Etablir l’édition commentée d’un récit contemporain : Les Onze, de Pierre Michon

, par BACH Ariane, Lycée Jean-Jacques Rousseau, Sarcelles

« Je fais advenir historiquement quelque chose qui n’est pas advenu », explique Pierre Michon : ce « quelque chose » est un tableau représentant les onze commissaires du Comité de salut public de la Grande Terreur.

À partir de la lecture d’une œuvre contemporaine problématique et complexe, Les Onze, il s’agit de mettre en place un dispositif de lecture innovant, déplaçant le processus de mise au jour du sens. L’idée est de solliciter l’appareillage critique du texte, pour faire émerger des clés de lecture au fur et à mesure du travail. En effet les élèves connaissent bien les éditions commentées, puisqu’ils les fréquentent assidument au cours de leur scolarité. On leur demande ici d’en produire une à leur tour. Les TICE sont largement utilisés dans ce projet, afin de faciliter une approche collaborative du travail sur le texte en classe. Ce projet prend place dans le cadre de l’enseignement d’exploration, et fait l’objet de trois interventions d’un critique littéraire (classe à PAC).
Le choix de l’oeuvre est déterminant dans ce projet : Les Onze met en effet en scène une période historique tourmentée, que le professeur d’histoire peut éclairer dans le cadre bidisciplinaire de l’enseignement d’exploration Littérature et Société ; l’Histoire des Arts, dont l’enseignement a été formalisé cette année par les Instructions officielles, constitue un axe important de la recherche, puisque l’intrigue tourne autour de l’exégèse d’un tableau mettant en scène une représentation solennelle du pouvoir à travers « les onze » du Comité de Salut public ; enfin, une problématique littéraire et très contemporaine émerge de cette réflexion, puisque le tableau est en fait imaginaire, et que c’est une représentation fantasmée de l’Histoire, que l’auteur joue à mettre en scène.
Plusieurs axes de travail convergent donc et rendent ce travail pertinent dans le cadre de l’enseignement Littérature et société  : Histoire, Histoire des arts, littérature contemporaine, utilisation des TICE, intervention d’un partenaire extérieur, information sur les métiers littéraires.

Le travail d’édition critique sous sa forme numérique va tenter de déjouer les pièges tendus par Michon à son lecteur. Il s’agit donc bien d’un accompagnement à la lecture.

1 – Apporter aux élèves les prérequis nécessaires

La première phase de la démarche consiste à apporter aux élèves l’ensemble des éléments dont ils devront disposer pour appréhender le texte en étant le moins démunis possible.

Les enseignants les sensibilisent donc en début d’année à différentes problématiques :

Première problématique abordée : la description littéraire d’une œuvre d’art, de l’ekphrasis, qui se veut redoublement de l’objet réel (Bouclier d’Achille, L’Iliade, XVIII, Homère), à la critique d’art, à travers les Salons de Diderot qui intègrent la présence d’une subjectivité assumée. C’est l’occasion d’opérer un décloisonnement disciplinaire en associant de façon problématisée l’Histoire des arts à la littérature. C’est aussi un premier jalon posé pour la lecture des Onze, description protéiforme et libre qu’un guide donne du prétendu tableau historique. On met en évidence que la description est déjà une lecture, c’est-à-dire un interprétation du texte.

Autre problématique littéraire à aborder en amont de la lecture des Onze : la question de la retranscription d’une vie d’artiste, notamment de peintre. Le corpus est constitué de Vies des plus grands peintres, sculpteurs, architectes, Vasari, 1560-1570 (Sur Léonard de Vinci) ; L’Oeuvre et la vie d’Eugène Delacroix, Baudelaire, 1863 ; Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, Mathias Enard, 2010, ce dernier texte récent mettant en scène un épisode de la vie de Michel-Ange. La progression chronologique des textes permettra de mettre au jour une évolution, où le désir d’objectivité impartiale se mue progressivement en influence réciproque du peintre et de l’artiste l’un sur l’autre, jusqu’à la démarche nouvelle qui consiste à mêler renseignements historiquement attestés et vision fantasmée, personnelle de l’artiste. On notera à cette occasion que Mathias Énard revendique l’influence de Pierre Michon sur son écriture. Cela permettra de préparer la lecture des Onze comme biographie, puisque Pierre Michon y fait le récit de la vie de François-Élie Corentin, peintre imaginaire de la période historique révolutionnaire.

Au point de vue de l’Histoire des Arts, on fait faire aux élèves des recherches sur la peinture néoclassique.

Le professeur d’Histoire fait un point historique sur la période révolutionnaire, et notamment sur la Terreur, à travers un cours magistral et des recherches d’élèves.

2 – Entrer dans le texte

L’entrée dans le texte de Pierre Michon s’est faite par deux biais, sur l’idée du critique littéraire associé au projet, Hugo Pradelle (La Quinzaine littéraire)
Tout d’abord par l’écriture créative, qui prenait pour support des peintures d’Histoire au Louvre (Galerie Medicis, Rubens) et des photographies d’événements historiques (assassinat de Kennedy). La contrainte était de décrire l’événement, tout en incluant un point de vue subjectif, et en développant l’impact de l’oeuvre sur la vie de l’artiste (le peintre, le photographe).
La deuxième entrée a consisté à demander une lecture intégrale aux élèves, qui, malgré le travail préparatoire, les a fortement décontenancés. Nous avons commencé par mettre au jour avec les élèves un certain nombre de thématiques, images récurrentes, citations frappantes, qu’ils ont ordonnés lors d’une séance de mise en commun des impressions de première lecture. Un logiciel de carte heuristique nous a été d’un précieux secours.

Une fois ces grands axes mis en évidence, le critique littéraire Hugo Pradelle a redistribué la tâche en demandant des élèves une lecture plus exigeante, mais partielle et morcelée cette fois-ci. En effet, chaque élève n’avait qu’un chapitre à lire sur les huit que comporte l’oeuvre. La mise en commun a permis de constituer collectivement un résumé qui a permis de prendre conscience de la structure très architecturée du texte, ainsi que des problématiques entrant en résonance avec tout le travail préparatoire effectué lors de la première phase.

3 – Établir l’édition critique

C’est alors qu’a pu s’amorcer la troisième phase du travail, c’est-à-dire l’édition critique à proprement parler. À ce moment, les élèves sont sensibilisés à la démarche éditoriale qui consiste à établir un texte avec rigueur, dans la perspective d’une réception par d’autres personnes. La maison d’édition n’ayant pas délivré d’autorisation, cette entreprise a dû rester partielle, et privée.

Le copiage du texte. Pour fastidieuse que semble a priori ce travail, il n’en a pas moins été très utile auprès des élèves. Ils ont dû prendre conscience de certaines conventions typographiques, et ont facilement admis qu’une grande rigueur était de mise dans cette entreprise. La vérification du texte a été l’occasion d’un travail autonome des élèves qui se sont entraidés sans solliciter l’intervention du professeur.

L’appareillage du texte. Plusieurs questions se sont posées, et en tout premier lieu, quel outil solliciter, pour quel type d’annotation. Dans un premier temps, nous avons opté pour un outil d’écriture collaborative (type GoogleDoc) permettant l’intégration de notes de marge avec fil de discussion. L’outil permettait de faciliter l’échange entre tous les participants, et de conserver une trace de l’évolution du travail.

D’autres possibilités consistaient à faire des éléments annotés des hyperliens renvoyant à une page consacrée aux notes ; ou encore faire des notes d’arrière-plan sous forme de fenêtres surgissantes ; ou enfin on pouvait s’en tenir aux plus classiques notes de bas de page. C’est cette dernière solution qui a été privilégiée, dans la mesure où les logiciels de traitement de texte rendent la démarche d’annotation déjà familière, et où en outre, le support final devant être un livre virtuel, l’apparence du système d’annotation pouvait rester proche de l’objet livre traditionnel.

Ce travail de fourmi a été réalisé avec plaisir par les élèves, et il a permis d’interroger la notion d’annotation critique, ses enjeux, ses avantages et ses limites. Au fur et à mesure de la réalisation, nous avons construit avec les élèves une typologie du paratexte critique mis en œuvre dans le projet.

  • Définition du vocabulaire.
    Du point de vue méthodologique, les élèves ont appris à se diriger vers des dictionnaires attestés, à citer leur source, à choisir dans des articles parfois fort riches la définition pertinente dans le contexte textuel. Du point de vue stylistique, les élèves ont rapidement pris conscience du goût de Pierre Michon pour un vocabulaire désuet et rare, ainsi que pour la répétition lexicale.
  • Références historique de certains événements.
    Cet aspect a été supervisé par le professeur d’Histoire. La nécessaire concision qu’implique le travail d’annotation n’a pas été sans poser de problème, tant les enjeux historiques ne peuvent, souvent, se résumer en deux lignes.
  • Illustration.
    Une des problématiques à l’oeuvre dans le livre de Pierre Michon concerne la représentation picturale, dans son lien avec le pouvoir politique. D’un point de vue méthodologique, cette démarche a permis de sensibiliser les élèves au droit à l’image, au droit d’auteur. Du point de vue de la compréhension du texte, illustrer les nombreux tableaux auxquels Pierre Michon fait allusion a permis de constituer dans l’imaginaire des élèves le corpus de références ancrées dans l’imaginaire collectif à partir duquel Pierre Michon suscite l’évocation du tableau Les Onze, qu’il imagine. Ce tableau est en effet une réminiscence imaginaire à laquelle le lecteur se prend à croire, tant son esprit est nourri de représentations du pouvoir, de la Révolution française. Les élèves ont généralement moins en mémoire ces images.
  • Élucidation de difficultés.
    Signalement de récurrences textuelles, élucidation des citations dont le texte est abondemment nourri, explicitation de certaines allusions. Ce type d’annotation n’est plus simplement informatif. Il s’agit désormais d’un premier stade d’interprétation du texte.
  • Rédaction d’une préface.
    In fine, le travail d’annotation conduit à une interprétation du texte, que l’on demande aux élèves de formaliser sous l’apparence d’une préface faisant apparaître les grandes problématiques du texte ainsi exploré.

Bilan des usages du numérique

L’appareillage critique d’un texte difficile a permis aux élèves de mettre au jour un jeu de tensions dans la démarche, qui apporte un éclairage utile, voire nécessaire de certains points potentiellement obscurs du texte, mais qui perturbe simultanément le rythme linéaire de la lecture ; en outre, il est apparu que l’élucidation des difficultés constituait déjà une forme d’interprétation de l’oeuvre, mais également une forme d’appauvrissement, par la réduction des potentialités du texte à une seule. Cette démarche permettra aux élèves d’adopter un point de vue plus vigilant et plus critique sur les éditions scolaires fortement commentées qu’ils ont l’habitude d’avoir entre les mains.
Les outils d’écriture collaborative qui ont été mis en œuvre pour ce projet se sont avérés très opératoires, puisqu’ils ont permis une répartition généralement spontanée du travail entre les élèves, une appropriation forte de la démarche (certains poursuivaient le travail d’annotation chez eux spontanément), cela en raison de la proximité avec leurs usages, en particulier le partage d’informations sur les réseaux sociaux.

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