décrivant comme des « Cancres, haires et pauvres diables / Dont la condition est de mourir de faim ».
  • Autre différence avec le texte de Phèdre : dans la fable de La Fontaine, le rôle du Chien auprès de son maître ne se limite pas à chasser les intrus. Il convient aussi de « Flatter ceux du logis, à son maître complaire » ; moyennant quoi, son « salaire » consistera en « force reliefs de toutes les façons », « Sans parler de mainte caresse ». On le voit, le Maître du chien de La Fontaine n’est plus le même que celui de Phèdre. À travers cette version de la fable, se dessine en filigrane la présence du Roi-Soleil, le système de la cour et des courtisans, avec une opposition assez flagrante entre la misère des loups et l’opulence décrite par le Chien.

Mise en œuvre auprès des élèves de 3e, cette confrontation et les réflexions qui en découlèrent produisirent des résultats étonnants. Non seulement ils relevèrent les différences que nous venons d’énumérer, mais ils prirent appui sur elles pour entrer davantage dans le détail du texte, en s’interrogeant par exemple sur le fait que le Chien soit désigné comme un « dogue » et un « mâtin » ou en observant l’effet d’allitérations dans l’évocation du carnage que le Loup serait prêt à faire, puis pour établir des liens avec d’autres textes de la séquence, qu’il s’agisse de l’un des Caractères de La Bruyère ou de Maximes de La Rochefoucauld.

Surtout, je remarquai, au terme de la séance, le regard de cet élève, très vif mais habituellement porté à se contenter d’approches un peu superficielles, à se moquer de tout, et si possible à réduire tout à rien. Si, comme à son habitude, il avait participé abondamment, on sentait à travers son regard que pour une fois, sa participation ne s’était pas limitée à l’énonciation de ce qui, pour lui, constituait une série d’évidences. Il avait été acteur d’une construction, il avait découvert quelque chose, quelque chose s’était ouvert à lui. Pour une fois, on pouvait considérer qu’il ne repartait pas les mains vides.

Conclusion

Quels sont les points communs entre les deux démarches présentées dans cet article ? Si la séance de 3e serait largement perfectible, dans les deux cas, le mécanisme en jeu a été de permettre aux apprenants, par des apports successifs, en ouvrant progressivement le texte à son contexte historique, d’accéder à un niveau de sens que l’on ne pouvait espérer leur faire atteindre du premier coup. Dans les deux cas, le principe fondamental a résidé dans la mise en activité intellectuelle de ces apprenants, soit par la confrontation directe à un texte particulièrement énigmatique, soit par l’énigme de deux textes confrontés. Dans les deux cas, l’apport est venu enrichir la quête du sens, l’apprenant demeurant le lieu où se constitue ce sens, sans qu’on lui assène une vérité, un sens figé, qu’il aurait été dès le départ supposé atteindre. Nous avons ouvert le texte à une interprétation en lien avec la période historique dans laquelle il s’inscrit, mais sous la forme d’un questionnement au sein duquel chacun est libre de trouver sa place et de choisir son chemin.

Mené en classe entière, dans une disposition classique, ce type de séance met la plupart des élèves plus en activité qu’une contextualisation « traditionnelle » dans laquelle des « savoirs » seraient d’emblée plaqués sur le texte, sans qu’ils fassent sens. Le jeu de l’énigme suffit-il à engager tous les élèves ? Sans doute pas. Du moins engage-t-il davantage ceux d’entre eux qui sont en mesure de lire ou d’écouter lire les documents, de se prendre à ce jeu, de formuler des hypothèses, et de réfléchir aux enrichissements proposés.

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