Documents composites : quelle influence de l’image sur l’interprétation du texte ? L’image dans les documents composites - 1

, par Cécile LE CHEVALIER

Constat de départ

Si, dans de nombreuses disciplines, l’image est avec bonheur utilisée en complément du texte, en lettres, sa présence pose régulièrement problème et induit non moins régulièrement les élèves en erreur. Pourquoi ? 

L’image comme illustration

Dans la culture occidentale, l’image placée en regard d’un texte est souvent considérée d’emblée comme illustration, représentation graphique de ce qui est évoqué dans le texte. Lors de leur entrée au collège, c’est souvent à ce type de mise en relation que les élèves ont été formés : face à un document composite, ils cherchent spontanément en quoi l’image illustre le texte, allant même, pour certains, jusqu’à court-circuiter ce dernier et à ne plus s’appuyer que sur cette dernière.

Mais qu’est-ce qu’une illustration ? Emprunté au 14e siècle au latin impérial illustratio (« action d’éclairer, de rendre brillant »), le mot s’emploie d’abord, selon Alain Rey [1], au sens de « lumière resplendissante », et désigne ensuite dans le vocabulaire religieux l’illumination que Dieu répand dans l’esprit. Au 16e siècle, il reprend son sens latin, ainsi que celui d’ « action de rendre illustre », puis, par emprunt à l’anglais, il acquiert au début du 17e siècle le sens d’ « action d’éclairer par des explications, des commentaires, des exemples ». Au 19e siècle, le mot s’utilise à propos de ce qui éclaire en confirmant, et c’est également au 19e siècle, par un nouvel emprunt à l’anglais, que le nom illustration se charge de sa valeur de « figure illustrant un texte imprimé », puis de « technique mise en œuvre pour illustrer un texte », et enfin, de « fait d’illustrer un texte ».

Cette courte analyse de l’histoire du mot nous met en garde contre une interprétation trop plate, presque utilitaire, de la relation entre l’image et le texte à l’intérieur d’un document composite. Loin de se limiter à répéter le texte, l’image est aussi ce qui le « rend illustre », ce qui en fait émerger les aspects les moins évidents, les ressorts les plus cachés. Dans ce sens, l’image ne constituera un bon et véritable guide que dans la mesure où elle s’éloignera de la simple illustration pour revenir à l’illustratio : c’est en s’écartant d’une représentation « technique », terme à terme, qu’elle fera sens et éclairera réellement le texte aux côtés duquel elle apparaît.

En lettres, l’image introduite dans un document composite n’a pas la même fonction que l’image présente dans un document scientifique. Son rôle et son fonctionnement ne peuvent pas rester uniquement didactiques. Ils sont nécessairement rhétoriques, dans le sens où l’image met l’emphase sur certains aspects du texte, mais ce n’est en quelque sorte que le premier degré de sa fonction. Confrontée au texte littéraire, l’image entre avec lui dans une relation dialectique [2], au sein de laquelle la confrontation même est génératrice de sens. Par cette confrontation, l’image accède à un fonctionnement non plus rhétorique, mais poétique [3]. Elle ne vaut plus uniquement par son sens propre, mais trouve une nouvelle force, et une nouvelle valeur, dans la façon dont elle entre en résonance avec le texte. 


Comment sont perçues les images dans de tels documents ? Quelles influences exercent-elles sur notre réception du texte, et sur celle des élèves ? Telles sont les questions qu’il convient de se poser pour mieux comprendre leur fonctionnement et y faire mieux réfléchir.

Que dit la recherche ?

1. Le point de vue des sciences cognitives

Les sciences cognitives tiennent pour acquis que l’être humain possède deux canaux de traitement de l’information différents. Néanmoins, deux analyses coexistent quant à la nature de ces canaux :

  • la première s’attache aux modes de représentation — verbal ou non-verbal — qui découlent de la nature des stimuli (stimuli de type verbal : mots écrits ou prononcés, ou de type non-verbal : images fixes ou animées, sons d’arrière-plan).
  • la seconde s’intéresse aux modalités sensorielles ; le stimulus serait traité de façon différente selon l’organe de perception concerné (oreille / yeux), le sens sollicité (ouïe / vue) et le canal de la mémoire sensorielle utilisé (canal visuel / canal auditif).

Richard E. Mayer [4], dans un texte [5] où il analyse les modalités de traitement des mots et des images dans la mémoire de travail, fait apparaître que les modalités sensorielles de perception et les modalités de représentation s’articulent et se combinent. En modifiant légèrement le schéma qu’il propose pour rendre entièrement compte du trajet de l’information, on obtient le résultat suivant :

Le traitement des mots et des images dans la mémoire de travail d’après R. Mayer

Les mots sont des stimuli perçus par les oreilles ou par les yeux (selon qu’ils sont entendus ou lus) ; les images, des stimuli perçus par les yeux. L’information ainsi perçue est stockée, de quelques centaines de millisecondes à une ou deux secondes, grâce à la mémoire dite sensorielle, puis traitée dans la mémoire dite « de travail » qui est une mémoire à court terme (quelques secondes à quelques heures).

Dans le cas des mots perçus auditivement, celle-ci a recours à un mécanisme de boucle phonologique (phonological-articulatory loop) qui retient les informations entendues – en boucle – le temps de les organiser en modèle verbal ; dans le cas des mots perçus par la vue ou des images, elle utilise un calepin visuospatial (visuospatial sketchpad), qui les conserve le temps de les organiser en modèle pictural. Durant le passage dans la boucle phonologique ou le calepin visuospatial, les éléments perçus par l’ouïe peuvent être convertis en des équivalents visuels, et les éléments perçus par la vue, en équivalents sonores ; ils passent alors de la boucle phonologique au calepin visuospatial, ou inversement : c’est ce qui se produit par exemple lorsque, lisant un texte avec les yeux, nous entendons une « voix intérieure » le prononcer.

Modèle verbal, modèle pictural et connaissances antérieures se combinent ensuite dans la mémoire de travail pour produire une nouvelle connaissance, qui sera finalement stockée dans la mémoire à long terme.

Ce schéma fait clairement ressortir deux problèmes dans la réception du message multimédia :  

  • quand on associe un texte écrit et une image, on sollicite deux canaux du point de vue des modes de représentation, mais un seul selon celui des modalités sensorielles.
  • dans la mémoire de travail, chacun de ces canaux ne peut traiter qu’un nombre limité d’informations en même temps.

D’où une première question : comment réduire la charge cognitive, en particulier pour les élèves les plus en difficultés ?  

Des analyses de Wolfgang Schnotz [6], il ressort que :

  • le document composé d’un texte et d’une image aide l’élève qui a peu de connaissances antérieures : pour lui, la construction d’un modèle mental uniquement à partir du texte est difficile.
  • en revanche, les élèves qui ont de bonnes connaissances de départ n’ont souvent pas besoin de l’image : pour eux, cette dernière, redondante mais inévitablement regardée, entraîne une dispersion de l’attention.

Un bon document multimédia, si l’on s’en tient aux recommandations [7] de Franck Amadieu [8], ne doit pas combiner plus de deux façons simultanées de présenter l’information : au-delà de ce seuil, l’attention se disperse et l’apprenant perd en efficacité [9].

Placer l’image en contiguïté avec le texte, lorsqu’elle vient illustrer ce dernier ou apporter des informations complémentaires, est également recommandé : une étude conduite à l’université de Padoue [10] montre ainsi que, confrontés à la relation d’une expérience scientifique accompagnée d’un schéma de cette expérience, les élèves qui obtiennent les meilleures performances de compréhension sont ceux dont les yeux ont effectué le plus grand nombre de va-et-vient entre le texte et l’image, les mettant étroitement en relation au cours de la lecture. À l’inverse, ceux dont les performances de compréhension sont faibles se contentent de lire le texte, n’établissant que peu de liens avec l’image, et le faisant principalement après la lecture et non pendant.

2. En Lettres

Si ces façons de présenter l’image sont pertinentes dans le cas de documents scientifiques, elles peuvent entraîner des confusions dans les documents composites utilisés en français. Nos élèves sont entraînés, par les autres disciplines, à considérer l’image comme apportant une explication au texte. Tous, nous avons un jour été confrontés à un élève qui, en toute bonne foi, répondait à une question portant sur le texte en s’appuyant exclusivement sur l’image qui se trouvait à proximité.

Mais dans le fond, quelle est, dans l’enseignement des lettres, la nature exacte de la relation entre le texte et l’image ?

Un texte qui resserre le sens ?

Alors qu’il analyse les relations entre le texte et l’image à l’intérieur d’une affiche publicitaire, Roland Barthes [11] présente l’image comme porteuse d’un sens bien plus riche que celui induit par les éléments textuels, et distingue deux grandes fonctions du texte par rapport à l’image : 

  • la fonction d’ancrage, lorsque le texte vient préciser, et réduire, le sens de l’image, celle-ci devenant principalement une illustration de celui-là ;
  • la fonction de relais, lorsque le texte et l’image se relaient pour faire sens.

Dans cette approche, l’image est, du fait du petit nombre et de la pauvreté des éléments textuels, considérée comme « première » par rapport au texte. C’est une démarche rarement adoptée en cours de français, mais ne pourrait-elle pas être intéressante et formatrice ? Face à un document multimédia, il s’agirait alors de faire chercher aux élèves, non plus en quoi l’image correspond au texte, mais ce que le texte apporte de plus à l’image : dans certains cas, cet angle d’attaque pourrait permettre d’entrer plus efficacement, et dans l’analyse, et dans l’interprétation du document.

Texte et image dans le monde de l’enseignement

Pour autant, l’analyse de Roland Barthes soulève une question importante lorsque l’on tente de l’appliquer à une double page de manuel scolaire : quelle place veut-on y faire à l’image ? Encore à notre époque, le texte y occupe souvent une place prépondérante, l’image se trouvant reléguée à sa périphérie, alors même qu’elle a parfois été conçue comme une œuvre à part entière, totalement indépendante de lui. En lettres, l’enseignant qui propose cette double page à ses élèves a souvent imaginé la séance comme centrée sur la compréhension et l’interprétation du texte, mais n’est-ce pas faire violence à l’image, et duper sur la nature du document ? Les élèves ne s’y trompent pas, qui souvent se focalisent sur cette image en premier.

Par le fonctionnement des manuels, nous restons de fait encore prisonniers d’une conception très réductrice de l’image, héritée d’une tradition qui voudrait qu’elle ne soit là que dans un but didactique, pour « illustrer » ce qui est déjà exprimé dans le texte. À l’heure actuelle, cette conception domine dans la plupart des disciplines : l’image illustrative ou explicative est extrêmement présente dans les matières scientifiques ; dans les documents d’histoire et de géographie, le texte, les schémas, les images se relaient, permettant de faire ressortir différents aspects du thème étudié. En langues, l’image est utilisée soit en illustration du texte, soit en complément, pour faire trouver à l’élève le mot ou la phrase souhaités.

En français, le fonctionnement de nos documents est souvent très différent : les images proposées par les manuels en « illustration » des textes n’ont souvent pas été conçues dans ce but, et n’entretiennent parfois avec eux que des relations très distantes, permettant certes d’en faire ressortir certains aspects, mais nécessitant un recul et une interprétation. De l’image « pour comprendre » (fonctionnement didactique), on passe à l’image « pour interpréter » (fonctionnement rhétorique, voire, dans le cas de liens plus distendus ou en allant tout simplement plus loin dans l’interprétation, poétique). Ce n’est plus le texte qui vient resserrer le sens de l’image, mais l’image qui a pour rôle d’ouvrir l’horizon de signification du texte. En termes saussuriens [12], on quitte une conception un peu naïve de l’image comme signifié, pour appréhender l’ensemble du document multimédia comme signifiant. C’est le document dans sa globalité, et non plus seulement l’une ou l’autre de ses parties, qui s’organise et fait signe.

Dans les sujets de DNB des deux dernières années, la relation entre texte et image apparaît extrêmement variable, avec :

  • dans le sujet de juin 2017, un lavis à l’encre de Chine de Jean-Pierre Stora, « Allées piétonnières », qui reprend le thème de la déambulation évoqué dans le texte de Giono, ainsi que ceux de la foule et de l’anonymat, mais sans en constituer une « illustration » à proprement parler ;
  • dans le sujet de juin 2018, un photogramme tiré du film inspiré à Claude Berri par le roman Uranus de Marcel Aymé, mais correspondant à un passage différent de celui présenté dans le texte.

Dans ce dernier cas, au moment de la correction, les professeurs ont pu constater que les élèves avaient souvent, à tort, considéré l’image comme une simple illustration du texte, et tenté d’établir entre elle et l’extrait des liens qui ne pouvaient exister.

Questionnement et modalités de l’enquête

Ces analyses du fonctionnement du document multimédia comme signe « global », non réductible à la somme de ses parties, et de la position à cet égard particulière du français par rapport aux autres matières, soulèvent plusieurs questions. Dans le document multimédia proposé en lettres, la présence d’une image aux côtés d’un texte influence-t-elle la perception de ce dernier ? Si oui, dans quelle mesure ? Et dans quelle mesure le rapprochement de ces deux éléments fait-il émerger le sens « global » dont nous pressentons l’existence ? 

Pour apporter des éléments de réponse, on mène deux expériences, l’une portant sur un texte accompagné d’images conçues pour l’illustrer, l’autre sur un texte accompagné d’images conçues indépendamment de lui.

Dans ces deux expériences, les documents associant texte et image ont été présentés aux éléves par le biais d’ÉLÉA, plateforme de e-éducation mise à disposition des enseignants pour leur permettre de construire et de proposer aux élèves des parcours numériques, en variant la nature des ressources et en jouant sur la « gamification » pour assurer une meilleure motivation. Le rôle de cette plateforme peut ici paraître anecdotique, puisque les documents auraient aussi bien pu être distribués sur papier ; le passage par le numérique simplifie toutefois la mise à disposition et, le cas échéant, la nouvelle répartition des documents en couleurs ; et du point de vue de l’enquête, le recours à ÉLÉA a grandement facilité la collecte des résultats et l’établissement des statistiques.

Expérience n°1 : des images conçues comme illustrations - Questions sur « Le Loup et le Chien » de Phèdre

Dans le cadre de la partie sur « Dénoncer les travers de la société » en 3e, on prépare le travail sur « Le Loup et le Chien » de La Fontaine en confrontant les élèves, par le biais de la plateforme ÉLÉA, à un document composite associant : 

  • la version de la fable proposée par Phèdre (dans la traduction de M. E. Panckoucke de 1864, avec une mise en forme plus claire au niveau des dialogues) : elle propose les mêmes personnages et le même schéma narratif, mais de façon plus simple et plus accessible ;
  • une illustration, sans titre ni nom de l’artiste, choisie parmi les cinq suivantes : 
    • André Quellier, « Le Loup et le Chien », 1925 (d’après une gravure de Jean-Baptiste Oudry)
    • Benjamin Rabier, « Le Loup et le Chien », 1905
    • Jean-Jacques Grandville, « Le Loup et le Chien », 19e siècle
    • Willy Aractingi, « Le Loup et le Chien », 1992
    • Jean-Baptiste Oudry, « Le Chien qui porte à son cou le dîner de son maître » (illustration du 18e siècle, pour une autre fable de La Fontaine).

Les élèves doivent observer le document (qui, sur ÉLÉA, s’ouvre dans un onglet séparé, restant à la disposition des élèves pendant tout le temps de l’épreuve) : lire le texte, regarder l’image, ou l’inverse, et répondre (de façon libre, sans choix imposés) à cinq questions :

  • Le ton du texte est-il joyeux ? triste ? neutre ? Sur quels éléments vous êtes-vous appuyé(e) pour répondre ?
  • Dans ce texte, quel animal préférez-vous ? Pourquoi ?
  • Le Loup et le Chien se comportent-ils en égaux, ou l’un des deux vous paraît-il supérieur à l’autre ? D’où provient cette impression ?
  • Lequel des deux animaux a un problème ? Quels éléments vous permettent de répondre ? 
  • D’après vous, l’image correspond-elle bien au texte ? Pourquoi ? 

Pour limiter autant que possible les influences extérieures, le travail se déroule en salle informatique, en classe entière (un poste par élève). Les groupes, comprenant 5 ou 6 élèves au départ, ont été légèrement déséquilibrés par une circonstance qui a conduit le professeur à affecter certains élèves à un groupe différent de celui initialement prévu : les deux premiers groupes comportent donc dans l’expérience sept élèves, les trois derniers, quatre.

ImagesRéponses
Illustration d’André Quellier : 7 élèves
Avec cette image aux tons un peu mélancoliques, présentant les deux animaux à égalité, sur le même plan : 

• pour 5 élèves, le ton est triste ; 2 seulement le trouvent « neutre » ;
• les élèves préfèrent le loup et le chien à égalité, l’un aimant « les deux » ;
• 4 pensent qu’ils sont égaux, 3 que le chien se sent supérieur ;
• pour 4 d’entre eux, c’est le loup qui a un problème ; pour 2, « les deux », pour 1, le chien ; 
• pour 6 d’entre eux, l’image correspond bien au texte.
« Bande dessinée » de Benjamin Rabier : 7 élèves

L’image est perçue comme illustrative et même explicative, les élèves y font référence dans leurs justifications :

• pour 5, le ton est triste ; pour 2, il est neutre, mais 1 élève vote à la fois pour « triste » et « joyeux » ;
• 5 préfèrent le chien, dont un parce qu’ « il a une bonne tête »
• pour 4 d’entre eux, le chien se sent supérieur au loup, pour 3, ils sont égaux ;
• pour les 7 élèves, c’est le loup qui a un problème ; 1 justifie en écrivant : « et il y a une image qui montre aussi »
• pour 6 élèves sur 6 réponses à la dernière question, l’image correspond bien au texte, et l’un justifie en disant :  « quand le texte parle d’une chose, elle est illustrée sur l’image » .
Illustration de Jean-Jacques Grandville : 4 élèves
Sur cette image, le chien, bien habillé, coiffé d’un chapeau et portant un parapluie, toise avec une certaine hauteur un loup sans vêtements et efflanqué, mais qui n’hésite pas à le questionner de façon critique. Pour les élèves : 

• le ton du texte est « neutre » (2 élèves) ou « triste » (2 aussi) ;
3 élèves préfèrent le loup ; 
pour les 4, le chien se sent supérieur ; 
• pour 2 réponses sur 3 à cette question, c’est le loup qui a un problème, et pour 1, les deux ;
• sur le fait que l’image illustre bien le texte, les avis sont partagés.
Tableau de Willy Aractingi : 4 élèves
Sur cette acrylique aux couleurs vives, la rencontre entre le loup et le chien, perdue au milieu d’un vaste paysage lumineux, devient presque anecdotique. Le chien, en jaune, apparaît plus imposant que le loup, en orange.

Les 4 élèves ont trouvé que le ton du texte était neutre (et pas « triste » comme c’est généralement le cas) ;
3 préfèrent le chien
les 4 pensent que le chien se sent supérieur
les 4 pensent que seul le loup a des problèmes
• 3 élèves ont trouvé que l’image ne correspondait pas, dont 1 parce qu’ « il y a plein de couleurs partout et on dirait que les animaux sont joyeux ».
Illustration de J.-B. Oudry pour « Le Chien qui porte à son cou le dîner de son maître » : 4 élèves
Avec cette gravure du 18e siècle, dans laquelle le loup attaque le chien et apparaît par conséquent comme l’animal dominant :

• 3 élèves identifient le ton comme triste ;
les 4 préfèrent le loup  ;
• les 4 pensent que le chien se sent supérieur au loup (les justifications montrent qu’ils ont dissocié l’image et le texte, et se sont concentrés sur le texte) ; 
• pour 3 d’entre eux, le chien comme le loup ont des problèmes (et pour 1, seul le loup en a) ;
pour 3 d’entre eux, l’image ne correspond pas au texte.

Les résultats de l’enquête font donc ressortir une influence certes réduite — quand les élèves trouvent que l’image ne correspond pas au texte, ils s’en détournent pour se concentrer exclusivement sur ce dernier ; en 3e, ils ont également, en majorité, le réflexe de justifier leurs réponses par des références au texte plutôt qu’à l’image —, mais clairement perceptible dans les choix personnels, où la compréhension à proprement parler ne rentre pas en jeu.

Les couleurs, la situation des animaux l’un par rapport à l’autre, leur attitude, influencent les choix des élèves. Plus ou moins consciemment, leur sympathie ira soit à l’animal dominant (« illustrations » de Willy Aractingi et de Benjamin Oudry), soit à celui qui semble avoir l’attitude la plus équilibrée (illustrations de Benjamin Rabier et de Grandville). En fonction de l’image, l’élève valorisera plus ou moins certains aspects du texte : s’il n’y a pas eu, dans cette expérimentation, d’élève qui aurait répondu uniquement en fonction de l’image, plusieurs semblent s’être servis de l’image pour confirmer et mettre en valeur ce qu’ils avaient compris du texte. Ils ont donc utilisé, entre autres, sa fonction rhétorique .

Expérience n°2 : des œuvres conçues indépendamment du texte, mais utilisées pour l’illustrer - Questions sur « Un lâche » de Maupassant

Dans l’expérience précédente, les images étaient, pour quatre d’entre elles, conçues pour illustrer la fable de La Fontaine. Qu’en est-il de l’influence des images lorsque les œuvres ont été réalisées de façon totalement indépendante du texte ? 

Pour évaluer cette influence, le professeur confronte une seconde classe, de 4e cette fois-ci, à une expérience analogue. Dans le cadre de la séquence sur la nouvelle réaliste, les élèves se voient proposer, toujours par le biais d’ÉLÉA, un document comportant : 

  • un extrait de la nouvelle « Un lâche » de Maupassant (de « Quand le vicomte fut rentré chez lui » à « puis commença à se dévêtir pour se coucher » — le passage correspondant au moment où, de retour chez lui après l’échange de cartes en vue du duel, le vicomte de Signoles ressasse les événements de la journée tout en commençant à s’inquiéter)
  • une image choisie parmi trois tableaux ou gravures de l’époque :
    • Le Désespéré de Courbet (1845)
    • Chez le Père Lathuille, en plein air, de Manet (1879)
    • Le Code de l’Honneur : un duel au bois de Boulogne, près de Paris, par G. Durand (1874) ;
  • un titre destiné à renforcer l’influence de l’image : « Un lâche », « Une rencontre qui a mal tourné », « Un duel ».

Les images sont accompagnées de leur titre, du nom de l’artiste et de l’année de réalisation : le fait qu’elles n’ont pas été conçues comme de pures illustrations est donc rendu clairement apparent.

Le document avec le tableau de Manet

Dans le texte de Maupassant, on s’en souvient, le personnage principal a pris la défense de l’une de ses amies, qu’un individu dévisageait avec impudence. Il a giflé cet homme, ils ont échangé leurs cartes, et ils doivent s’affronter en duel, au pistolet ou à l’épée, le lendemain.

Les élèves devaient observer le document, regarder l’image, lire le texte, puis répondre à cinq questions : 

  • Dans quel état se trouve Signoles ? (réponse libre)
  • Quel problème se pose à lui ? Causé par qui ? (réponse libre)
  • Que sait-on de l’adversaire ? (réponse libre)
  • Quelles solutions Signoles imagine-t-il ? (QCM avec cinq options : se battre à l’épée, se battre au pistolet, avoir l’air très sûr de lui pour que son adversaire ait peur et renonce au duel, se blesser volontairement pour échapper au duel, se suicider)
  • Que ressent Signoles vis-à-vis de son adversaire ? (réponse libre)

Sur la page d’accueil du « parcours », était disposée, en décoration, l’image d’un pistolet. Nous verrons que ce détail a pu avoir son importance.

De nouveau, les élèves se trouvaient en salle informatique, chacun à un poste, en classe entière. De nouveau, les réponses font ressortir une influence légère mais persistante de la présence de l’image, qui semble « polariser » l’interprétation du texte, donnant plus ou moins d’importance à certains éléments :

ImagesRéponses
Le Désespéré de Courbet (1845) - Titre : « Un lâche » - 9 élèves :

• les élèves trouvent Signoles « agité » (3 élèves), « stressé / angoissé / se sentant mal » (3 élèves), « affolé / désespéré » (2 élèves).
• pour 4 d’entre eux, le problème est un duel causé par un homme qui regarde effrontément ses amies
• de l’adversaire, on connaît essentiellement le nom (6 élèves) et l’adresse (5 élèves)
• les solutions imaginées par Signoles sont de « se battre au pistolet » (8 élèves) ou d’  « avoir l’air très sûr de lui pour que son adversaire ait peur et renonce au duel » (7 élèves) ; est-ce dû à l’influence du pistolet sur la page d’accueil ? seuls 6 élèves envisagent le duel à l’épée.
• que ressent Signoles vis-à-vis de l’adversaire ? « Il veut lui faire peur » (2 élèves), il « se pose des questions sur lui » (2 élèves) ou « il s’inquiète pour le duel / il a peur » (3 élèves).
Chez le Père Lathuille, en plein air , de Manet (1879) - Titre : « Une rencontre qui a mal tourné » - 9 élèves :

• les élèves comprennent mal la première question, et répondent que Signoles est « charmeur / aime plaire aux dames » (4 élèves), est « énervé » (5 élèves), « protecteur » (3 élèves) ou même « jaloux » (1 élève) ; ils insistent sur le fait qu’il est « beau, riche et célibataire » (c’était précisé dans l’introduction – 5 élèves).
• le duel est causé par un homme qui regarde effrontément ses amies / par « une femme agressée » / il a voulu « défendre une femme » : en tout, 5 élèves ;
• de l’adversaire, on connaît le nom (8 élèves) et l’adresse (7 élèves), mais on sait aussi que c’est une « brute », un « effronté », un « insolent » (3 élèves) et « un homme qui dévisage une femme » (3 élèves)
• les solutions qu’il imagine sont le duel au pistolet, le duel à l’épée, ou le fait d’ « avoir l’air très sûr de lui pour que son adversaire ait peur et renonce au duel » ;
• dans ce que ressent Signoles vis-à-vis de son adversaire, revient le fait qu’il se pose des questions sur celui-ci (4 élèves) et qu’il est indigné par la brute (7 élèves).
Le Code de l’Honneur : un duel au bois de Boulogne, près de Paris , par G. Durand (1874) - Titre : « Un duel » - 6 élèves :

• Signoles est « gentil et gentleman » (1 élève), « agité » ou « préoccupé » (3 élèves) ; pour 1 élève, il « veut se montrer et s’imposer ».
• pour 3 élèves, le duel est causé par un homme qui regarde effrontément ses amies ; pour 1 élève, la question se pose de quelle arme choisir : l’épée ou le pistolet ?
• de l’adversaire, on connaît le nom (5 élèves) et l’adresse (3 élèves) ;
• la solution imaginée par Signoles est de se battre à l’épée pour 5 élèves (3 votent aussi pour le duel au pistolet, 3 pour essayer d’intimider l’adversaire) ;
• en pensant à son adversaire, Signoles « se pose des questions » (2 élèves), « se sent mal / nerveux » (2 élèves), a peur (1 élève), et ressent de la « haine » (1 élève) vis-à-vis de la « brute » (2 élèves).

On le voit, les réactions face au document proposant le tableau de Manet en « illustration » sont particulièrement intéressantes, notamment du point de vue de ce que nous avons appelé plus haut le sens « global », puisque les éléments de séduction quelque peu envahissante rejaillissent aussi bien sur Signoles (« charmeur », « jaloux », « beau, riche et célibataire ») que sur son adversaire (une « brute » qui a « agressé » une femme) — cela alors même que dans l’extrait, Signoles, qui rumine les événements seul dans sa chambre, ne se trouve plus à proprement parler dans une optique de séduction, tandis que son adversaire, lui, a disparu du récit. De même, face au document qui fait intervenir le tableau de Courbet, le ressenti des élèves s’organise autour de l’idée de peur, que ce soit celle éprouvée par le personnage ou celle qu’il cherche à imposer. L’image crée un climat, une atmosphère, dans laquelle l’histoire va venir s’inscrire et son interprétation, prendre place. Elle fonctionne dans ces exemples de façon rhétorique, en ciblant à chaque fois un aspect précis du texte, mais aussi, et principalement, de façon poétique, en entrant en résonance, de façon globale, avec tous les éléments du texte qui s’y prêtent.

Conclusions provisoires

Que nous apprennent ces expériences ?

Tout d’abord, que la présence d’une image aux côtés du texte oriente bel et bien sa perception et son interprétation : nous devons en être conscients au moment où nous composons nos documents. Les élèves les plus en difficultés face à l’écrit seront les plus sensibles, et parfois les plus vulnérables, à la présence de cette image.

Pour autant, il est rassurant de constater que la présence de l’image, si elle « polarise » l’interprétation, ne suffit pas à fausser entièrement celle-ci. En 4e comme en 3e, les élèves font l’effort de lire le texte. Si l’image leur paraît en contradiction avec ce dernier, ils ne la prennent pas en compte pour répondre. Dans la seconde expérience, il n’a pas été possible, même en associant au texte le tableau « Le Désespéré » de Courbet, de faire envisager aux élèves l’idée que Signoles finisse par se suicider ou par se blesser volontairement pour échapper au duel.

Plutôt qu’infléchir le sens du texte, l’image semble créer un contexte dans lequel vient s’inscrire, et prendre sens, le texte. Dans ce rôle, en renouvelant le questionnement, elle constitue plus un vecteur d’enrichissement qu’une source d’erreurs. En lettres, le travail à mener demeure donc davantage de sensibiliser les élèves aux variations d’éclairage que différentes images apportent au même texte, et aux variations d’interprétation que cela implique, que de dissocier radicalement le travail sur l’image de celui sur le texte.

Nous proposerons dans un article suivant des pistes de modalités selon lesquelles ce travail de sensibilisation peut être mené.

Sitographie et bibliographie

1. Sitographie

  • la vidéo de l’intervention de Franck Amadieu sur le site du CNESCO, dans la conférence de consensus sur la différenciation pédagogique (descendre en bas de la page pour trouver le diaporama de son intervention) ;
  • l’essentiel de ses idées est repris dans les Notes d’Experts de cette même conférence.
  • le site officiel de Willy Aractingi, proposant des reproductions de la plupart de ses œuvres.

2. Bibliographie

Se reporter à la bibliographie établie par Franck Amadieu dans « Notes d’experts » (voir ci-dessus).

  • Sur le rôle de l’image par rapport au texte et réciproquement, en lettres :  
    • Roland Barthes, « Rhétorique de l’image », in Communications n°4, 1964 ; repris dans L’Obvie et l’Obtus, 1982.
  • Sur le fonctionnement du signe et du message, en linguistique :
    • Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Bibliothèque scientifique Payot, 1972.
    • Roman Jakobson, « Closing statements : Linguistics and Poetics », Style in langage, T.A. Sebeok, New-York, 1960 ; traduit par Nicolas Ruwet dans « Linguistique et poétique », Essais de linguistique générale, Éditions de Minuit, Paris, 1963.
  • Sur la théorie de la réception, dans le domaine littéraire :
    • Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, traduit de l’allemand par Claude Maillard, Gallimard, 1978.
    • Hans Robert Jauss, Pour une herméneutique littéraire (Ästhetische Erfahrung und literarische Hermeneutik), traduit de l’allemand par Maurice Jacob, Gallimard, 1988.

Notes

[1Alain Rey et al., Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1992.

[2Rapport dialectique : tout rapport reposant sur le principe de tension-opposition entre deux termes, deux situations, et dépassement de cette opposition (TLFi, « dialectique », B.3).

[3Poétique : le terme est ici à prendre au sens étymologique, en remontant à l’adjectif grec ποιητικός, « qui a la vertu de créer, de produire », du verbe ποιεîν, « faire, créer, produire » (dictionnaire Bailly en ligne, version Tabularium). Pour une distinction plus poussée entre fonctionnement rhétorique et fonctionnement poétique, voir H.R. Jauss, Pour une herméneutique littéraire, « Tel » Gallimard, 1988.

[4Richard E. Mayer est professeur de psychologie à l’université de Californie. Ses recherches portent sur les applications des sciences de l’apprentissage dans le domaine de l’éducation : apprentissage multimédia, apprentissage assisté par ordinateur, et apprentissage par jeux sur ordinateurs. Il recherche plus particulièrement comment aider les gens à apprendre de façon à ce qu’ils puissent transférer ce qu’ils ont appris à d’autres situations.

[5Richard E. Mayer, chapitre « Cognitive Theory of Multimedia Learning » du Cambridge Handbook of Multimedia Learning (pp. 43–71), Cambridge University Press, New York.

[6Wolfgang Schnotz, chapitre « Integrated Model of Text and Picture Comprehension » du Cambridge Handbook of Multimedia Learning (pp. 72–103), 2005, Cambridge University Press, New York.

[7Sur le site du CNESCO, dans la partie « Articulation des différents moments dans la classe » de la conférence de consensus de mars 2017 sur la différenciation pédagogique (aller en bas de la page pour trouver le diaporama de l’intervention de Franck Amadieu).

[8Franck Amadieu est enseignant chercheur au département « Psychologie cognitive et Ergonomie » - Université de Toulouse 2. Au sein du laboratoire CLLE-LTC, il participe au groupe de recherche « Learning, Metacognition and Motivations ». Ses thèmes de recherche sont plus spécifiquement : concept mapping, apprentissage avec technologies (hypertextes, animations, tablettes tactiles…), TICE, lecture à l’écran.

[9Voir l’expérience relatée par Tzu-Chien Liu dans son article « Split-attention and redundancy effects on mobile learning in physical environments », Computers & Education, 58(1), 172–180 (2012).

[11Roland Barthes, « Rhétorique de l’image », in Communications n°4, 1964 ; repris dans L’Obvie et l’Obtus, 1982.

[12Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Bibliothèque scientifique Payot, 1972.

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